Espagne : Le confinement inconstitutionnel ?

Par Anthony Sfez

<b> Espagne : Le confinement inconstitutionnel ? </b> </br> </br> Par Anthony Sfez

Pour faire face au COVID-19, l’Etat espagnol a déclaré l’« état d’alerte »  par un décret du 14 mars 2020. C’est dans ce cadre qu’il a pris la décision de confiner sa population. Cette mesure particulièrement restrictive des libertés était-elle constitutionnellement possible dans le cadre de l’état d’exception « soft » qu’est censé être l’état d’alerte ? Probablement pas, ce qui ne veut pas pour autant dire que le Tribunal constitutionnel, qui a été saisi de la question, annulera cette décision. Ayant déjà eu l’occasion de se prononcer indirectement sur le sujet, le juge constitutionnel espagnol semble vouloir faire preuve de mansuétude compte tenu de la situation « inconnue mais aussi, de toute évidence imprévisible » qu’a provoqué l’épidémie.

 

The Spanish state decided in a decree on March 14th, 2020 to impose a stringent lock-down of its population to tackle the spread of Covid-19. Was this particularly restrictive freedom limitation constitutional considering the “soft” state of exception that the state of alert is supposed to provide for? Probably not. This does not mean however that the Constitutional Court, which was just seized by the matter, will quash this decision. The Spanish Constitutional judge has already had the opportunity to address the question indirectly and seems to want to show deference towards the Executive, given the “unknown, but also obviously unforeseeable” situation caused by the epidemic.

 

Par Anthony Sfez, Attaché d’enseignement et doctorant en droit public à l’Université Paris 2 Panthéon Assas

 

 

Dans l’esprit des constituants de 1978, la situation d’exception n’était pas, comme l’écrivait le philosophe réactionnaire Juan Donoso Cortés, l’équivalent du miracle dans la nature mais un phénomène politique que l’on pouvait encadrer par le droit, plus précisément par le droit constitutionnel[1]. C’est ainsi que l’actuelle Constitution espagnole, dans son article 116, ne prévoit pas moins de trois régimes d’exception bien distincts : l’état de siège, l’état d’exception stricto sensu et l’état d’alerte. Cet article a été précisé par une loi organique de 1981, dont l’article premier dispose que l’engagement de l’un de ces trois états d’exception est strictement subordonné à l’existence de « circonstances extraordinaires » qui rendent « impossible le maintien de la normalité [normalidad] par le biais des pouvoirs ordinaires dont disposent les Autorités compétentes »[2]. Cette loi organique détermine également quelles « circonstances extraordinaires » produisent l’application de chacun de ces régimes. L’état de siège sert à répondre à une menace pesant sur l’intégrité ou la souveraineté du Royaume, telle une invasion étrangère. L’état d’exception stricto sensu permet de répondre à de graves troubles à l’ordre public, telle qu’une sédition armée. Et l’état d’alerte est le régime déclenché notamment aux fins de répondre à une « crise sanitaire comme une épidémie ou des situations de contaminations graves » (Article 4 de la loi organique de 1981).

 

C’est naturellement l’état d’alerte que le Gouvernement du socialiste Pedro Sánchez a décrété le 14 mars 2020[3]. Depuis sa mise en œuvre et jusqu’à son terme intervenu le 21 juin dernier[4], l’état d’alerte a été prolongé à cinq reprises, à chaque fois après l’autorisation du Congrès des députés, comme l’exige la Constitution[5].. La mise en œuvre de ce régime d’exception a eu pour effet de restreindre – pour ne pas dire suspendre – certaines des libertés individuelles des citoyens garanties par la Constitution et le juge constitutionnel. De toutes les mesures prises, la plus polémique est le confinement. C’est alors, sans surprise, que s’est posée la question de sa constitutionnalité.

 

Bien que le juge constitutionnel actuellement saisi ne se soit pas encore directement prononcé sur la question (II), il est assez manifeste que cette mesure est sortie du cadre constitutionnel de l’état d’alerte (I).

 

 

I. La probable inconstitutionnalité du confinement

Du jour au lendemain, après avoir semblé relativiser l’ampleur de la crise – au point de maintenir la manifestation du 8 mars pour la Journée internationale des droits des femmes – le Gouvernement a décrété, le 14 mars dernier, l’état d’alerte. Parmi les mesures prises dans ce cadre ce fut, comme dans les autres pays durement touchés par l’épidémie[6], l’interdiction de circuler sur la voie publique, sauf pour des motifs limitativement énumérés (tels que les déplacements vers le lieu de travail et l’acquisition d’aliments de première nécessité) qui fut ordonné à l’article 7 du décret.

