La responsabilité pénale des gouvernants en Italie : réflexions sur les poursuites contre l’ancien ministre de l’Intérieur pour séquestration de migrants en Méditerranée

Par Camille Aynès

<b> La responsabilité pénale des gouvernants en Italie : réflexions sur les poursuites contre l’ancien ministre de l’Intérieur pour séquestration de migrants en Méditerranée </b> </br> </br> Par Camille Aynès

Les poursuites contre l’ancien ministre de l’Intérieur devant les juridictions ordinaires en Italie mettent en évidence les limites de la procédure italienne de mise en jeu de la responsabilité pénale des ministres. L’objectif de dépolitisation de la justice des gouvernants, réformée en 1989, est loin d’être réalisé. Plus encore que la politisation du juge, c’est l’entière soumission du Parlement aux intérêts des partis que révèle l’étude des affaires impliquant Matteo Salvini pour séquestration de migrants.

 

Former Italian interior minister’s trial over migrants kidnapping charges highlights the limits of the procedure for establishing the criminal responsibility of ministers. In particular, the objective of depoliticizing the justice of those in power is far from being achieved. Even more than the politicization of the judge, the study of the cases involving Matteo Salvini reveals the complete submission of Parliament to party interests.

 

Par Camille Aynès, Docteur en droit public

 

 

« La défense de la patrie est un devoir sacré ». « J’ai répondu au mandat reçu par les électeurs ». Après avoir fait de l’affrontement entre le gouvernement et les juges son axe de défense dans la première affaire l’impliquant, c’est dans ces termes que s’exprime ces jours-ci l’ancien ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini. Celui-ci est poursuivi pour séquestration de migrants avec circonstances aggravantes. Devant le tribunal de Catane, l’audience préliminaire à l’issue de laquelle les juges décideront de son éventuel renvoi en jugement a débuté le 3 octobre dernier. En cause, son refus d’indiquer, conformément au droit maritime, un « port sûr » (« Place of Safety ») où la centaine de migrants secourus par les garde-côtes italiens du Gregoretti aurait pu débarquer. Par son refus, l’ancien ministre a contraint ces derniers à vivre pendant cinq jours dans des conditions sanitaires dégradées sur un bateau qui, destiné à la surveillance de la pêche, ne pouvait accueillir un si grand nombre de personnes. Le leader de la Ligue argue que sa décision s’inscrivait dans la stratégie adoptée par le gouvernement en matière de gestion des flux migratoires : il s’agissait ainsi de contraindre l’Union européenne à adopter une solution pérenne et effective quant à la répartition des migrants.

 

On rappellera qu’à l’occasion de la première affaire Diciotti, le mettant en cause pour des faits similaires, les sénateurs avaient refusé par 237 voix contre 61 de donner au tribunal de Catane l’autorisation de continuer les poursuites. Par leur vote du 12 février 2020, les membres du Sénat ont en revanche – par 152 voix (et 76 contre) – levé « l’immunité fonctionnelle » que la Constitution de la République italienne accorde aux ministres. Ils en ont fait de même le 30 juillet 2020, dans la troisième affaire (« Open Arms ») impliquant Matteo Salvini pour séquestration de migrants. Les faits et les normes applicables étant peu ou prou identiques, comment expliquer pareil revirement ?

 

Plusieurs indices suggèrent que cette volte-face repose, en partie du moins, sur des considérations d’opportunité politique. Plus précisément, les trois cas examinés témoignent d’un usage non pas corporatiste de la procédure par le Parlement (Matteo Salvini est lui-même sénateur), mais partisan (II). Le succès de la réforme constitutionnelle italienne de 1989 relative à l’engagement de la responsabilité pénale des gouvernants est de ce point de vue limité. La dépolitisation de la procédure n’a pas permis de circonscrire l’incidence des facteurs politiques et politiciens (I).

