L’état d’urgence sanitaire s’applique à la Nouvelle-Calédonie

Par Mathias Chauchat

<b> L’état d’urgence sanitaire s’applique à la Nouvelle-Calédonie </b> </br> </br> Par Mathias Chauchat

Commentaire de la QPC n° 2020-869 QPC du 4 décembre 2020

 

La Nouvelle-Calédonie est encore aujourd’hui un pays sans Covid et elle fait exception dans la pandémie mondiale. Alors que le pays est compétent pour définir et appliquer les mesures de santé depuis 1957, l’État a pourtant étendu en Nouvelle-Calédonie ses lois et décrets sur l’état d’urgence sanitaire. Les indépendantistes ont contesté cette prétention de l’État et ont saisi, par une QPC n° 2020-869, le Conseil constitutionnel. La décision du Conseil constitutionnel tranche en faveur de l’État au nom de sa compétence en matière de libertés publiques, d’une manière qui crée une forte incertitude.

 

New Caledonia is still a Covid-free country today and is an exception in the global pandemic. While the country has been competent to define and apply health measures since 1957, the French state has nevertheless extended its laws and decrees on the state of health emergency to New Caledonia. The pro-independence parties contested this decision and took it to the Constitutional Council, through a n° 2020-869 priority question of constitutionality. The decision of the Constitutional Council turned the scales in favour of the French state in accordance with its competence regarding civil liberties, in a way that creates great uncertainty.

 

Par Mathias Chauchat, Professeur des universités, agrégé de droit public, Université de la Nouvelle-Calédonie

 

 

La Nouvelle-Calédonie fait exception dans la pandémie mondiale de la Covid-19. Le pays, encore exempt de cas autochtones, a mené une stratégie de défense très différente de la France en utilisant son insularité pour se fermer aux vols internationaux et à certaines liaisons maritimes et se protéger, à la différence par exemple de la Polynésie française aujourd’hui infectée. Peut-être est-il difficile de l’imaginer depuis Paris, mais la Nouvelle-Calédonie vit encore dans le « monde d’avant », où tout un chacun peut vivre librement, sans masques ni gestes barrière.

 

La France métropolitaine est continentale, avec un nombre très élevé de points d’entrée et des relations étroites avec ses voisins. Dès lors, les autorités ont dû se contenter d’une stratégie visant à éviter une propagation trop rapide, conduisant à la saturation du système hospitalier. La Nouvelle-Calédonie est un territoire insulaire avec quasiment deux seuls points d’entrée, le port et l’aéroport, sur lesquels les services sanitaires calédoniens assurent une surveillance permanente. La peur d’une installation locale du virus était réelle car les Kanak ont conservé une douloureuse mémoire des maladies infectieuses apportées par les Occidentaux.

 

La stratégie sanitaire du pays, identique à celle de la Nouvelle-Zélande et d’autres îles du Pacifique, a consisté à tout faire pour éviter de mettre en contact la population calédonienne avec des voyageurs potentiellement infectés au moyen d’une quatorzaine hôtelière stricte. Cette stratégie était facilitée par le fait que le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie assure, de longue date, un contrôle sanitaire du trafic de passagers régulièrement renforcé[1]. Au contraire, l’État, représenté par le Haut-commissaire, ne dispose localement d’aucune capacité d’expertise ni d’aucun service sanitaire sur lequel s’appuyer.

 

L’État a pourtant étendu en Nouvelle-Calédonie ses lois et décrets sur l’état d’urgence sanitaire, alors que le pays est compétent pour définir et appliquer les mesures de santé depuis 1957[2]. Dès le début de la pandémie, les élus du groupe politique UC-FLNKS[3] et nationalistes au Congrès ont dénoncé l’empiètement de « l’État français » sur les compétences de la Nouvelle-Calédonie, déférant au Conseil d’État la toute première ordonnance n° 463 du 22 avril 2020 adaptant l’état d’urgence sanitaire à la Nouvelle-Calédonie, puis les décrets qui se sont succédés en application des nouvelles lois d’urgence. Concrètement, il s’agissait de demander l’annulation des mots « la Nouvelle-Calédonie » ou « une des collectivités mentionnées à l’article 72-3 de la Constitution », en tant que ces mots incluaient la Nouvelle-Calédonie, ce qui revenait à faire sortir le pays du dispositif national régissant l’état d’urgence. La gestion de la pandémie par l’État a ajouté une strate de division politique supplémentaire, les indépendantistes défendant ce qu’ils considèrent comme la souveraineté du pays et le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, à majorité loyaliste, s’associant à l’État par la signature d’arrêtés conjoints pris avec le Haut-commissaire sans base légale.

 

Le 28 septembre 2020, le Conseil d’État a transmis au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)[4]. La décision du Conseil constitutionnel tranche en faveur de l’État d’une manière qui crée une forte incertitude sur les compétences respectives de l’État et de la Nouvelle-Calédonie.

