La liberté d’expression des parlementaires : une mise au point après « l’affaire » Houpert Par Elina Lemaire
Dans une déclaration publiée sur son compte Twitter, le sénateur Alain Houpert, médecin radiologue de profession, a vivement critiqué la stratégie vaccinale de la France. Considérant qu’il n’avait pas respecté ses obligations déontologiques, l’Ordre des médecins a tenu à rappeler à M. Houpert que ces dernières « s’imposent aux médecins dans leur expression publique ». Quelle est, précisément, l’étendue de la liberté d’expression des parlementaires ? L’irresponsabilité parlementaire peut-elle faire obstacle au prononcé de sanctions disciplinaires par un ordre professionnel, tel que l’Ordre des médecins ? Couvre-t-elle les propos tenus par les parlementaires sur les réseaux sociaux ? Voici les questions auxquelles ce billet se propose de répondre.[1]
Senator Dr Alain Houpert sharply criticized the Covid-19 vaccination strategy of the French government on Twitter. In reaction, the « Ordre des médecins » – the national board of physicians, tweeted back to remind Senator Houpert that when expressing publicly, doctors had to respect their ethical obligations. What is precisely the extent of the freedom of expression of members of the French Parliament ? This post intends to answer this question.
Par Elina Lemaire, maître de conférences HDR à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté
Le 3 décembre dernier, à l’issue de la conférence de presse du Ministre de la santé sur la « stratégie vaccinale » de la France, M. Alain Houpert, sénateur (LR) de la Côte-d’Or, a publié sur son compte Twitter une déclaration très critique sur la gestion gouvernementale de la crise pandémique et le sort réservé aux personnes âgées : « On a tué les seniors au Rivotril, on les a fait mourir de solitude et maintenant les survivants serviront de cobayes aux vaccins… si on reconnaît une société à la façon dont elle traite ses anciens, le gouvernement peut avoir honte ! ».
Diversement accueillis, ces propos ont fait dès le lendemain l’objet d’un rappel à l’ordre du sénateur, médecin radiologue de profession. Dans un tweet du 4 décembre, l’Ordre des médecins soulignait que « La déontologie ne s’interprète pas à l’aune d’intérêts politiques, en particulier lorsqu’on est médecin et sénateur. L’Ordre rappelle que leurs obligations déontologiques s’imposent aux médecins dans leur expression publique ».
Quelques heures plus tard, M. Joachim Son-Forget (le député confrère – également radiologue – de M. Houpert) prenait sa défense en déclarant sur le même réseau que « son expression comme parlementaire, libre de toute pression extérieure, indépendante, qu’elle plaise ou non, prévaut sur toute appartenance corporatiste ou autre référentiel ne valant pas loi, pendant tout le temps de son mandat, et c’est constitutionnel [sic] » (nous soulignons).
Qu’en est-il réellement ? Autrement dit, la Constitution protège-t-elle – et le cas échéant dans quelle mesure – la liberté d’expression des parlementaires ?
I – L’article 26 de la Constitution et l’irresponsabilité parlementaire
En vertu des dispositions de l’alinéa 1er de l’article 26 de la Constitution du 4 octobre 1958, « aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ». Cette protection fonctionnelle (qui existe dans de nombreuses démocraties représentatives et en France depuis la Révolution française[2]) couvre, de façon absolue et permanente, tous les actes des députés et des sénateurs accomplis dans l’exercice de leur mandat : c’est ce que l’on appelle l’irresponsabilité parlementaire, qui constitue l’une des deux dimensions (avec l’inviolabilité) des immunités parlementaires[3].
L’irresponsabilité est l’un des moyens d’assurer l’indépendance du mandat parlementaire. Elle permet aux parlementaires d’exercer leurs fonctions librement, en les protégeant des pressions qu’ils pourraient avoir à subir si leurs libertés d’expression et de vote n’étaient pas constitutionnellement garanties. Dans ces circonstances, elle sert naturellement le libre exercice de la souveraineté nationale.