 

 

I. La dépolitisation de la justice pénale des ministres

La dépolitisation de la justice des gouvernants[1], engagée à la suite du référendum italien de 1987, représente l’un des enjeux principaux de la réforme issue de la loi constitutionnelle n° 1 du 16 janvier 1989. Pour mettre fin à ce qui était perçue par l’opinion publique comme une sorte d’immunité des gouvernants, l’article 96 de la Constitution confie le jugement du Président du Conseil et des ministres à la justice ordinaire. Les crimes et délits commis par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions ne sont plus jugés par la Cour constitutionnelle mais par le juge judiciaire. Le juge intervient également avant les poursuites. Saisis par le Procureur de la République, les magistrats du tribunal du chef-lieu de district de la cour d’appel compétente, réunis en un collège ad hoc, se livrent à une instruction préliminaire et procèdent, le cas échéant, à la mise en accusation. Ce « tribunal des ministres », renouvelé tous les deux ans, n’est pas une juridiction d’exception. Il s’agit d’une section spécialisée des juridictions ordinaires qui applique le droit pénal commun.

 

Soucieux de garantir tout à la fois le principe de l’égalité des citoyens devant la loi et l’autonomie du pouvoir exécutif vis-à-vis du « pouvoir »[2] judiciaire, les constituants italiens ont prévu cependant qu’un comportement pénalement répréhensible puisse être politiquement justifié : le droit pénal ne constitue pas en lui-même une limite à l’action du gouvernement. En raison de la nature politique particulière des décisions ministérielles, la mise en jeu de la responsabilité pénale des ministres reste en partie subordonnée à une décision du Parlement – à une décision non plus de mise en accusation, mais d’autorisation. La Chambre compétente, réunie en Assemblée plénière, peut, à la majorité absolue de ses membres, refuser l’autorisation de poursuivre demandée par le tribunal des ministres lorsqu’elle estime que « la personne qui a fait l’objet de l’enquête a agi pour la protection d’un intérêt de l’État constitutionnellement important, ou en poursuivant un intérêt public prédominant dans l’exercice de la fonction de gouvernement » (loi const. n° 1 de 1989, art. 9 al. 3). Ainsi que le soulignent les juges, dans nos trois affaires, le régime est très clair. Le tribunal des ministres a le pouvoir exclusif de déterminer si l’acte incriminé constitue une infraction pénale commise par le ministre dans l’exercice de ses fonctions. Inversement, il n’appartient qu’à la Chambre de se prononcer sur la finalité politique de l’acte concerné. L’évaluation du tribunal doit être strictement « technico-juridique », ce qui est possible dès lors que la dépolitisation de la procédure s’est accompagnée d’une dépolitisation de la notion d’infraction ministérielle : liée autrefois au caractère politique du crime, l’infraction ministérielle résulte désormais de la simple violation de la loi pénale. L’évaluation de la Chambre, de son côté, est dite « politique ». L’injusticiabilité de la décision de l’Assemblée témoigne d’ailleurs de la nature politique de son jugement.

 

Par trois reprises, les juges ont qualifié l’action de Matteo Salvini d’infraction ministérielle. Ce dernier a, en sa qualité de ministre compétent, abusé des pouvoirs inhérents à ses fonctions. En refusant d’indiquer le port où les migrants pouvaient débarquer, M. Salvini a retenu ces derniers à bord contre leur gré et a porté atteinte à leur liberté. Aucun motif d’ordre ou de sécurité publique ne pouvait par ailleurs être invoqué sachant qu’aucun risque réel n’était avéré. L’allégation d’une menace terroriste n’a pas été retenue dès lors que l’identification des migrants – et leur éventuelle arrestation – aurait été facilitée par leur débarquement. Le ministre a donc agi en dehors du cadre d’exercice du pouvoir qui lui est conféré par la loi et en violation des conventions internationales.

 

La conclusion du Tribunal des ministres est identique dans les trois espèces. Il en est de même, au sein du Sénat, de la position du Président du « Bureau de la Commission compétent pour les autorisations à procéder », chargé de la rédaction d’un rapport à l’intention de l’Assemblée. Le Président M. Gasparri a invariablement proposé de ne pas accorder aux tribunaux l’autorisation de procéder. Pour rendre raison de leur vote inverse dans les affaires Gregoretti et Open Arms, les sénateurs ont avancé divers arguments juridiques. Il est loisible de penser qu’ils ont (aussi) été guidés par des motifs davantage liés à l’intérêt de leur parti.

