À propos des élections législatives catalanes du 14 février dernier Par Anthony Sfez
Pour la deuxième fois depuis la tentative de sécession unilatérale de la Catalogne d’octobre 2017, les forces politiques unionistes et indépendantistes ont pu, à l’occasion des élections du 14 février dernier, mesurer leurs poids respectifs. Bien que le Parti socialiste catalan (PSC) soit arrivé en tête du scrutin, cette opposition électorale a, de nouveau, tourné à la faveur des indépendantistes, particulièrement des indépendantistes de gauche qui sont passés devant la liste de Carles Puigdemont. Subsiste toutefois encore des doutes quant à la capacité des forces indépendantistes à s’entendre pour former un Gouvernement.
On the 14th of February, Unionist and independentist forces were able to weight their respective strength for the second time, since the unilateral secession attempt of Catalonia, in October 2017. Although the Catalan Socialist Party (PSC) won the ballot, this electoral showdown has once again shifted in favor of the independentists, particularly of their left-wing, who have overtaken Carles Puigdemont’s list. Doubts remain concerning the independentist forces’ ability to come to an agreement to form a government.
Par Anthony Sfez, Docteur en droit public à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas
Le 21 décembre 2017, quelques semaines après la Déclaration d’indépendance de la Catalogne, qui a poussé le Gouvernement central à destituer le Gouvernement de Carles Puigdemont et à dissoudre le Parlement de la Communauté autonome, les Catalans furent convoqués aux urnes par l’Etat espagnol. Les électeurs indépendantistes, toujours fidèles à leurs leaders, redonnèrent alors une majorité parlementaire aux forces politiques partisanes de l’établissement d’une République catalane « libre et souveraine » : 70 sièges sur 135[1].
Bien qu’ils aient obtenu une courte majorité parlementaire, les indépendantistes purent quand même, au grand dam des partis unionistes et de l’Etat espagnol, investir une nouvelle fois un nouveau gouvernement favorable à la rupture d’avec l’Espagne. Cependant, en l’absence de leurs principaux leaders, les uns étant emprisonnés, les autres en exil à l’étranger, les indépendantistes furent contraints de confier la présidence du nouveau Gouvernement à une personnalité politique méconnue du grand public. Ils se sont tournés vers Quim Torra, qui avait pour principal caractéristique politique d’être un indépendantiste de centre droit très proche – pour ne pas dire « sous tutelle » – de « Waterloo », ville belge depuis laquelle M. Puigdemont pouvait continuer d’influencer largement la vie politique catalane.
Les élections de 2017 n’ont, on le voit, pas marqué la sortie de la crise catalane.
Sans atteindre l’intensité des événements de septembre et d’octobre 2017, la présidence du protégé de M. Puigdemont fut, comme on pouvait s’y attendre, marquée par des confrontations récurrentes avec l’Etat espagnol, notamment avec sa justice. Il a ainsi été reproché à M. Torra d’avoir manqué à son devoir de neutralité en période électorale lorsqu’il refusa, à l’occasion de la campagne pour les municipales de 2019, de retirer de la façade du Palais de la Generalitat une pancarte en soutien aux leaders indépendantistes alors incarcérés à Madrid.
Cette confrontation fit perdre, précocement, à M. Torra son poste de Président de la Generalitat. Fin septembre 2020, le Tribunal suprême espagnol (TSE) lui interdisait en effet d’exercer toute fonction publique durant un an et demi. Ecarté de ses fonctions, Quim Torra fut provisoirement remplacé par son vice-président, l’indépendantiste de gauche, Pere Aragonès, un proche d’Oriol Junqueras, qui était l’ancien vice-président de M. Puigdemont. M. Aragonès, parvenu au pouvoir sans l’avoir obtenu par les urnes, convoqua logiquement, en décembre 2020, des élections anticipées prévues pour le 14 février 2021[2].
Pour la deuxième fois consécutive, la législature catalane s’achevait donc de façon anticipée, et ce sans que le chef de l’exécutif catalan n’ait été mis en minorité par son Parlement.