 

 

1. Une confirmation : la valeur législative des ordonnances

Les dispositions initialement attaquées par le groupe indépendantiste du Congrès étaient à l’origine issues d’une ordonnance prise sur le fondement de l’article 38 de la Constitution qui n’avait pas fait l’objet d’une ratification par le Parlement. Traditionnellement, une ordonnance non ratifiée restait un acte administratif. Depuis 2020[5], le Conseil constitutionnel considère que les dispositions issues d’une ordonnance non ratifiée doivent être regardées, dès l’expiration du délai de l’habilitation et dans les matières qui sont du domaine législatif, comme des dispositions législatives qui peuvent faire l’objet d’une QPC. Ces deux conditions étant réunies en l’espèce, le Conseil a jugé que les dispositions contestées de l’article L. 3841-2 du Code de la santé publique devaient être regardées comme des dispositions législatives justifiant leur examen. C’est la première fois, sur un renvoi du Conseil d’État, que le Conseil constitutionnel se prononce sur une QPC relative aux dispositions issues d’une ordonnance adoptée sur le fondement de l’article 38 de la Constitution et n’ayant pas fait l’objet d’une ratification.

 

 

2. Une innovation : la reconnaissance du droit des élus à défendre les compétences du pays par une QPC

Le Conseil constitutionnel reconnaît que la violation d’une compétence de la Nouvelle-Calédonie peut justifier une QPC. En Métropole, la répartition des compétences entre l’État et les collectivités territoriales n’est pas prévue par la Constitution. C’est donc au législateur qu’il appartient de répartir les compétences entre le niveau national et le niveau local, à condition de respecter le principe de libre administration reconnu aux collectivités territoriales par l’article 72 de la Constitution, « dans les conditions prévues par la loi »[6]. Ce n’est pas dans ces termes que la question se pose pour la Nouvelle-Calédonie.

 

Le groupe indépendantiste souhaitait voir reconnaître un « principe de non-intervention de l’État dans les domaines de compétence transférés à la Nouvelle-Calédonie », fondé sur l’article 77 de la Constitution qui mentionne explicitement le caractère « définitif » des compétences transférées et le « principe de l’irréversibilité de l’organisation politique découlant de l’accord de Nouméa » reposant expressément sur le point 5 de l’Accord de Nouméa, qui a lui-même valeur constitutionnelle. Encore fallait-il qu’un tel contrôle reconnaisse le caractère d’un « droit ou d’une liberté » que la Constitution garantit, au sens de l’article 61-1 de la Constitution.

 

Le Conseil constitutionnel a considéré que la protection du domaine des compétences dévolues au pays devait être fondée sur le bloc des normes constitutionnelles propres à la Nouvelle-Calédonie, le titre XIII de la Constitution, plutôt que déduite du principe de libre administration des collectivités territoriales. Le Conseil constitutionnel a alors jugé pour la première fois qu’« il en résulte que si le législateur est compétent pour rendre applicables en Nouvelle-Calédonie des dispositions législatives, c’est à la condition que ces dispositions n’interviennent pas dans des matières relevant des compétences ayant été transférées aux institutions de la Nouvelle-Calédonie, de façon définitive, par la loi organique dans le respect des orientations définies par l’accord de Nouméa auxquelles le titre XIII de la Constitution confère valeur constitutionnelle » (paragr. 11). Le Conseil en a déduit que « la méconnaissance du domaine des compétences ainsi définitivement transférées peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité » (paragr. 12).

 

 

3. Le Conseil constitutionnel tranche en faveur de la compétence de l’État

La protection des libertés publiques borne dorénavant les compétences sanitaires du pays. La compétence en matière de santé publique a été transférée à l’ancien « territoire de la Nouvelle-Calédonie » en 1957 et l’Accord de Nouméa, traduit par l’article 22 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999, a attribué au nouveau « pays » un exercice élargi de ses compétences avec la « protection sociale, hygiène publique et santé, contrôle sanitaire aux frontières ». Suivant l’article 21 de cette même loi organique, l’État reste compétent dans les domaines touchant aux compétences régaliennes, dont « les garanties des libertés publiques ».

 

Pour le Conseil constitutionnel, « si elles poursuivent un objectif de protection de la santé publique, ces mesures exceptionnelles, temporaires et limitées à la mesure strictement nécessaire pour répondre à une catastrophe sanitaire et à ses conséquences, se rattachent à la garantie des libertés publiques et ne relèvent donc pas de la compétence de la Nouvelle-Calédonie ». Le Conseil constitutionnel avait déjà formulé des indications en ce sens dans sa décision du 11 mai 2020 sur la loi prorogeant l’état d’urgence[7] : « En cas d’interdiction de toute sortie, les mesures de mise en quarantaine, de placement et de maintien en isolement constituent une privation de liberté » (paragr. 33).

