Révision du règlement de l’Assemblée nationale : refus du droit parlementaire d’exception Par Alexis Fourmont
Entre le 15 mars et le 15 mai 2020, l’Assemblée nationale est parvenue à siéger 104 heures, adoptant 7 lois, tandis que les commissions tenaient 123 réunions. L’ordre du jour a été concentré sur l’exercice des missions essentielles que sont la législation et le contrôle, tandis que les autres activités ont été ajournées. Le Parlement a certes su s’adapter à la crise sanitaire, mais le besoin a été ressenti au Palais Bourbon de prévoir un cadre juridique plus approprié au mode de fonctionnement hybride. La résolution n° 3798 relative à l’organisation des travaux parlementaires en période de crise a donc été présentée par les groupes de la majorité (LREM, MODEM, AGIR), mais également par un groupe d’opposition (LR) et un groupe minoritaire (LT). L’UDI s’est abstenue. Hormis LFI, GDR et certains non-inscrits, tous les groupes y ont été favorables, ce qui contraste avec la dernière révision du règlement, discutée durant l’été 2019 par la seule majorité. [1]
Between 15 March and 15 May 2020, the National Assembly managed to sit for 104 hours, adopting 7 laws, while the committees held 123 meetings. The agenda focused on the core tasks of legislation and oversight, while other activities were adjourned. Although the Parliament was able to adapt to the health crisis, the need was felt at the Palais Bourbon to provide for a more appropriate legal framework to the hybrid mode of operation. Resolution No. 3798 on the organization of parliamentary work in times of crisis was therefore tabled by the majority groups (LREM, MODEM, AGIR), but also by an opposition group (LR) and a minority group (LT). The UDI abstained. Apart from the LFI, GDR and some non-attached members, all the groups were in favor of this text. It contrasts with the last revision of the rules of procedure discussed during the summer of 2019 by the majority alone.
Par Alexis Fourmont, Maître de conférences en droit public de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Introduction
« Esprit de sagesse »[2], « esprit de responsabilité »[3], « esprit de concertation »[4]. C’est en ces termes consensuels que la plupart des commissaires aux lois de l’Assemblée nationale ont salué la révision du règlement de la chambre, visant à « faciliter le travail parlementaire en période de crise » selon la formule usitée dans l’exposé des motifs de la résolution n° 3798 relative à l’organisation des travaux parlementaires en période de crise.
La survenance de la pandémie n’a pas été sans conséquences sur le fonctionnement du Parlement, devenu par la force des choses hybride (à la fois présentiel et distanciel), sans que la dématérialisation totale du travail parlementaire ne soit possible. Ainsi importait-il de donner des points d’appui juridiques à ces pratiques exceptionnelles.
Or seuls les députés ont jusqu’à présent éprouvé le besoin de modifier le règlement de leur chambre. À notre connaissance, une telle opération n’est prévue ni au Sénat[5] ni dans la plupart des assemblées des démocraties parlementaires. Par exemple, le Parlement belge ne déroge pas à son droit commun, puisque le choix a été effectué d’établir une commission permanente traitant de la crise sanitaire. Mais il convient de signaler que le Bundestag a introduit dans son règlement une clause temporaire relative à ses activités dans le contexte du coronavirus (§ 126-a GOBT)[6].
Certes, le Parlement français a, par le passé, travaillé dans des conditions troublées, par exemple avec le comité secret en temps de guerre[7], mais la pandémie a conduit à revoir sensiblement les modalités du travail parlementaire, notamment en limitant le nombre de députés pouvant siéger dans l’hémicycle. Ainsi, en mars 2020, le vote des textes de loi à deux députés par groupe a-t-il été rendu possible, système pourtant insatisfaisant.
Afin de prévenir la résurgence de telles pratiques « contre-nature »[8] au regard des règles de proportionnalité usuelles, la Conférence des présidents a créé, le 5 mai 2020, un groupe de travail transpartisan chargé d’anticiper le mode de fonctionnement des travaux parlementaires en période de crise. Présidé par M. Waserman (MODEM), ce groupe a adopté un rapport le 12 novembre 2020 et la présente résolution tendant à la modification « ciblée et opérationnelle » du règlement de l’Assemblée en découle.
De la sorte, la chambre basse ne souhaite pas tant se doter d’une « constitution de réserve » ou d’une « constitution annexe »[9] que, plus modestement, ajuster les modalités du travail parlementaire aux périodes de crise. À cette fin, l’article unique de la résolution prévoit un dispositif fondé sur la notion de « circonstances exceptionnelles », et non pas de « cas de force majeure », en vue de circonscrire le champ d’application des dérogations envisagées.
