Le mirage du vote par anticipation

Par Alexis Fourmont et Benjamin Morel

<b> Le mirage du vote par anticipation </b> </br> </br> Par Alexis Fourmont et Benjamin Morel

Dans le cadre de l’article 2 du projet de loi organique relatif à l’élection du Président de la République, le Gouvernement a déposé, mardi 16 février, au Sénat un amendement destiné à permettre le vote par anticipation dans certains bureaux, via une machine à voter, à une « date fixée par décret, durant la semaine précédant le scrutin ». Mais le Sénat a rejeté cet amendement le jeudi 18 février. Une telle réforme aurait constitué une rupture par rapport aux traditions nationales, même si certains pays le pratiquent comme la Corée du Sud ou encore les États-Unis d’Amérique. 

 

On Tuesday, February 16th, the Government submitted an amendment in the Senate, in order to allow “advance voting”  for the presidential election in certain polling stations, via a voting machine. The date of this “advance voting” was supposed “to be fixed by decree during the week preceding the vote”. The Senate rejected this amendment on the 18th of February. Such a reform would indeed have been seen as a break with the French tradition whereas some countries, like South Korea and the United States of America, do use it.

 

Par Alexis Fourmont, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et

Benjamin Morel, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas [1]

 

 

 

Lundi soir, un appel du ministère de l’Intérieur prévient les groupes du Sénat du dépôt d’un amendement permettant le vote par anticipation à la prochaine élection présidentielle. Perplexe, le président du groupe Union Centriste, Hervé Marseille, joint par téléphone l’un des collaborateurs de Gérald Darmanin afin de s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une « blague »[2]. Contre toute attente, l’affaire est sérieuse…

 

Le procédé a de quoi surprendre, au sens où une telle disposition (si importante symboliquement, mais aussi en pratique) aurait naturellement dû figurer dans le texte originel d’un projet de loi pourtant essentiellement technique, qui n’avait jusqu’à présent que peu attisé les passions. Cette façon de faire a permis au Gouvernement de ne pas devoir produire une étude d’impact sur cette disposition ni de la soumettre au contrôle du Conseil d’État. La délibération parlementaire a également été amputée, puisque l’Assemblée nationale n’a pas pu se prononcer sur cette disposition et seul le Sénat y était conduit avant le passage en commission mixte paritaire. De la sorte, les rapporteurs responsables de ce texte n’ont pas pu éclairer leurs collègues sur ce point pourtant capital sous la Ve République : les modalités d’expression des suffrages lors de l’élection du chef de l’État, celui-ci étant la « clé de voute » du système constitutionnel selon Michel Debré. La question se pose de savoir s’il faut voir dans ce comportement une volonté de marginaliser le Parlement et la dimension élective de la démocratie[3]. Du reste, les conséquences de l’introduction de cet amendement semblent avoir été mal évaluées par le Gouvernement au regard de ses implications sur la campagne et l’organisation de l’élection.

 

Ainsi, que ce soit sur la forme ou sur le fond, le vote par anticipation pose de nombreuses questions. Il apporte, d’abord, une réponse juridique et technique à une question fondamentalement politique (I). Il semble, ensuite, assez étranger aux spécificités de la tradition républicaine française (II). Enfin, il fait naître des doutes sur la sincérité des votations (III).

 

 

I. Une réponse juridique au problème politique de l’abstention

L’argument de la lutte contre l’abstention a été mobilisé par l’exécutif, mais il importe de remarquer à cet égard que les racines de ce phénomène sont fondamentalement politiques, et non pas purement techniques ou procédurales. Il est illusoire de vouloir y remédier en révisant les modalités de vote. Les raisons structurelles de l’abstention sont essentiellement dues à des facteurs économiques sociaux et marginalement religieux[4]. Les classes populaires se sentent moins informées et investies dans la vie de la cité et souffrent ainsi d’un désintérêt ou d’un complexe les retenant de participer aux élections. À leur abstention, il faut ajouter qu’ils comptent pour beaucoup dans les 10 à 13 % des Français non-inscrits sur les listes électorales, ou de ceux ignorant qu’ils le sont alors que cette inscription est obligatoire (article L9 du code électoral). Certains électorats, comme les catholiques pratiquants, les républicains convaincus ou les militants, considèrent au contraire le vote comme un devoir tout autant que comme un droit. La grande dissémination sur le territoire des bureaux de vote et la possibilité de tout un chacun d’en changer assez aisément permet un accès facile et égalitaire à l’opération électorale.

