Un événement : la loi révolutionnaire intégralement numérisée

Par Themistoklis Raptopoulos

<b> Un événement : la loi révolutionnaire intégralement numérisée </b> </br> </br> Par Themistoklis Raptopoulos

Les collections dites « Baudouin » et « du Louvre » sont les deux premiers recueils officiels de législation que la France a connus. Leur récente mise en ligne, en format numérique, donne aux juristes la possibilité d’avoir facilement accès, pour la première fois, à l’ensemble de l’œuvre législative de la Révolution (1789-1799), et contribuera sans doute à une meilleure compréhension non seulement de la Révolution elle-même, mais aussi des institutions juridiques qui y puisent leur origine.[1]

 

The « Baudouin » and « Louvre » collections of statutes are the very first official statute books of the French state. Now available online, in digital form, they offer legal scholars an easy access, for the first time, to the body of legislation of the French Revolution in its entirety (1789-1799), thus marking a crucial step towards a better understanding of the French Revolution itself, as well as of the legal institutions whose origins lay therein. 

 

Par Themistoklis Raptopoulos, Docteur en droit public, Institut Michel Villey

 

 

La fin de l’année académique a été marquée par un événement à la fois peu connu et important : la numérisation et la mise en ligne de l’intégralité de deux recueils officiels – dits « collection Baudouin » et « collection du Louvre » – qui rassemblent l’ensemble de l’œuvre législative de la Révolution, à savoir toutes les lois édictées par l’Assemblée nationale (constituante et législative) entre 1789 et 1799 (an VIII)[2].

 

Fruit d’une collaboration de plusieurs institutions, françaises et étrangères, ce travail présente un grand intérêt non seulement pour les historiens, mais aussi pour les juristes. En effet, la façon inédite dont il permet d’explorer l’immense œuvre normative de la Révolution est susceptible de modifier la manière de penser de tous ceux qui s’intéressent à la dogmatique de la loi et à l’histoire (et donc aux idées sous-jacentes) des institutions juridiques dont l’origine remonte au travail législatif révolutionnaire. Voyons d’abord l’origine et l’objet de ces deux collections et ce qu’elles nous enseignent.

 

 

1. Les collections « Baudouin » et « du Louvre » : la dualité matérielle de la loi révolutionnaire

Si aucun juriste n’ignore le Journal officiel ou même son prédécesseur, le Bulletin des lois, il en va autrement pour les deux premiers recueils officiels de législation que la France a connus : la Collection générale des décrets rendus par l’Assemblée nationale, dite aussi Collection Baudouin, et la Collection générale des Loix [sic], proclamations, instructions et autres actes du pouvoir exécutif, surnommée Collection du Louvre. La première collection a pris son nom d’usage en l’empruntant à Jean-François Baudouin (1795-1835) qui en assurera l’édition après avoir été désigné imprimeur officiel de l’Assemblée nationale, dont il fut député suppléant de Paris, en juin 1789. Quant à la collection dite « du Louvre », elle doit son nom d’usage au lieu où se trouvaient à l’époque les locaux de l’imprimerie royale qui en assurait l’édition.

 