 

Cette position de rattachement aux libertés publiques, qui vue de Paris paraît de bon sens, est cependant contraire à des années de jurisprudence du Conseil d’État. Elle aboutit à partager les compétences, en empêchant une politique sanitaire par un seul acteur. Pour éviter cette dispersion, le Conseil d’État recherche au contraire l’intention déterminante de l’action publique, c’est-à-dire un critère finaliste. On dispose de nombreux exemples[8]. Le Conseil constitutionnel s’est attaché au contraire à la nature de la mesure, un critère particulièrement flou. Aujourd’hui, la quatorzaine hôtelière à l’arrivée est-elle principalement une mesure en matière de libertés publiques ou une mesure de contrôle sanitaire aux frontières ? Pour illustrer d’un exemple les problèmes pratiques ainsi créés, la Nouvelle-Calédonie, compétente pour le contrôle sanitaire aux frontières, ne pourrait mettre en place des mesures de quatorzaine, car celles-ci portent atteinte aux libertés publiques et relèvent de l’État. Le seul dispositif national, conçu pour la Métropole, dégraderait la protection sanitaire locale ; en effet la loi française actuelle et son décret d’application n’autorisent pas à prononcer une mesure de quatorzaine à des voyageurs arrivant d’Australie ou à un cas contact.

 

On devrait considérer que ne relèvent de l’État, au titre de cette compétence en matière de garantie des libertés publiques, que les seules dispositions adoptées pour accorder des droits aux citoyens, à condition que ces droits soient universels et que leur protection ne varie pas en fonction de circonstances propres localement à la pandémie, comme par exemple la saisine d’un juge ou des délais de recours.

 

 

4. Une réserve d’interprétation relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé

Le Conseil constitutionnel ajoute une réserve d’interprétation. L’article L. 3131-16 du code de la santé publique permettait au Haut-commissaire de « prescrire toute mesure réglementaire relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé ». Le Haut-commissaire ne dispose localement d’aucun service sanitaire et ne pourrait travailler qu’avec les services de la Nouvelle-Calédonie qui passeraient alors sous sa direction. Les indépendantistes dénonçaient la prétention de l’État à revenir à une gestion directe des services du pays. Le Conseil a précisé qu’en étendant ces mesures à la Nouvelle-Calédonie, le législateur n’a « visé que les mesures qui, parce qu’elles concernent l’ordre public ou les garanties des libertés publiques, relèvent de la compétence de l’État » (paragr. 18). Cela signifie que les mesures relatives à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé sur le fondement de l’article L. 3131-16 du CSP n’ont pas vocation à être rendues applicables. Grâce à cette réserve d’interprétation opportune pour permettre de valider l’ensemble législatif, il a alors considéré que l’extension de cet article était « sans incidence sur les compétences de la Nouvelle-Calédonie en matière de santé » (paragr. 18). Cette réserve confirme a contrario que le dispositif voté avait bien porté atteinte aux compétences du pays. 

 

La position du Conseil constitutionnel a renforcé un « grignotage » des compétences du pays, à rebours des trente années d’évolution politique. Vu de 18 000 kilomètres de la France, il est difficile de plaider pour la gestion nationale, car elle remet en cause l’objectif constitutionnel de décolonisation et d’émancipation du pays : la Nouvelle-Calédonie doit impérativement se gérer elle-même, dans les temps calmes comme dans les plus fortes tempêtes.

 

 

 

[1] La Nouvelle-Calédonie s’était dotée, lors de la grippe aviaire, d’une délibération n° 421 du 26 novembre 2008 relative à la gestion des situations de menaces sanitaires graves. Elle disposait donc de l’appareillage réglementaire nécessaire.

[2] Par le décret du 21 juillet 1957 pris pour l’application de la loi-cadre du 23 juin 1956, dite « Deferre ».

[3] Union calédonienne, Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste, indépendantiste.

[4] Conseil d’État, décision n° 441059, 442045 du 28 septembre 2020, Pierre-Chanel Tutugoro et autres.

[5] Conseil const., décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5 (Autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité), paragr. 11 ; décision n° 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020, M. Sofiane A. et autre (Habilitation à prolonger la durée des détentions provisoires dans un contexte d’urgence sanitaire), paragr. 11. Voir Estelle Benoit, Dalloz actualités, 3 juin 2020, « Une ordonnance non ratifiée peut acquérir valeur de loi ».

[6] Xavier Magnon, « La QPC, un instrument de défense des libertés locales ? » 2015, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01725335/document

[7] Conseil const., décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, Loi prorogeant l’état d’urgence.

[8] Conseil d’État, 10e chambre, avis n° 415891 du 11 avril 2018, ZODEP ; Conseil d’État, Section de l’intérieur, avis n° 371906 du 30 août 2005, droit de préemption urbain ; Conseil d’État, Section de l’intérieur, avis n° 373768 du 21 novembre 2006, conditions d’ouverture, d’exploitation et de contrôle d’établissements commerciaux, notamment.

 

Crédit photo: Gerard, Flickr, CC SA 2.0