 

C’est là une grande différence avec les États-Unis, où la participation à la dernière élection présentielle sert souvent de justification à l’introduction du vote par anticipation. Le système fédéral laisse aux États le soin de déterminer le régime électoral et les exigences pour acquérir le statut d’électeur. Certains requièrent un temps de résidence important, d’autres un passeport ou un permis de conduire émis dans l’État. Pour les Américains, changer d’État revient donc à rendre très difficile l’exercice du droit de vote à court ou moyen terme. Or l’unité culturelle et linguistique favorise une grande mobilité sur le territoire. Dans ce cadre, les rigidités du système fédéral peuvent se heurter à un exercice effectif du droit de vote.

 

Il n’en va pas du tout ainsi en France. Chaque électeur peut demander à changer de bureau de vote s’il change son domicile jusqu’au vendredi précédant le premier tour de scrutin, voire jusqu’au dixième jour précédant le premier tour pour un électeur justifiant d’une raison particulière. Par surcroît, les procurations sont assez faciles d’usage et les conditions d’empêchement sont notoirement non contrôlées par l’administration. L’abstention n’est donc pas liée à une question de temporalité ou de lourdeur administrative. Elle est le produit d’une fracture électorale, dont les raisons sont essentiellement économiques et sociales.

 

En outre, ce sont davantage les élections départementales et régionales que l’élection présidentielle qui sont tendanciellement concernées par l’abstention. Le record à une présidentielle date du second tour de l’élection de 1969 : 31,1 % des électeurs avaient renoncé à voter. Pour le reste, il n’existe pas de tendance à la hausse de l’abstention. Cette dernière se situe, en moyenne, entre 15 et 25 % depuis 1965. Outre-Atlantique, l’abstention est structurellement plus massive. Ainsi, dans les années 1960, elle se situait autour de 40 %. Par la suite, elle a culminé à 50 % au tournant des années 2000. Par-delà les raisons déjà évoquées, elle est stimulée par une forte convergence idéologique des partis conduisant à un plus grand apolitisme de l’électorat, 2020 faisant figure d’exception. Comme lors des crises des années 1960, la montée des tensions sous le mandat de Donald Trump est bien plus responsable de la remobilisation de l’électorat dans le cadre d’une élection aux enjeux saillants qu’une quelconque modification (purement technique et procédurale) du mode de suffrage.

 

 

II. Une rupture par rapport à la tradition républicaine

Depuis la IIIe République, la tradition républicaine s’est inspirée des célébrations religieuses pour fonder des pratiques citoyennes empreintes du plus profond respect lors des votations. Il s’agissait de contenir l’éventuelle expression désordonnée des passions politiques des uns et des autres à dessein de favoriser l’émergence de la raison et d’orienter les suffrages vers la réalisation de l’intérêt général. Ainsi un rituel laïcisé a-t-il été instauré, le citoyen se rendant le dimanche au bureau de vote comme il irait à une cérémonie. L’isoloir n’est pas sans rappeler le secret sacralisé du confessionnal. L’urne traduit à la fois le secret du vote, la transparence de l’opération, l’égalité, chaque voix étant également comptée, et l’adhésion aux résultats : tous les suffrages concourent à la formation de la volonté générale ou, plus exactement, d’une majorité. La tradition républicaine repose sur « la fiction d’un électeur abstrait recueilli pour voter en conscience et en conséquence »[5]. L’objectif consiste à sacraliser l’opération. Le vote par anticipation rompt ce rituel en remettant en cause la temporalité. Il en subvertit également les conditions matérielles. L’introduction de machines à voter mettrait à mal cette symbolique et appauvrirait sensiblement le rituel du vote, qui plus est en période de crise de confiance vis-à-vis des élites politiques.