Concrètement, et par dérogation au principe d’égalité devant la loi, l’irresponsabilité implique « un traitement exorbitant du droit commun au nom d’une différence de situation considérée comme suffisamment importante par l’ordre juridique »[4]. Parce qu’ils représentent la Nation et exercent la souveraineté en son nom (article 3 de la Constitution), les parlementaires bénéficient, dans l’exercice de leur mandat, d’une protection « renforcée » de leur liberté d’expression et d’opinion. L’irresponsabilité confère ainsi une immunité aux propos et votes des parlementaires dans la mesure où, comme l’explique Cécile Guérin-Bargues, « aucune poursuite n’est envisageable, alors même que les faits commis présentent les caractères d’une infraction pénale. L’action juridictionnelle est paralysée […] car l’irresponsabilité supprime l’élément légal de l’infraction »[5].
Ce régime constitutionnel d’irresponsabilité couvrait-il, comme le prétend M. Son-Forget, les propos de M. Houpert ? Pour répondre à la question, il convient d’examiner deux dimensions du problème, qui se rapportent à l’étendue de l’irresponsabilité. La première est de savoir si l’irresponsabilité, qui a prioritairement vocation à protéger les parlementaires du juge, était juridiquement invocable en l’espèce. La seconde est de savoir quelle est, précisément, la nature des actes couverts par l’irresponsabilité.
II – L’irresponsabilité parlementaire peut-elle faire obstacle à des « poursuites » disciplinaires ?
L’article 26 de la Constitution comporte une forte connotation pénale, mais l’irresponsabilité exclut en réalité toute mise en cause de la responsabilité pénale ou civile des parlementaires. En revanche, ce régime d’irresponsabilité n’est pas exclusif de sanctions disciplinaires prononcées le cas échéant à l’encontre des parlementaires par leurs chambres respectives. Pour prendre un exemple récent, un député qui avait déployé en février 2019 une banderole portant l’inscription « La France tue au Yémen » pendant la séance de questions au Gouvernement a fait l’objet d’un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal. Cette sanction a conduit, en application de l’alinéa 1er de l’article 73 du Règlement de l’Assemblée nationale, à la privation « de droit […], pendant un mois, du quart de l’indemnité parlementaire » qui lui est en principe allouée.
Dans l’affaire qui nous intéresse, ni la responsabilité pénale, ni la responsabilité civile du sénateur médecin ne sont en cause. Le problème se présente en des termes différents : les obligations déontologiques s’imposant au médecin limitent-elles la liberté d’expression du parlementaire ? Pourrait-il, le cas échéant, faire l’objet d’une sanction de la part des instances répressives de l’Ordre pour non-respect de ces obligations ?
En la matière, il n’y a pas de réponse juridique certaine. La question s’est posée, il y a plusieurs années, de la protection par l’article 26 de la Constitution d’un député fonctionnaire qui avait fait l’objet d’une sanction disciplinaire prononcée par l’administration. En 1974, le général Paul Stehlin avait été mis à la retraite d’office par le Conseil des ministres pour avoir divulgué, notamment à l’étranger, une note qu’il avait rédigée sur la politique de construction aéronautique de la France et des États-Unis. Le général Stehlin avait d’ailleurs formé un recours contre cette décision de sanction devant le Conseil d’État, en arguant de la violation de l’article 26 de la Constitution, mais le juge n’a jamais pu statuer sur cette affaire en raison du décès de l’intéressé. La question est donc restée sans réponse.
L’article 7 de la loi du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires (adoptée une décennie après l’affaire Stehlin), a, dans un premier temps, apporté des éléments de réponse à la question qui nous intéresse – s’agissant précisément des sanctions disciplinaires susceptibles d’être prononcées à l’encontre de fonctionnaires parlementaires. Dans sa version initiale, il protégeait en effet les fonctionnaires élus au Parlement en interdisant que leur carrière soit « affectée par les votes ou les opinions émis […] au cours de leur campagne électorale ou de leur mandat ». Mais cette protection a été supprimée – semble-t-il par erreur ! – avec l’entrée en vigueur de la loi du 15 janvier 1990[6]. Depuis, elle n’a jamais été réintégrée au texte de l’article 7 de la loi de 1983, malgré les nombreuses modifications dont il a été l’objet. Il est vrai toutefois que l’élargissement des incompatibilités applicables au mandat parlementaire a considérablement réduit les hypothèses de conflit entre la liberté d’expression et d’opinion garantie par l’article 26 de la Constitution et les obligations déontologiques pouvant par ailleurs peser sur les parlementaires comme agents publics ou fonctionnaires.
