Le « gouvernement d’experts », une nécessité face à une démocratie malade. Réflexions à partir de l’expérience italienne (1/2)

Par Nicoletta Perlo

<b> Le « gouvernement d’experts », une nécessité face à une démocratie malade. Réflexions à partir de l’expérience italienne (1/2) </b> </br> </br> Par Nicoletta Perlo

Le 18 février 2021 s’est terminé le processus de formation d’un nouveau gouvernement italien guidé par Mario Draghi. Il s’agit d’un « gouvernement d’experts ». Le quatrième de l’Italie républicaine. Ce billet entend réfléchir sur ce phénomène constitutionnel qui, d’une part, a marqué et continue de marquer les moments les plus décisifs de l’évolution de la vie politico-constitutionnelle italienne et, d’autre part, manifeste la crise profonde des partis politiques et de leur rôle d’intermédiaires entre les citoyens et les institutions.

 

On February 18, 2021, the process of forming a new Italian government led by Mario Draghi ended. This is a « technocratic government ». The fourth in the Italian Republic experience. This post intends to reflect on this constitutional phenomenon which, on the one hand, has marked and continues to mark the most decisive moments in the evolution of Italian political-constitutional life and, on the other hand, manifests the deep crisis of the political parties and their role as intermediaries between citizens and institutions.

 

Par Nicoletta Perlo, Maître de conférences HDR, IRDEIC- Université Toulouse I Capitole

 

 

 

Les 17 et 18 février 2021, le parlement italien élu en 2018 s’est exprimé favorablement par un vote de confiance sur la formation d’un nouveau gouvernement. Il s’agit du troisième gouvernement en trois ans.

 

Cela ne saurait surprendre. Depuis le 1er juillet 1946, on compte soixante-sept crises de gouvernement qui, dans la plupart des cas, n’ont pas donné lieu à des élections, mais à la formation d’un nouveau gouvernement sur la base d’une nouvelle majorité parlementaire. En effet, au sein du parlement, les alliances et les mésalliances entre les partis politiques se succèdent comme dans un tour de valse, jusqu’à brouiller les clivages idéologiques et à mettre à mal le sens et le rôle de l’opposition.

 

Ce phénomène est le résultat, d’une part, d’une forme de gouvernement qui a été voulue par les constituants comme faiblement rationalisée, afin de conjurer toute dérive autoritaire ; d’autre part, le système électoral mixte actuellement en vigueur a été pensé expressément pour garantir la présence des grands partis politiques au pouvoir et pour empêcher qu’un parti puisse gouverner seul pendant une législature toute entière[1].

 

La fin du gouvernement Conte II en janvier 2021 n’est alors qu’une phase dans le cadre d’un système qui, au fond, ne fonctionne que par intervalles de crise, faisant de la discontinuité une partie intégrante de son organisation.

 

En revanche, ce qui est plus surprenant dans cette soixante-septième crise de gouvernement est son aboutissement : la formation d’un « gouvernement d’experts », dont le leader est Mario Draghi, un non élu – alors que traditionnellement, à la différence de la France, le premier ministre et les ministres sont des parlementaires – et, de plus, étranger au système des partis politiques.

 

Le « gouvernement d’experts » est un phénomène constitutionnel inconnu en France. La raison est à retrouver dans la stabilité des gouvernements français, garantie par un régime semi-présidentiel qui, en vertu de la Constitution et des coutumes constitutionnelles, a conduit à la formation d’un exécutif très fort, au détriment du parlement.

 

En revanche, d’autres États européens ont vécu cette expérience, tout particulièrement à partir des années 1990, et notamment, la Grèce, la Bulgarie, la République Tchèque, la Hongrie, la Finlande, le Portugal et la Roumanie. L’Italie est le pays qui connaît le mieux ce régime puisque, dans le classement établi par les politistes Duncan McDonnel et Marco Valbruzzi, elle occupe la première place, avec 1 390 jours de gouvernement d’experts, suivie par la Grèce (397 jours)[2].