 

En outre, comme le note Jean-Pierre Camby, « plus on introduira de la technique, plus on introduira le doute »[6]. Le précédent américain a montré que l’usage du vote par anticipation, qui plus est couplé aux machines à voter, peut saper la confiance de l’électeur dans le processus électoral. C’est notamment là le raisonnement adopté par la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans son arrêt du 3 mars 2009, qui la conduit à interdire de facto les machines à voter. D’après elle, la machine à voter ne permet pas à l’électeur de s’assurer par lui-même d’une absence de fraude et, ce faisant, nuit au processus d’« intégration politique »[7], qui est l’une des fonctions du scrutin. Si l’électeur ne peut contrôler lui-même l’opération électorale et doit s’en remettre à un tiers, alors le doute peut s’insinuer et l’acceptation des résultats électoraux risque d’être moindre. Ce sont alors la démocratie et l’unité politique qui sont menacées. Même si chaque électeur ne sera pas présent de l’ouverture du bureau au décompte, il doit savoir qu’il peut l’être et parier sur le fait qu’un semblable prendra à sa charge cette tâche. La Cour affirme ainsi que « le suivi de la procédure d’élection doit également être une question et une tâche du citoyen. Chaque citoyen doit pouvoir comprendre et vérifier les étapes des élections de manière fiable et sans connaissances techniques antérieures ». En étirant en longueur l’opération électorale et en la faisant reposer sur des machines à voter, le vote par anticipation rend impossible une telle vérification, risquant de fragiliser l’acceptation des résultats et in fine la stabilité démocratique. Sur ce point l’élection américaine représente un précédent probant et inquiétant.

 

 

III. Un risque d’insincérité des votations

Le Conseil constitutionnel a déjà eu à se prononcer sur le vote par anticipation en 2013, en considérant ce dernier conforme, « dès lors que sont adoptées les garanties légales » à la sincérité du scrutin[8]. Reste que ces garanties sont difficiles à établir. À cet égard, le vote par correspondance a brièvement été instauré par la loi no 46-667 du 12 avril 1946, avant d’être abrogé le 31 décembre 1975 en raison des fraudes l’ayant affecté. En parallèle, les possibilités de vote par procuration se sont développées avec comme derniers avatars les innovations introduites l’an passé « compte tenu des risques sanitaires liés à l’épidémie de covid-19 »[9], selon la formule utilisée à l’article 1er de la loi n° 2020-760 du 22 juin 2020. Il existe certes des dispositions particulières concernant les Français de l’étranger. Toutefois ces dernières tiennent compte de circonstances singulières. La population concernée est extrêmement disséminée et en nombre limité. Pour ces raisons, le législateur a même ouvert avant 2017 le vote en ligne tout en réservant son usage uniquement aux votations dans lesquelles les Français de l’étranger disposent de circonscriptions propres. Si la sécurité et la sincérité du scrutin concernant le vote en ligne ne peuvent être garanties, son usage peut être jugé comme un moindre mal pour pallier les difficultés d’accès au vote des populations concernées. Toutefois, ces modalités ne sauraient concerner le reste des électeurs. En matière de vote anticipé, il n’apparaît pas non plus possible de procéder à une telle généralisation.

 

En l’état, la sincérité du scrutin semble pouvoir être doublement affectée par l’introduction du vote anticipé. Ce dernier crée d’abord une dissymétrie dans l’information de l’électeur selon le moment où ce dernier se prononce. Pour y remédier, les dispositions relatives à la campagne officielle devraient être élargies. Aucun sondage ne devrait paraître après le début des opérations de vote et les règles d’équité médiatique devraient également s’appliquer une semaine plus tôt. Les consignes du CSA, qui induisent de ne pas influencer l’électeur en bannissant tout discours politique des plateaux le jour du scrutin, devraient être étendues. Évidemment, tenir une telle omerta durant cette période à l’heure de l’internet et des réseaux sociaux (diffusant à présent le traditionnel #radiolondres) représente une gageure. Par ailleurs, l’égalité entre les électeurs ne pourrait pas non plus être totalement garantie au regard de leurs lieux de résidence. Il apparaît, en effet, que le nombre de bureaux susceptibles d’accueillir le vote par anticipation sera limité, rendant leur accès plus ou moins aisé selon la densité du lieu habité.