Ces éléments sont révélateurs de l’une des particularités que présentent ces deux recueils : si la collection du Louvre (1789-1793) s’interrompt plus tôt que la collection Baudouin (1789-1799), il n’en reste pas moins que, pendant leur coexistence, il y avait bien deux recueils officiels de lois, dont le premier était édité sous le contrôle du pouvoir royal et le second sous le contrôle de l’Assemblée nationale. Cela explique les divergences que les deux recueils présentent quant à leur contenu et que l’on peut résumer par quatre traits différents[3]. En premier lieu, et comme son nom officiel l’indique, la collection du Louvre comprend, en plus des « Lois » – c’est-à-dire des « Décrets » adoptés par l’Assemblée et sanctionnés par le roi – une série d’actes édictés par ce dernier sans le concours de l’Assemblée et qualifiés, dans leur grande majorité, de « Proclamations ». En deuxième lieu, comme la collection du Louvre est l’œuvre du pouvoir exécutif, les textes qui y sont insérés sous le titre de « Loi » sont accompagnés de leur formule de promulgation, alors que la collection Baudouin ne reproduit, sous le titre de « Décret », que le texte « nu » de la loi, à savoir le dispositif adopté par l’Assemblée et, le cas échéant, le préambule que cette dernière plaçait en tête de certaines lois, en guise d’un court exposé de motifs, ou encore les déclarations dont l’adoption de certaines lois était assortie. En troisième lieu, la collection du Louvre ne comporte pas toutes les « Lois », à savoir tous les décrets de l’Assemblée sanctionnés par le roi alors que, symétriquement, le collection Baudouin comporte l’ensemble de décrets adoptés par l’Assemblée, y compris certains qui n’ont jamais reçu la sanction royale. En quatrième et dernier lieu, même lorsque un décret sanctionné par le roi figure aussi bien dans la collection Baudouin que dans la collection du Louvre, il se peut que les deux collections ne reproduisent pas le « même » texte : outre un conflit de « style » concernant l’emploi de majuscules pour certains noms propres symboliquement surchargés (comme « Nation » ou « Assemblée Nationale »), les deux collections peuvent présenter des différences quant au « choix » du texte qu’elles reproduisent dans la mesure où la Collection du Louvre ampute certains textes du préambule ou des déclarations que l’Assemblée faisait figurer en tête ou à la fin du dispositif adopté. Tous ces éléments, ainsi que la divergence dans la datation des textes législatifs – la collection du Louvre privilégiant la date de la sanction royale à celle de l’adoption du texte par l’Assemblée – font des deux collections un miroir de la lutte juridico-politique entre l’Assemblée et le pouvoir royal qui se reflète ainsi dans la matérialité textuelle même de la loi. 

 

La numérisation intégrale des deux collections rend désormais facile l’identification de tous ces éléments dont l’étude et l’explication ne peuvent que contribuer à la meilleure compréhension de la Révolution elle-même. Or, au-delà de ce mérite, l’accessibilité que ce travail de numérisation assure à l’ensemble de la production normative révolutionnaire est riche de potentialités, à notre sens, pour l’étude de toutes les institutions juridiques dont l’origine remonte à cette œuvre législative. 

 

 

2. La numérisation de ceux deux collections contribue à l’accessibilité de la loi révolutionnaire et à l’intelligibilité du droit postrévolutionnaire.

Envisagée du point de vue des nouvelles potentialités qu’elle offre pour la recherche juridique, la numérisation de ces ceux collections présente, selon nous, deux grands mérites.

 

Le premier est celui de la complétude. Comme nous l’avons déjà souligné, il est désormais possible d’avoir facilement accès à l’ensemble de la production normative révolutionnaire dans toutes ses formes : qu’il s’agisse des « Lois » adoptées par l’Assemblée et sanctionnées par le roi, des « Décrets » adoptés par l’Assemblée mais dépourvus de la sanction royale, ou encore des actes propres du pouvoir royal, il est désormais possible d’identifier et de consulter facilement l’ensemble des textes dont se compose la production normative du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif sous la Révolution. Ce mérite de complétude ne saurait être sous-estimé : la collection des lois dite « Duvergier », qui est le produit d’une initiative privée et constituait jusqu’à présent une référence en la matière, ne reproduit qu’« environ 10 % des lois de la Révolution»[4]. Or, au-delà de la possibilité même d’avoir accès à l’ensemble de ce travail normatif, les possibilités offertes par la numérisation des deux collections peuvent modifier la façon dont on peut étudier, et donc comprendre, ce matériau.

 

En effet, le deuxième grand mérite de ce travail de numérisation tient à la façon dont il permet aux juristes d’explorer la législation révolutionnaire. Pour s’en convaincre, il suffit de songer aux possibilités particulièrement poussées de recherche par « mot-clé » que proposent les moteurs de recherche du site qui héberge les deux collections. Ici, le contraste avec les sources disponibles auparavant est saisissant. Abstraction faite des exemplaires en format papier – dont la consultation, d’après notre expérience, s’avère soit difficile, soit impossible – le seul travail de dématérialisation des recueils de la législation révolutionnaire jusqu’alors entrepris était celui des versions « scannées », accessibles notamment sur le site « Gallica ». Les défauts de ces fichiers numériques, dont la taille elle-même peut poser problème, sont bien connus des utilisateurs et il est inutile de s’y attarder ici. Il suffit d’évoquer l’impossibilité d’y effectuer des recherches par « mots-clés ». Certes, les recueils en question comportent des tables des matières et parfois même des index. Mais, sans compter l’expérience fastidieuse que procure la consultation de ces tables sur un fichier numérique, l’impossibilité d’y effectuer des recherches par « mots-clés » pose un problème de fond dès lors que les intitulés des textes figurant dans les tables des matières, ainsi que les entrées dont se composent les index, sont le produit d’un choix qui, en tant que tel, est nécessairement incomplet et surtout marqué, voire déterminé, par l’horizon terminologique et conceptuel de leurs auteurs et de leur époque. Par exemple, dans le cadre de nos recherches sur l’entrée en vigueur des lois[5], nous avons pu constater que le terme « entrée en vigueur » était absent du vocabulaire révolutionnaire[6]. Or, l’absence du mot n’implique pas l’absence de la chose : qu’il s’agisse de la promulgation, de la publication ou de la détermination du moment à compter duquel les lois devaient être tenues pour obligatoires, les règles relatives à ce que l’on appelle communément aujourd’hui « entrée en vigueur » faisaient partie des premières mesures adoptées par l’Assemblée nationale, marquant ainsi  une rupture décisive avec l’Ancien Régime dont les règles en la matière n’étaient ni précises, ni unanimement admises. La numérisation de l’ensemble de la législation révolutionnaire permet alors d’employer des mots ou des expressions connexes (« promulgation », « publication », « exécution » ou « envoi » des décrets) afin d’identifier les règles structurant une institution juridique – ici, l’entrée en vigueur – dont la consécration a précédé la dénomination.