 

 

II. Les limites de la dépolitisation de la justice pénale des ministres

À l’occasion des discussions parlementaires, le sénateur De Falco a relevé que la façon dont le débat avait été formulé n’était pas neutre[3]. Dans les trois affaires, le débat tel qu’initié par le Président du Bureau de la Commission a porté sur la solidarité du gouvernement. Qu’il existe une politique migratoire partagée par le gouvernement que M. Salvini n’aurait fait qu’appliquer, c’est ce que prouvent, pour M. Gasparri, diverses interventions du Président du Conseil et de plusieurs ministres sur le sujet. À la différence des ministres poursuivis pénalement du chef de corruption, de concussion, de faux en bilan, etc., M. Salvini n’a pas agi selon un intérêt privé, pour en retirer des avantages personnels. Il a « poursuivi un intérêt public prédominant » de nature gouvernementale.

 

À supposer que l’ancien ministre ait bien agi conformément à la politique du gouvernement, pouvait-il cependant attenter illégalement à la liberté individuelle des migrants, droit fondamental garanti par la Constitution et les conventions ? Selon le Président du Bureau, les termes employés dans l’article 9 al. 3 de la loi de 1989 précitée indiqueraient que « l’autonomie de la fonction gouvernementale présuppose une autonomie dans le choix non seulement des fins à poursuivre, mais également des moyens »[4]. Il importerait peu, pour l’appréciation du Parlement, que le ministre ait pu atteindre l’intérêt public gouvernemental par un comportement différent.

 

D’aucuns ont objecté dans leurs rapports minoritaires[5] que cette interprétation de l’immunité selon laquelle la salus rei publicae légitimerait toute forme de violation de la loi (pénale et même constitutionnelle) est contraire à la lettre de la Constitution. L’article 9 al. 3 fait en effet référence à l’existence d’un intérêt public dit « prédominant ». Cet adjectif implique une mise en balance des intérêts. Les actions politiques du gouvernement ne doivent pas être évaluées en termes absolus mais par rapport à l’ensemble des règles constitutionnelles et internationales qui régissent la vie démocratique du pays. La compétence qui revient à l’Assemblée, au nom du principe de la séparation des pouvoirs, consiste à apprécier si le comportement du ministre, qui constitue dans l’abstrait un délit, est justifié politiquement par un intérêt public supérieur à celui qui est violé par ledit comportement. Dans l’ordre juridique italien, il n’existe pas d’échelle hiérarchique absolue, de prééminence a priori d’une valeur constitutionnelle sur les autres. Si l’évaluation, qui ne peut être exclusivement juridique, est donc aussi politique, elle ne peut faire abstraction des dispositions de la Constitution. Selon les rapports minoritaires, c’est à cette conclusion et à l’autorisation des poursuites que le Bureau de la Commission aurait dû parvenir s’il n’avait pas éludé presque complètement la question spécifique en la déplaçant sur le terrain, plus général, de la politique du gouvernement.

 

On peut, il est vrai, s’étonner de la formulation du débat et des votes des sénateurs. Quant au débat, le Président du Bureau justifie les décisions du leader de la Ligue en se fondant sur ce que le Président du Conseil et l’ancien vice-Président du Conseil en auraient partagé la responsabilité politique. En même temps – et c’est là toute l’ambiguïté de l’évaluation politique qui incombe au Parlement –, M. Gasparri n’a de cesse de rappeler aux sénateurs que leur vote en matière d’immunité fonctionnelle ne doit pas être « politique » : il ne s’agit pas, dans cette enceinte, de contrôler l’action du gouvernement, mais de se prononcer sur l’existence d’un intérêt public, qu’on le « partage ou non politiquement »[6].