Les principaux enjeux de ces nouvelles élections étaient connus de tous. Le premier et le plus important était, bien sûr, de savoir si les forces indépendantistes allaient renouveler leur majorité parlementaire. Sans surprise, les listes indépendantistes se sont imposées (1). Le second enjeu, plus incertain, était celui du rapport de force au sein même du bloc indépendantiste et du bloc unioniste. Celui-ci a été bouleversé (2). Reste un troisième et dernier enjeu, celui-ci post-électoral : les forces indépendantistes parviendront-ils à s’entendre pour former un Gouvernement ? (3).
1. La victoire attendue du bloc indépendantiste
Les élections du 14 février était le moyen de mesurer, près de trois ans et demi après la tentative de sécession catalane, l’état du rapport de force entre le bloc indépendantiste et le bloc unioniste.
Ce rapport de force a nettement penché du côté du bloc indépendantiste. Ce dernier a non seulement renouvelé sa majorité absolue au Parlement catalan, mais il l’a aussi renforcée. Il peut désormais compter sur le soutien de 74 députés, soit un gain de quatre sièges par rapport à la législature précédente. Comme lors des trois dernières élections au Parlement de la Catalogne, les forces politiques unionistes – ou constitutionnalistes comme elles préfèrent s’appeler – sont loin – très loin – d’être en mesure de constituer un Gouvernement.
Il est vrai que l’on pourrait nuancer ce constat d’une victoire des forces indépendantistes en soulignant que le système électoral catalan, calqué sur le système national espagnol, avantage les indépendantistes, dans la mesure où il confère une légère surreprésentation parlementaire aux provinces rurales, historiquement plus favorables à l’indépendance que la métropole barcelonaise. Il est également vrai que l’on pourrait nuancer cette victoire en soulignant que le faible taux de participation, dû notamment à la crise sanitaire, a probablement joué en faveur des indépendantistes, dans la mesure où son électorat, comme il l’a prouvé, à maintes reprises, est plus mobilisé et mobilisable que l’électorat unioniste.
Il n’empêche que les résultats du 14 février dernier traduisent une véritable tendance de fond, observable élection après élection. Non seulement l’indépendantisme s’enracine durablement dans la société catalane mais, en plus, il semble s’étendre, lentement mais sûrement, au-delà de sa base initiale qui était déjà très solide. En atteste l’élément suivant qui, en dépit du faible taux de participation, n’a rien d’anodin : pour la première fois depuis le début du processus de rupture initié en 2012, les listes indépendantistes ont, avec 51% des voix, obtenu la majorité absolue non pas seulement des sièges mais aussi des suffrages exprimés.
A cela, il faut ajouter le résultat de la branche catalane de Podemos, qui, avec un peu moins de 7% des suffrages, obtient 8 sièges. Il est vrai que Podemos n’est nullement un parti indépendantiste. Mais il occupe tout de même une place singulière dans le paysage politique espagnol et catalan, puisque, tout en faisant partie intégrante du Gouvernement du socialiste Pedro Sánchez, il se prononce, en faveur de l’organisation d’un référendum d’autodétermination en Catalogne et de l’amnistie des leaders politiques catalans.
Au total, environ 60% des électeurs catalans se sont donc prononcé en faveur du droit de décider de la Catalogne. Et il y aura 82 députés sur 135, soit environ 60% de la représentation parlementaire catalane, indubitablement favorable à la mise en œuvre d’un tel droit par l’intermédiaire de l’organisation d’un référendum d’autodétermination.
L’autre événement politique le plus notable de ces élections est l’inversion du rapport de force au sein même du bloc indépendantiste et du bloc unioniste.
2. Le renversement du rapport de force au sein de chacun des deux blocs
La bataille que se livre les indépendantistes et les unionistes ne doit pas faire oublier que chacun de ces deux blocs est hétérogène. Chaque élection est aussi une bataille, plus ou moins cordiale, pour le leadership au sein de chaque bloc. C’est sur ce point que les élections du 14 février dernier ont emporté le plus de changements.