Houpert n’étant pas fonctionnaire, l’affaire ici examinée soulève une difficulté inédite. Elle n’est pourtant pas dénuée de toute portée pratique, au-delà de l’espèce qui nous occupe. En effet, contrairement à la règle d’interdiction du cumul du mandat parlementaire avec les fonctions publiques, il n’y a pas d’incompatibilité de principe entre le mandat parlementaire et les activités privées. Par ailleurs, les progrès de la culture de l’éthique et de la transparence ont multiplié les hypothèses de potentiel conflit entre des obligations déontologiques et la liberté d’expression reconnue aux parlementaires.
Malgré l’absence de réponse juridique certaine, il nous semble que l’article 26 serait susceptible de faire obstacle au prononcé de sanctions disciplinaires.
D’une part (et s’agissant précisément des propos tenus par M. Houpert), en raison du statut de l’Ordre des médecins lorsqu’il agit en matière disciplinaire. Comme tous les ordres professionnels, l’Ordre des médecins est, sur le plan juridique, une personne morale de droit privé[7] exerçant une mission de service public[8] : il est donc assimilable à une « autorité administrative » lato sensu, et non à un juge. Toutefois, lorsqu’il agit en matière disciplinaire, l’Ordre des médecins prend le statut de juridiction administrative spécialisée rendant la justice au nom de l’État et appliquant à ce titre les principes fondamentaux du droit processuel. Autrement dit, il est assimilé à un juge.
D’autre part et plus fondamentalement, en raison de l’esprit général de l’article 26 de la Constitution. Car quel est, au fond, l’objet de l’article 26 ? Quelle est la finalité de l’irresponsabilité parlementaire ? C’est de libérer la parole (et le vote) parlementaire de toute entrave, de toute pression extérieure (celle du juge, bien entendu, mais aussi – et d’abord, historiquement – celle de l’exécutif et de l’administration qui le sert) afin de garantir la pleine indépendance du mandat. Dans ces circonstances, l’article 26 de la Constitution nous semble devoir faire obstacle au prononcé de sanctions disciplinaires à l’encontre de parlementaires à raison des actes liés à l’exercice de leur mandat. En d’autres termes, les obligations déontologiques pesant sur certains parlementaires en raison de leurs activités privées ne doivent pas entraver leur liberté d’expression de parlementaire.
Mais la question de savoir si M. Houpert pouvait bénéficier des dispositions de l’article 26 se heurte à une autre difficulté : l’expression publique sur un réseau social est-elle couverte par l’irresponsabilité parlementaire ? Autrement dit, est-elle rattachable à l’exercice du mandat parlementaire ?
III – Des propos diffusés sur un réseau social sont-ils couverts par l’irresponsabilité parlementaire ?
Contrairement à la précédente, la réponse à cette question est juridiquement tranchée. Non pas que les termes de l’article 26, qui fait référence « aux opinions ou votes émis par [le parlementaire] dans l’exercice de ses fonctions » soient clairs. Mais ils ont été interprétés de façon restrictive par la jurisprudence.
Comme le soulignent les auteurs du rapport précité sur les immunités parlementaires, « le régime protecteur de la liberté d’expression des parlementaires [est] en pratique cantonnée [sic] à l’enceinte des assemblées » (p. 5) : c’est ce que l’on appelle la dimension spatiale de l’irresponsabilité parlementaire. L’irresponsabilité couvre ainsi tous les propos et votes émis par un parlementaire en séance publique, en commission, dans le cadre de missions d’information, et au Bureau ou à la Conférence des présidents. Elle protège également les rapports, propositions (de loi, de résolution), amendements, avis et questions écrites ou orales des députés et des sénateurs. Autrement dit, l’irresponsabilité couvre tous les actes qui peuvent être directement rattachés à l’exercice du mandat parlementaire et aux missions attribuées par la Constitution au Parlement, à savoir le vote de la loi, le contrôle de l’action du Gouvernement et l’évaluation des politiques publiques (article 24 de la Constitution).
En revanche, l’irresponsabilité ne couvre pas les actes et propos formulés en dehors des assemblées. Le bénéfice de l’irresponsabilité a ainsi été refusé par la Cour de cassation à un député s’exprimant à la radio pour critiquer une décision de justice (Raymond Forni), à un député s’exprimant au sein d’une commission parlementaire en qualité de témoin (et non de membre de cette commission), ou encore au député Noël Mamère, condamné en 2002 pour complicité de diffamation publique pour avoir accusé, dans le cadre d’une émission télévisée, un spécialiste de la radioactivité de n’avoir pas révélé toutes les conséquences de l’accident nucléaire de Tchernobyl[9].