 

L’effet surprise provoqué par le gouvernement Draghi est alors à nuancer. Il est le quatrième gouvernement d’experts italien, s’inscrivant ainsi dans une sorte de « tradition » italienne de sortie de crise.

 

Cette actualité politico-constitutionnelle représente alors l’occasion de réfléchir sur la catégorie de « gouvernement d’experts », un régime qui a été étudié plus par les politistes que par les constitutionnalistes, et qui est symptomatique d’un phénomène qui dépasse largement les frontières italiennes : la crise de la représentation des partis politiques.

 

Le gouvernement d’expert ou tecnico – selon l’expression utilisée par les constitutionnalistes italiens – brise en effet le circuit traditionnel de la représentation démocratique, en ce qu’il est guidé par une personne qui n’a pas été élue et qui a été choisie par un organe doté d’une légitimité démocratique indirecte – le Président de la République -, en vertu de ses compétences, dans la plupart des cas, en matière économique.

 

De façon très étonnante, alors qu’il pourrait être dénoncé en tant que solution antidémocratique, dans l’expérience italienne, ce gouvernement a toujours suscité une adhésion très large, à la fois au sein des partis politiques et auprès de l’opinion publique. Par conséquent, les gouvernements techniques sont soutenus par le vote de confiance du Parlement, ce qui renforce leur faible légitimité démocratique.

 

Toutefois, les facteurs de légitimation les plus importants de ces régimes sont à rechercher ailleurs que dans le principe démocratique, et notamment dans les compétences techniques objectives de son leader et de ses membres, dans la nécessité de sortir de la crise, dans l’autorité du Président, en tant qu’organe de garantie. De toute évidence, la crise de la représentation transforme la légitimité démocratique de condition nécessaire et suffisante pour la formation d’un gouvernement dans un État de droit, en condition nécessaire mais non suffisante. Le gouvernement platonicien des aristoi, des « meilleurs », supplante, dans ces cas de figure, le gouvernement du demos, du peuple.

 

Pour expliquer ce phénomène complexe, nous identifierons les éléments constitutifs du « gouvernement technique », en esquissant une catégorie constitutionnelle de ce régime (I). Ensuite, l’analyse des expériences italiennes permettra d’illustrer le rôle et les effets des gouvernements d’experts dans la vie politico-constitutionnelle italienne (II).

 

 

I. Les caractères structurants les gouvernements d’experts

Dans le but d’établir un idéal type de « gouvernement d’experts », les politistes se sont concentrés essentiellement sur l’absence des partis politiques dans la prise de décisions gouvernementales. En ce sens, dans leur étude (cit.), Duncan McDonnel et Marco Valbruzzi ont posé trois critères permettant de les identifier.

 

Il y a « gouvernement d’experts » lorsque : 1/ la plupart des décisions gouvernementales ne sont pas prises par des partis politiques officiellement élus ; 2/ les orientations politiques ne sont pas déterminées au sein des partis ; 3/ le premier ministre et les ministres ne sont pas choisis au sein des partis politiques.

 

Pour les auteurs, un premier ministre ou un ministre est un « expert » si, au moment où il recouvre son mandat, 1/ n’est pas membre d’un parti politique ; 2/ n’a jamais exercé une fonction publique en raison de son appartenance politique ; 3/ il possède des compétences reconnues dans le domaine dont il est en charge au gouvernement.

 

L’étude des cas concrets conduit McDonnel et Valbruzzi à préciser l’idéal type et à élargir la catégorie politique de « technocratic governments ».

 

En résumant, pour ces politistes, les trois critères « nécessaires et suffisants » pour configurer un gouvernement d’experts sont : 1/ la qualité d’expert du premier ministre ; 2/ la qualité d’experts de la plupart des ministres et, en particulier, du ministre de l’économie ; 3/ l’attribution au gouvernement du mandat de changer le status quo.

 

En ce qui concerne la composition du gouvernement d’experts, nous adhérons volontiers à l’analyse de McDonnel et Valbruzzi. La mise à la marge des partis politiques dans la gestion des affaires publiques est, sans doute, l’un des éléments les plus marquants de cette typologie de gouvernements. En effet, à chaque fois, elle est la conséquence de la crise de légitimation qui investit des partis désormais incapables de gouverner. Ainsi, les partis politiques sont marginaux dans ce régime puisqu’ils constituent la cause principale du blocage institutionnel que les « experts » doivent résoudre.