Au sein du bloc indépendantiste, il faut noter le relatif revers électoral subi par le parti fondé en 2020 par Carles Puigdemont, « Ensemble pour la Catalogne ». Avec un peu moins de 20% des suffrages et 32 sièges, il demeure de très loin le premier parti indépendantiste de droite – il y avait trois autres listes représentant cette sensibilité, qui ont échoué à obtenir une représentation au Parlement, dont l’ancien parti de Puigdemont le PDeCAT – mais il s’est fait dépasser par la gauche républicaine (ERC). Avec 33 sièges et un peu plus de 21% des suffrages, ERC devient, pour la première fois depuis le début du processus de rupture, la première force indépendantiste en Catalogne. La Candidature d’Unité Populaire (CUP), parti radicalement indépendantiste, améliore, quant à elle son score – elle engrange 7% des suffrages, ce qui lui permet d’obtenir 9 députés – mais demeure seulement la troisième force politique indépendantiste.
Au sein du bloc unioniste, le renversement du rapport de force est encore plus spectaculaire. Les deux principaux protagonistes de ce jeu de chaises musicales sont la filiale catalane du parti socialiste espagnol (PSOE) – le Parti socialiste catalan (PSC) – et le parti de centre droit Ciudadanos. Ce dernier, qui avait capté en 2017 l’essentiel du vote unioniste en obtenant 25% des suffrages et 36 sièges, s’est, dans la continuité des élections générales du 10 novembre 2019[3], qui l’ont quasiment fait disparaitre de la scène politique étatique, littéralement écroulé le 14 février dernier en récoltant seulement 5,5% des votes et six sièges. Cette débandade électorale se fait au profit du PSC. En obtenant 23% des suffrages et 33 sièges, les socialistes catalans réalisent une percée électorale historique et prennent le leadership du bloc unioniste en Catalogne. Un autre parti réalise une percée historique. Il s’agit du parti d’extrême droite VOX qui, dans la continuité de ses bons résultats nationaux, avec près de 8% des suffrages et 11 sièges, devient la deuxième force politique d’un Parlement… que le parti d’extrême-droite souhaite supprimer ! Quant au Parti populaire (PP), il demeure, avec seulement 4% des suffrages et trois députés, la force politique tout à fait marginale en Catalogne qu’il est devenu à la suite des élections catalanes de 2017.
3. La formation d’un Gouvernement indépendantiste en péril malgré la victoire ?
Victorieuses, les trois forces indépendantistes seront-elles en mesure de s’entendre pour former un Gouvernement ? Le plus probable est que les indépendantistes réussiront à surmonter leurs différences. Cela étant dit, des doutes subsistent, et ce pour trois raisons principales.
Tout d’abord, la question de savoir si le nouveau parti de Carles Puigdemont acceptera de jouer le second rôle reste en suspens. Depuis le début du processus indépendantiste et de manière générale depuis la restauration de la Generalitat en 1979, le centre-droit catalaniste s’est habitué à gagner et, parce qu’il gagnait, à occuper la présidence de la Generalitat tout en laissant, du moins lors des deux dernières législatures, la vice-présidence à la gauche. La logique électorale voudrait que la situation soit désormais inversée. Les proches de Carles Puigdemont sont-ils prêts à l’accepter ?
Ensuite, il existe de réels désaccords stratégiques entre les forces indépendantistes. La gauche indépendantiste souhaite s’éloigner de la voie unilatérale et poursuivre celle du dialogue qu’elle a réussi à imposer aux socialistes espagnols en échange de son indispensable soutien au Parlement central, soutien qui a permis au socialiste Pedro Sánchez de prendre la tête du Gouvernement de l’Espagne. Les proches de Puigdemont s’étaient opposés à l’ouverture de ces négociations, anticipant, non sans lucidité, que les négociations n’aboutiraient probablement pas à l’amnistie des leaders indépendantistes et, en toute hypothèse, jamais à l’organisation d’un référendum concerté. On retrouve évidemment la même réticence à la négociation avec l’Etat chez les radicaux de la CUP. Les anticapitalistes, à nouveau indispensables pour former une majorité indépendantiste, ne risquent-t-ils pas de fixer des exigences inacceptables en échange de leur soutien ?