 

Or, il ressort on ne peut plus clairement de l’article 11 de la loi organique de 1981 précitée que, contrairement à l’état de siège et à l’état d’exception stricto sensu, l’état d’alerte ne permet de restreindre qu’une seule liberté fondamentale, qui est celle du droit de circuler des personnes, à l’exclusion donc de tout autre droit ou liberté garantie par la Constitution. Et la restriction de la liberté de circulation des personnes, seule liberté qui peut donc être affectée pas l’état d’alerte, ne peut l’être qu’à « des horaires et à des lieux déterminés ». Ceci revient donc à dire que l’état d’alerte ne peut aucunement suspendre cette liberté mais seulement la limiter.

 

Pourtant, le Gouvernement, en fixant une interdiction générale et quasi-absolue de circuler sur la voie publique en tout lieu et à toute heure, sauf pour les motifs strictement énumérés dans le décret, n’a, de toute évidence, pas fixé des limitations à la liberté de circulation. Il l’a en réalité suspendue en fixant des exceptions à cette suspension générale et de principe. C’est pour cette raison que l’ancien magistrat du Tribunal constitutionnel, Manuel Aragón Reyes, dans une tribune publiée dans El Pais, a pu déclarer à juste titre que le Gouvernement a, par cette « détention à domicile » générale, commis une violation manifeste et patente de la Constitution, laquelle n’aurait pas été « prise au sérieux »[7].

 

Par ailleurs, par la mesure de confinement, le gouvernement a aussi automatiquement porté atteinte à d’autres libertés fondamentales en lien direct avec la liberté de circulation. En effet, la suspension de la liberté de circulation porte directement atteinte à la liberté de réunion et de manifestation. Il est évident que dès lors qu’on ne peut circuler librement, on ne peut pas, non plus, exercer librement ses droits de manifester et de se réunir. Or, constitutionnellement, ceux-ci ne devraient pas pouvoir être affectés – et encore moins suspendus – par l’état d’alerte, puisque ce dernier ne peut, on l’a dit, limiter que la liberté de circulation des personnes.

 

C’était précisément la thèse soutenue par de nombreux groupes de citoyens devant les juridictions ordinaires, aux fins de contester les nombreuses décisions administratives d’interdiction de manifester à bord de leur véhicule qui leur avait été opposées par l’administration sur le fondement du décret. Cependant, ces citoyens n’auraient pas pu obtenir l’annulation du décret, car les juges ordinaires espagnols ne sont pas compétents pour contrôler la constitutionnalité du décret déclarant l’état d’alerte. Certes, les juridictions ordinaires sont bien compétentes pour contrôler la légalité et la proportionnalité des mesures restrictives des libertés prises par l’administration sur le fondement de ce décret, mais elles ne peuvent nullement procéder directement au contrôle de la constitutionnalité du décret en lui-même. Seul le juge constitutionnel espagnol est compétent pour ce faire.

 

Cette singularité s’explique par le fait que le Tribunal constitutionnel a jugé en 2016 que « bien que formalisée par un décret adopté en Conseil des Ministres, la décision de déclarer l’état d’alerte, étant donné son contenu normatif et ses effets juridiques, doit se comprendre comme étant intégrée dans notre ordre juridique comme une décision ou une disposition ayant une valeur ou un rang législatif »[8]. Or, le Tribunal constitutionnel jouit d’un « monopole de rejet des normes ayant force de loi » [9]. Il est donc le seul pouvoir autorisé à déclarer une loi inconstitutionnelle et à l’exclure de l’ordonnancement juridique. Partant, il est le seul à pouvoir se prononcer sur la constitutionnalité du confinement pris dans le cadre constitutionnel de l’état d’alerte.

 

 

II. Le Tribunal constitutionnel face à l’éventuelle inconstitutionnalité du confinement

Les deux seuls moyens de recours contre la mesure de confinement prévu dans le décret du 14 mars sont ceux permettant de contester la constitutionnalité d’une loi  devant le juge constitutionnel, c’est-à-dire,  d’une part, la question d’inconstitutionnalité posée d’office ou à la demande des parties par un juge ordinaire à l’occasion d’un procès contre une disposition législative applicable au litige et, d’autre part, le recours d’inconstitutionnalité qui peut être enclenché par le Premier ministre, le Défenseur du Peuple, cinquante députés et cinquante sénateurs ou le Gouvernement d’une Communauté autonome. Il est exclu d’introduire le fameux recurso de amparo, principal recours destiné à la protection des libertés publiques en Espagne, ce dernier ne pouvant être exercé que contre un acte n’ayant pas force de loi.