 

Il est donc évident que, du seul point de vue méthodologique, cette numérisation va profondément modifier notre compréhension de la législation révolutionnaire (et donc de la Révolution elle-même) : faciliter, voire modifier, à ce point la façon dont cette législation peut être étudiée revient à reconfigurer ce matériau lui-même, en ce sens que ce dernier cesse d’être réfractaire aux efforts d’identification et de systématisation de données restées cachées à l’intérieur d’un édifice législatif dont on ne dispose pour l’instant que d’un plan incomplet (et peut être inexact). Or, cette nouvelle manière d’examiner la production normative révolutionnaire ne peut qu’affecter également, si les juristes en tirent profit, notre compréhension du droit postrévolutionnaire : qu’il s’agisse de l’effort de retracer les origines révolutionnaires de certaines institutions contemporaines, ou encore de la conceptualisation de cet objet appelé « Loi » que l’on est censé reconnaître facilement mais dont on interroge toujours les traits distinctifs (il suffit de songer ici à des questions comme l’exigence « de normativité » de la loi ou la concurrence de cette dernière par le droit dit « souple »), la possibilité de mettre de l’ordre dans ce matériau brut originaire du droit moderne ne saurait laissé indifférents ceux qui aspirent à mieux comprendre ce dernier.

 

 

 

[1] Nous remercions Anne Simonin (Directrice de recherches au CNRS) pour ses conseils. Bien évidemment, toute erreur ou imprécision nous est imputable.

[2] Recueils accessibles sur : https://artflsrv03.uchicago.edu/philologic4/revlawall1119/

[3] Plus analytiquement, v. l’analyse éclairante de A. Simonin, « L’impression de la loi dans la collection Baudouin : l’invention de la loi législative », Clio & Thémis, n° 6, 2013, accessible sur : www.cliothemis.com/L-impression-de-la-loi-dans-la

[4] A. Simonin & Y. A. Durelle Marc, « Pour une approche matérielle de la loi de la Révolution française », Clio & Thémis, n° 6, 2013, accessible sur : www.cliothemis.com/Pour-une-approche-materielle-de-la

[5] Qui ont abouti à la publication suivante : Themistoklis Raptopoulos, L’entrée en vigueur de la loi. Contribution à l’étude la loi, Paris, Dalloz, Coll. Nouvelle Bibliothèque de thèses, 2020.

[6] La recherche par « mots-clés » révèle, tout au plus, quelques dizaines d’occurrences où le terme « en vigueur » est employé pour désigner le fait qu’une loi (ou un ensemble de lois) était (ou n’était plus, ou pas encore) « en vigueur » à un moment déterminé ou pendant une période donnée. À cela s’ajoutent quelques emplois, plus rares encore, du terme « mise en vigueur » que l’Assemblée nationale a employé, par exemple, lorsqu’elle a décrété, le 26 mars 1792, que ses lois déjà édictées « seront de suite mises en vigueur » aux « districts de Vaucluse & de Louveze » qui venaient d’être annexés à l’État  français (Collection Baudouin, vol. 28, p. 94, Décret n° 533 ; Collection du Louvre, vol. 8, p. 344, Loi n° 1594).

 

 

 

Crédit photo: Assemblée nationale