 

Le second facteur à prendre en compte est celui de l’usage des machines à voter. Ces dernières posent une question de sécurité évidente[10]. Les Pays-Bas, où jusqu’à 90 % du vote était informatisé, ont abandonné leur usage en 2008 après plusieurs scandales et la preuve apportée qu’un piratage était toujours possible. La chose est d’autant plus problématique que si une fraude électorale peut toucher quelques bulletins, le piratage d’une machine peut affecter l’ensemble de ses résultats. Il n’est alors pas possible de savoir si un vote ou l’ensemble a été affecté. Si le nombre de votes entrants et sortants est égal, le piratage est peu détectable. Le vote par machine électronique dans les bureaux de vote fait l’objet d’un moratoire depuis 2008 en France, notamment suite aux observations du Conseil constitutionnel[11]. À l’exception notoire de quelques exemples, dont la ville du Havre, les résultats de leur introduction n’ont pas été probants pour les électeurs eux-mêmes, habitués au bulletin. Des systèmes existent, toutefois, comme les machines OdV-BM employées au Venezuela. Ces dernières impriment sous les yeux de l’électeur un bulletin témoin versé dans une urne physique, permettant un contrôle fiable en cas de litige. Pour l’instant, ces machines ne font pas partie de celles retenues par les autorités françaises. L’introduction de machines garantissant la fiabilité et empêchant la falsifiabilité de l’opération est donc possible, mais serait onéreuse et impliquerait de ne pas s’appuyer sur le maigre parc existant.

 

Le coût du système préconisé par l’amendement gouvernemental doit être mis en balance avec les risques (« bugs », piratages, interruption, fiabilité du contrôle, durée de l’opération, etc.), l’atteinte à la profonde symbolique républicaine qui repose sur l’égalité et la simplicité, ainsi que la crédibilité du système pour l’électeur. S’il doute de l’opération, il doutera de ses résultats. L’effet produit risque fort d’être inverse de celui recherché.

 

 

 

[1] Nous remercions chaleureusement Jean-Pierre Camby pour sa bienveillante relecture.

[2] Cité par Nathalie Segaunes et Raphaël Proust, « Vote anticipé à la présidentielle : à peine proposé, déjà enterré ! », L’Opinion, 17 février 2021.

[3] Avec la mise en place d’arènes (temporaires) de débat durant cette législature. Voir not. François Saint-Bonnet, « De la démocratie par petit conseil », Club des Juristes, 16 février 2021.

[4] Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention, Gallimard, 2007.

[5] Florence Faucher et Colin Hay, « Rituels de vote en France et au Royaume-Uni », RFSP, Vol. 65, n° 2, 2015, p. 232.

[6] « Plus on introduira de la technique, plus on introduira le doute », L’Express, 17 février 2021.

[7] Sur ce point, voir notre texte : Alexis Fourmont, « Rudolf Smend : la constitution comme processus d’intégration », Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Hérin, Mare & Martin, 2020, p. 507-518.

[8] Décision n° 2013-673 DC du 18 juillet 2013.

[9] Jean-Pierre Camby, Le Conseil constitutionnel, juge électoral, Dalloz, 2017, p. 146-149.

[10] Benjamin Morel, « Les enseignements des expériences européennes du vote électronique », RFDC, n° 114, 2018, p. 371-394.

[11] Décision n °2007-142 PDR du 7 juin 2007.

 

Crédit photo: OSCE, Flickr, CC SA 2.0 (Michael Georg Link, coordonateur spécial de l’OSCE, en mission d’observation à Washington D.C. le 3 novembre 2020)