 

A notre connaissance, en l’occurrence, aucune question d’inconstitutionnalité à l’encontre du décret n’a été soulevée par les juges ordinaires. En revanche, des députés du parti VOX – nouveau parti d’extrême-droite – ont déposé un recours d’inconstitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel[10]. Le juge constitutionnel espagnol se prononcera donc bien directement sur la constitutionnalité de l’article 7 ordonnant le confinement pris dans le cadre constitutionnel de l’état d’alerte.

 

On pourrait penser que la décision du Tribunal, qui devrait intervenir dans les prochaines semaines, n’a plus grand intérêt dans la mesure où le confinement a d’ores et déjà été levé. Ce serait oublié, tout d’abord, que la police espagnole a distribué au cours de la période de confinement plus d’un million d’amendes pour non-respect du confinement. Or, si l’article 7 du décret venait à être déclaré inconstitutionnel, l’ensemble de ces amendes devraient logiquement être annulées.

 

Au-delà de ces considérations pratiques, la décision à venir a, ensuite, un grand intérêt dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la manière dont les juges abordent les situations d’exception. On sait qu’en matière d’exception deux thèses s’opposent.

 

Les uns pensent que l’état exception « peut être appréhendé par le droit et que, dès lors » il peut être « une composante de l’État de droit, voire une condition de l’État de droit »[11]. C’est clairement dans cette tendance que se situèrent les constituants de 1978. Les autres estiment au contraire que « la réalité dément »[12] cette conception optimiste de la situation d’exception saisie par le droit. L’exception étant par nature imprévisible, le pouvoir s’affranchira toujours de la législation tentant de l’encadrer pour faire face aux circonstances exceptionnelles, dès lors, du moins, que la situation l’exige. Cela ne veut pas dire que toutes les mesures prises par le pouvoir sont justifiées en période d’exception, mais que l’étalon de mesure n’est jamais tant la légalité que l’évidente nécessité.

 

De ce point de vue, il est presque inutile de prévoir des législations d’exception, constitutionnelles ou non, élargissant le cadre légal ordinaire. Autant laisser le soin au juge de vérifier, au cas par cas, dans le cadre constitutionnel ordinaire, si les agissements illégaux étaient strictement et absolument nécessaires pour faire face aux circonstances exceptionnelles. Par cette méthode pragmatique, on évite la censure des décisions indispensables en période de crise et on ne s’obstine pas à vouloir à tout prix les faire « entrer » dans un cadre d’exception légale ou constitutionnel préétabli, duquel le juge s’affranchira nécessairement.

 

Logiquement, compte tenu de l’état d’esprit des constituants de 1978, le juge constitutionnel espagnol devrait se situer dans la première tendance et, par conséquent, il devrait, à la vue de son inconstitutionnalité « manifeste », annuler l’article 7 du décret du 14 mars. La déclaration d’inconstitutionnalité n’est pourtant pas si certainement acquise. En effet, saisi d’un recours d’amparo contre une interdiction de manifester opposée par l’administration à des syndicalistes galiciens prise sur le fondement du décret du 14 mars, le Tribunal constitutionnel a déjà eu l’occasion de fournir quelques indications sur sa manière d’aborder la situation exceptionnelle qu’a engendré la crise du COVID-19.

 

Bien que le juge ne se soit pas prononcé sur le décret en lui-même – on l’a dit il ne pouvait pas le faire dans le cadre d’un recours d’amparo – il a tout de même fixé des lignes directrices (« pautas ») d’interprétation du décret. Or, après avoir constaté que le confinement avait pour but d’éviter qu’une « contamination massive conduise à un effondrement du service public de la santé », les magistrats ont souligné que « les mesures de distanciation sociales, le confinement à domicile et les limitations extrême des contacts et des activités de groupe sont les seules mesures qui se sont avérées efficaces pour limiter les effets de la pandémie d’une dimension inconnue jusqu’à cette date ». Mais aussi et surtout, le Tribunal précise qu’au moment « où le législateur a articulé les régimes de déclaration des états d’exception en 1981 »[13], une pandémie telle que celle du COVID-19 étaient « inconnue mais aussi, de toute évidence imprévisible ».

 

Est-ce une manière de dire, pudiquement mais assez clairement, que le confinement était certes inconstitutionnel mais que, compte tenu des circonstances « inconnues et imprévisibles », cette mesure était nécessaire donc justifiée ? Le juge constitutionnel espagnol fera-il le choix de s’affranchir de la législation constitutionnelle d’exception et de raisonner à partir du critère de l’évidente nécessité pour « sauver » l’article 7 décret du 14 mars ?