 

Nonobstant ces rappels, les sénateurs ne se sont pas prononcés uniquement en fonction de l’intérêt poursuivi, ni même nécessairement en fonction de leur partage – ou non – de la politique du gouvernement. Leur vote répond en grande partie à des considérations partisanes. C’est ce dont témoigne notamment le rapport remis aux sénateurs dans l’affaire Gregoretti[7]. Le rapport déplore que le déroulement des séances ait été entièrement conditionné par les positions des partis politiques, lesquels ont pris leur décision avant même d’entamer la discussion. La même observation vaut selon nous dans l’affaire Diciotti qui s’est déroulée sous un gouvernement de coalition entre la Ligue et le Mouvement Cinq étoiles. La doctrine souligne qu’une condamnation de Matteo Salvini, alors vice-Président du Conseil, aurait vraisemblablement eu pour effet d’ouvrir une crise majeure au sein du Gouvernement. Le risque aurait été, pour le Président du Conseil et pour le chef de file du Mouvement Cinq étoiles – également vice-Président –, qu’une crise gouvernementale et des élections anticipées les évincent du gouvernement : très haut dans les sondages, M. Salvini en aurait probablement été le grand gagnant. Ces considérations d’opportunité contribuent très certainement à expliquer le vote des sénateurs du Mouvement Cinq Étoiles : ce parti hostile à la Ligue, qui a fait de la lutte contre le système et l’impunité des gouvernants son antienne, a curieusement refusé en mars 2019 d’autoriser les poursuites. Il a suffi d’un changement de gouvernement plaçant la Ligue dans l’opposition pour que sa position s’inverse.

 

Face à l’absence d’objectivité des sénateurs quant à la question posée, le Bureau de la Commission a décidé, dans l’affaire Gregoretti, de s’en remettre au juge judiciaire. Puisque ses membres n’ont pas rempli « la haute fonction institutionnelle attribuée à cet […] organe qui devrait être chargé de sauvegarder les principes de la séparation des pouvoirs inscrits dans la Constitution »[8], le Bureau a « estim[é] qu’il était nécessaire de revenir à la garantie prévue par la loi » et de permettre, dès lors, que l’affaire soit jugée dans le « seul lieu où la vérité puisse être trouvée », qui « semble être la juridiction ordinaire »[9]. Autoriser l’autorité judiciaire à poursuivre la procédure afin que Matteo Salvini jouisse des garanties de l’impartialité n’est pas le moindre des paradoxes. On connaît en effet les accusations répétées, depuis l’opération « Main Propres », de politisation des juges. Doit-on lire dans la décision du Bureau une évolution du rapport entre la magistrature et le politique ?

 

 

 

[1] A. Ciancio, Il reato ministeriale. Percorsi di depoliticizzazione, Giuffrè, 2000.

[2] En Italie, l’autorité judiciaire est souvent présentée comme un véritable pouvoir.

[3] Senato della Repubblica, XVIII Legislatura, Doc. IV-bis n. 1-A/ter, Relazione di minoranza della Giunta delle Elezioni e delle Immunità Parlamentari sulla domanda di autorizzazione a procedere in giudizio ai sensi dell’articolo 96 della costituzione nei confronti del senatore Matteo Salvini, Rapport De Falco, 18 mars 2019, p. 8 (aff. Diciotti).

[4] Senato della Repubblica, Giunta delle elezioni e delle immunità parlamentari, Doc. IV-bis n. 1, CR de la séance du 13 févr. 2019, Rapport Gasparri (aff. Diciotti).

[5] V. Doc. IV-bis n. 1-A/ter, Rapport De Falco, cit ; v. égal. Doc. IV-bis n. 1-A/bis, Rapport Grasso, 14 mars 2019. Ces rapports sont peu ou prou identiques dans les trois affaires.

[6] Senato della Repubblica, CR séance du 20 mars 2019, p. 39.

[7] Senato della Repubblica, Doc. IV-bis n. 2-A, Relazione della Giunta delle Elezioni e delle Immunità Parlamentari, Rapport Stefani, 11 févr. 2020 (aff. Gregoretti).

[8] Ibid., p. 7-8.

[9] Ibid., p. 8.

 

 

Crédit photo: European Parliament, Flickr, CC 4.0 NC ND