La question ne s’est pas encore posée à ce jour mais au regard de l’interprétation restrictive de l’article 26 retenue par les juridictions françaises, les propos tenus par un parlementaire sur un réseau social, que la jurisprudence de la Cour de cassation interdit de regarder comme étant directement rattachés à l’exercice du mandat parlementaire, ne seraient pas couverts par l’irresponsabilité. Contrairement à ce que prétendait M. Son-Forget en prenant la défense de son confrère, la liberté d’expression de M. Houpert est limitée – dès lors qu’il s’exprime en dehors de l’enceinte du Sénat – par les obligations déontologiques qui pèsent sur lui en tant que médecin. Cela signifie également que, si la question s’était posée, M. Houpert n’aurait pas pu invoquer les dispositions de l’article 26 de la Constitution pour faire échec à une sanction prononcée par l’Ordre des médecins. Les mêmes propos critiques sur la gestion gouvernementale de la crise épidémique, s’ils avaient été tenus en séance ou en commission au palais du Luxembourg, auraient en revanche été couverts par l’article 26 de la Constitution.
La réponse à la question soulevée semble donc claire. Pour autant, elle ne nous paraît pas satisfaisante. Comme l’observe très justement Denis Baranger, si « les assemblées parlementaires sont [l]es enceintes privilégiées » où s’exprime la « liberté politique de l’élu », « elles n’en sont pas le lieu exclusif d’exercice ». Et de conclure : « la protection de la parole des députés [et des sénateurs], du moment qu’elle porte sur le cadre de leur activité parlementaire et sur des questions de politique nationale, devrait être protégée même en dehors de l’enceinte du parlement »[10].
Il y aurait des objections – parfaitement valables – à cette extension de l’irresponsabilité parlementaire[11]. La concentration du pouvoir au profit des organes de l’exécutif et des divers conseils (scientifique, de défense…) qui les assistent nous incite malgré tout à considérer qu’en l’absence de contrepoids toujours efficaces, il est indispensable de garantir aux parlementaires une liberté d’expression aussi large que possible.
[1] Mes plus vifs remerciements s’adressent à Dominique Andolfatto, professeur de sciences politiques à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, qui a attiré mon attention sur cette affaire.
[2] V. le rapport d’information (n° 2685 du 12 février 2020) de la mission d’information relative à l’immunité parlementaire de la commission des lois de l’Assemblée nationale.
[3] Sur le sujet, v. la remarquable thèse de Cécile Guérin-Bargues, Immunités parlementaires et régime représentatif. L’apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis), Paris, LGDJ, 2011, 452 p.
[4] Ibid., p. 10.
[5] Ibid., p. 11.
[6] La version initiale de l’article 7 de la loi de 1983 était ainsi rédigée : « La carrière des fonctionnaires candidats à un mandat électif ou élus au Parlement, à l’assemblée des communautés européennes, […] ne peut, en aucune manière, être affectée par les votes ou les opinions émis par les intéressés au cours de leur campagne électorale ou de leur mandat ». L’article 17 de la loi du 15 janvier 1990 disposait quant à lui que « Dans tous les textes législatifs et réglementaires, la référence à « l’Assemblée des communautés européennes » est remplacée par la référence au « Parlement européen » ». La modification de l’article 7 en 1990 a curieusement conduit à la suppression de la référence au « Parlement » (tout court), et au remplacement de la partie : « candidats à un mandat électif ou élus au Parlement, à l’assemblée des communautés européennes […] » par : « candidats à un mandat électif ou élus au Parlement européen […] »…
[7] Article L. 4125-1 du code de la santé publique.
[8] Conseil d’État Assemblée, 2 avril 1943, Bouguen.
[9] V. Cécile Guérin-Bargues, op. cit., pp. 236 s. ; rapport d’information (précité) de la mission d’information relative à l’immunité parlementaire de la commission des lois de l’Assemblée nationale, pp. 20 s.
[10] Contribution de Denis Baranger à la mission d’information sur les immunités parlementaires, rapport précité, pp. 176-177 (souligné dans le texte).
[11] V. en ce sens la contribution de Cécile Guérin-Bargues à la même mission d’information, ibid., pp. 197 s.
Crédit photo: Akshar Dave