Enfin, l’axe droite/gauche, totalement éclipsé depuis 2012 au profit de l’axe pro/anti « droit de décider », semble refaire surface. C’est ainsi qu’ERC souhaite intégrer Podemos dans l’accord de gouvernement à venir afin, d’une part, de tirer la coalition « vers la gauche » et, d’autre part, de fédérer autour d’elle une très large majorité parlementaire en faveur d’un référendum d’autodétermination et de l’amnistie. Les proches de Carles Puigdemont, qui voient dans cette alliance une renonciation tacite au projet indépendantiste, s’y opposent radicalement. Ce rejet est réciproque, puisque Podemos ne souhaite pas d’un accord incluant le parti de M. Puigdemont.
En cas d’échec des indépendantistes à s’entendre, existe-t-il une alternative ?
Peut-être, mais, ce qui est certain, c’est qu’il ne s’agit pas de celle proposée par le leader des socialistes catalans et artificiellement promu par Pedro Sánchez depuis Madrid. Les socialistes, sous prétexte qu’ils sont arrivés en tête des élections, semblent à tout prix vouloir présenter la candidature de leur champion à l’investiture. C’est oublier que le plus important dans un paysage politique aussi fragmenté que le paysage catalan n’est pas d’arriver en tête des élections, mais d’avoir la capacité de nouer des alliances. Ciudadanos en sait quelque chose, lui qui avait encore plus largement que les socialistes remporté les élections de 2017, sans avoir la moindre possibilité d’obtenir le soutien d’une majorité de députés, qu’il s’agisse d’une majorité absolue ou relative. Le leader des socialistes se trouve exactement dans la même situation, de sorte que sa candidature est vouée à l’échec, faute d’existence d’une majorité crédible au Parlement pour la soutenir.
La seule alternative, un tant soit peu crédible, à la formation d’un Gouvernement purement indépendantiste serait celle d’une alliance de gouvernement entre la gauche indépendantiste et Podemos soutenu par les socialistes. Il s’agirait d’appliquer à la Catalogne la formule existant au niveau étatique, à cette différence près que c’est la gauche indépendantiste, et non les socialistes, qui prendrait la tête du Gouvernement. Un tel scénario semble toutefois se heurter à un obstacle majeur. Les indépendantistes de gauche ont pris l’engagement solennel, formalisé par écrit au cours de la campagne, de ne conclure aucun accord avec les socialistes catalans. Ils pourraient toutefois arguer que l’intransigeance du centre-droit indépendantiste les a obligés à conclure un tel accord. Et le centre-doit indépendantiste pourrait opportunément se montrer intransigeant pour, ensuite, pouvoir dénoncer les compromissions de la gauche avec l’Etat espagnol et ainsi espérer, lors des prochaines élections, reprendre la tête du bloc indépendantiste.
C’est évidemment le scénario dont rêvent secrètement les autorités espagnoles. Et c’est précisément parce qu’elles en rêvent et que les indépendantistes sont généralement peu enclins à réaliser les rêves des autorités espagnoles que ce scénario a très peu de chance de voir le jour.
[1] Pour une analyse détaillée de ces élections voir H. Peres, « Les élections catalanes du 21 décembre 2017 (21-D) », Pôle Sud, 2018/2 (n° 49), p. 91-106.
[2] On a cru pendant un temps que ces élections seraient reportées à l’été en raison de l’évolution de la crise sanitaire. Le Gouvernement catalan, soutenu sur ce point par la quasi-totalité des forces politiques catalanes, avait, en ce sens, adopté un décret repoussant les élections au 30 mai 2021. La justice, qui décidément marque le pas de la vie politique catalane, est toutefois intervenue pour suspendre puis annuler le décret en question, au motif que la situation sanitaire était prévisible au moment où le Gouvernement catalan avait fixé la date des élections au 14 février.
[3] Sur ces élections voir H. Peres, « Les élections législatives espagnoles du 28 avril et du 10 novembre 2019 », Pôle Sud, 2019/2 (n° 51), p. 135-149.
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