 

Pour nous, les caractères structurants le gouvernement d’experts ne sauraient pas se limiter à sa composition, mais s’étendent également à sa mission, à son soutien et à son processus de formation.

 

En ce qui concerne sa mission, le gouvernement tecnico a, selon nous, un mandat plus précis et spécifique que celui identifié par McDonnel et Valbruzzi dans le « changement du status quo ».

 

Le gouvernement d’experts est un gouvernement de nécessité, institué pour combler un vide politique et institutionnel et résoudre des problèmes concrets, prédéterminés. La durée d’un tel gouvernement est alors pensée comme limitée dans le temps. Il prendra fin une fois sa mission accomplie. En ce sens, le « leader expert » est quelqu’un qui met à disposition ses compétences de façon provisoire, sans nourrir des ambitions politiques pour le futur.

 

Le gouvernement technique présente ainsi des aspects de la dictature romaine, notamment l’urgence et le caractère temporaire, sans toutefois les pouvoirs d’exceptions.

 

La troisième caractéristique est la conséquence de l’urgence et concerne le soutien politique dont le gouvernement tecnico bénéficie. Dans l’expérience italienne, il s’agit systématiquement soit d’un gouvernement dit de « solidarité nationale », soit d’un gouvernement soutenu par une coalition très large, incluant la plupart des forces politiques présentes au parlement. Celles-ci acceptent de dépasser les clivages idéologiques qui les séparent, au vu de l’urgence, « dans l’intérêt national ». Dans un certain sens, les partis avouent leur incapacité de gouverner et se remettent aux aristoi. En outre, ce soutien politique s’explique également par la volonté des partis politiques de se décharger de la responsabilité de décisions complexes, dans une perspective électorale.

 

Enfin, le processus de formation des gouvernements d’experts suit toujours le même schéma. Il s’agit de « gouvernements présidentiels », en d’autres termes de gouvernements formés sous l’influence déterminante du Président de la République. En effet, le Président de la République, constatée l’impossibilité de former un gouvernement des partis et considérée l’organisation de nouvelles élections comme non opportune, confie la mission de former un gouvernement à une personne choisie en vertu de ses compétences techniques.

 

Il s’agit d’une extension importante des pouvoirs du chef de l’État qui, en principe, est défini par la Constitution italienne comme un organe de garantie constitutionnelle, exclu de la direction politique du pays. Toutefois, puisque la Constitution n’a pas spécifié le rôle exact du Président, ce rôle est largement déterminé par les équilibres concrets du régime politique. Ainsi, lorsque les rapports entre les partis politiques, au sein du parlement, sont stables, le Président se limite à garantir les valeurs constitutionnelles. En revanche, en cas d’instabilité, le rôle du Président se renforce et, finalement, il peut adopter des décisions politiques très importantes.

 

Or, le temps des gouvernements techniques est un temps de crise et d’instabilité. Il est alors constitutionnellement admis que le Président puisse jouer le premier rôle dans la formation d’un nouveau gouvernement, dans l’attente que les conditions soient réunies pour l’organisation de nouvelles élections.

 

 

 

[1] https://blog.juspoliticum.com/2018/03/06/litalie-desorientee-apres-le-vote-les-fautes-partielles-dune-loi-electorale-qui-nassure-ni-la-gouvernabilite-ni-la-representativite-par-nicoletta-perlo/

[2] https://ejpr.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/1475-6765.12054?casa_token=10HE_9b1prQAAAAA%3ACJWzGs-9ZngKHatGRtbcUosfFnLXIKRTl0rxvvQoGF_zAaF3ISqT-lgGdJIqZSQm7kpStjFv3Rk1&fbclid=IwAR0KQgv7RBzSNZhPjZTMvxRX5bwcFAnXgs-XVwpwRr4HHJtf9sXy0Z6hRwk

 

Crédit photo: Gouvernement italien, CC NC SA 3.0