 

La réponse sera donnée dans quelques semaines, mais on peut déjà observer à quel point le cas espagnol est intéressant en raison de la confrontation directe et inévitable entre l’idée d’état d’exception – qui permet de déroger à la constitution même sans texte – et celle de la primauté de la norme constitutionnelle écrite supposée être impossible à transgresser.

 

 

 

Je remercie le Professeur Olivier Beaud pour sa relecture et ses remarques précieuses.

[1] Juan Donoso Cortés, Obras completas, ed. Carlos Valverde, Vol I-II, Madrid 1970, Vol. II, p. 309. Cette analogie entre le miracle et l’exception inspirera à Carl Schmitt, lequel était un de ses fidèles lecteurs, une phrase bien connue : « La situation exceptionnelle a pour la jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie ».

[2] « Procederá la declaración de los estados de alarma, excepción o sitio cuando circunstancias extraordinarias hiciesen imposible el mantenimiento de la normalidad mediante los poderes ordinarios de las Autoridades competentes ». Ley Orgánica 4/1981, de 1 de junio, de los estados de alarma, excepción y sitio

[3]Real Decreto 463/2020, de 14 de marzo, por el que se declara el estado de alarma para la gestión de la situación de crisis sanitaria ocasionada por el COVID-19.

[4] Précisons que le 4 juillet dernier les autorités ont ordonné de nouveaux confinements partiels autour de Lérida en Catalogne et de Lugo en Galice.

[5] L’article 116.2 CE dispose en effet que « l’état d’alerte sera déclaré par le Gouvernement par un décret pris en Conseil des Ministres pour une période maximum de quinze jours. Il en sera rendu compte au Congrès des députés qui se réunira immédiatement à cet effet et sans l’autorisation duquel ce délai ne pourra être prorogé ».

[6] Avec près de 250.000 infections et 30.000 décès, l’Espagne est l’un des pays d’Europe le plus touché par la crise du COVID-19.

[7] Manuel Aragón Reyes, « Hay que tomarse la Constitución en serio », 10 avril 2020. Le lien vers l’article : https://elpais.com/elpais/2020/04/09/opinion/1586420090_736317.html

[8] « Así pues, aunque formalizada mediante decreto del Consejo de Ministros, la decisión de declarar el estado de alarma, dado su contenido normativo y efectos jurídicos, debe entenderse que queda configurada en nuestro ordenamiento como una decisión o disposición con rango o valor de ley » (STC, 83/2016 du 28 avril, FJ 10). Le Tribunal ne faisait que reprendre une position déjà exprimée en 2012 (ATC 7/2012, du 13 janvier). On notera que le magistrat Luis Ignacio Ortega Álvarez avait alors formulé une opinion dissidente critiquant ce raisonnement qui réduit la protection juridictionnelle des libertés des citoyens en période d’exception. Notons aussi que si le Tribunal avait déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’état d’alerte, c’est parce que celui avait déjà été enclenché sur une partie du territoire par le Premier ministre José Luis Rodriguez Zapatero en 2010 pour faire face à une grève des contrôleurs aériens.

[9] M.E Casas Baamonde, « Le contrôle de constitutionnalité, l’expérience espagnole », Cahiers du Conseil constitutionnel, hors-série, – colloque du cinquantenaire, 3 novembre 2009.

[10]https://www.tribunalconstitucional.es/NotasDePrensaDocumentos/NP

_2020_048/NOTA%20INFORMATIVA%20Nº%2048-2020.pdf

[11] Pour approche critique de cette conception de l’exception « saisie par le droit » voir François Saint-Bonnet, « L’abnégation des hommes, le sacrifice de la légalité. La Grande Guerre et l’impossible naissance d’un droit administratif d’exception », Jus Politicum, n° 15 [http://juspoliticum.com/article/L-abnegation-des-hommes-le-sacrifice-de-la-legalite-La-Grande Guerre-et-l-impossible-naissance-d-un-droit-administratif-d-exception-1064.html]

[12] Ibid, p. 3.

[13] « las medidas de distanciamiento social, confinamiento domiciliario y limitación extrema de los contactos y actividades grupales, son las únicas que se han adverado eficaces para limitar los efectos de una pandemia de dimensiones desconocidas hasta la fecha. Desconocidas y, desde luego, imprevisibles cuando el legislador articuló la declaración de los estados excepcionales en el año 1981 » (STC, ATC 40/2020, 30 de Abril de 2020)

 

 

 

Crédit photo: Gouvernement espagnol / Borja Puig de la Bellacasa, CC NC ND 2.0, Flickr