L’idée d’un « droit parlementaire d’exception » dédoublant l’état d’urgence est ainsi exclue. En effet, la décision d’instaurer l’état d’urgence incombe aux organes exécutifs et les députés ont souhaité conserver la main sur ce dispositif de crise au nom du principe d’autonomie des assemblées.
L’objectif de ladite réforme consiste à établir un « service garanti »[10] s’agissant des missions législatives, de contrôle et d’évaluation du Parlement consacrées à l’article 24 de la Constitution depuis 2008, ce qui n’est pas sans rappeler l’impératif constitutionnel de capacité à agir s’imposant au Bundestag (Handlungsfähigkeit) sur le fondement de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale[11].
Cette révision du règlement de l’Assemblée nationale tend à faciliter son travail lors de circonstances exceptionnelles, en prévoyant le recours à des « outils de travail à distance ». Introduisant un nouvel article 49‑1 B, la résolution habilite la Conférence des présidents à déclencher un dispositif de crise (I) en vue de délibérer et, dans certains cas, voter sans être physiquement présent dans l’enceinte du Palais Bourbon (II).
I. Le déclenchement de ce dispositif de crise
Dans le prolongement du rapport du groupe de travail transpartisan, la résolution prévoit de permettre à l’Assemblée nationale de continuer à assurer ses missions constitutionnelles en période de crise. Plutôt que de prévoir un régime juridique reposant sur une gouvernance et un corps de règles spécifiques, voire exorbitantes, les députés ont préféré que le Président de l’Assemblée, le Bureau, la Conférence des présidents et le Collège des Questeurs agissent en responsabilité conformément aux procédures prévues par le droit parlementaire commun.
La résolution prescrit, avant toute prise de décision par la Conférence des présidents[12] de retenir la qualification de « circonstances exceptionnelles », une information des présidents de groupe par le Président de l’Assemblée. Cependant, cette décision prise par la Conférence des présidents l’est à la majorité et les soutiens du Gouvernement la dominent sans partage. L’opposition y participe depuis les origines, puisque cette instance comprend les présidents des groupes, outre le président de la chambre, les vice-présidents, les présidents des commissions permanentes, les rapporteurs généraux des commissions des affaires sociales et des finances, ainsi que le président de la commission des affaires européennes (art. 47 RAN). Si l’opposition bénéficie d’une sorte de droit à la représentation au sein de cette instance, les votes y sont pondérés depuis le 25 mars 1954 (art. 47, al. 3 RAN)[13]. Ainsi, la majorité y demeure majoritaire et l’opposition minoritaire, chaque président de groupe bénéficiant d’un nombre de voix égal à celui des membres de sa formation. Les rapports de force structurant les assemblées se retrouvent donc au sein de la Conférence des présidents. D’ailleurs, l’usage veut qu’en règle générale on n’y vote point, l’issue des délibérations ne faisant guère de doute, en raison de l’implacable emprise de la majorité. La « signification »[14] de ce système a évolué depuis les origines : alors que sa vocation originelle était d’associer les groupes à la détermination de l’ordre du jour, le bloc majoritaire y a désormais les coudées franches. Si cette intégration des minorités leur assure un accès à l’information, la Conférence des présidents s’apparente à une sorte de « greffier »[15] du fait des impératifs pesant sur elle.
Durant les débats, certains orateurs se sont élevés contre ces modalités. Ainsi Philippe Gosselin (LR) a-t-il admis que le fait majoritaire se déploie, tout en regrettant que ne soit pas établie une majorité qualifiée : « l’unanimité, en effet, revenait à accorder un droit de veto à un groupe. En revanche, accepter le principe d’une majorité qualifiée aurait permis de tendre la main à des groupes de l’opposition, dans une période singulière »[16].
Cet argument a été mobilisé par d’autres groupes, dont les socialistes qui ont rappelé que chaque président de groupe dispose déjà d’un tel droit de veto s’agissant des procédures législatives simplifiées et, aussi, de prérogatives particulières concernant les modalités d’application du temps législatif programmé[17]. En d’autres termes, il est techniquement possible de requérir l’unanimité ou, du moins, une majorité qualifiée au sens où il existe des précédents pour d’autres matières. Par la voix de M. Zumkeller, l’UDI a dénoncé le fait que « la majorité parlementaire apprécie toute seule les circonstances exceptionnelles »[18] et déposé des amendements en vue d’y remédier. Ni LFI ni LT n’ont été favorables à la centralité de la majorité s’agissant de l’évaluation du contexte de crise, système pourtant tenu pour « raisonnable »[19] par M. Waserman.
À titre de comparaison, le § 126 du règlement du Bundestag dispose que des dérogations peuvent être décidées à la majorité des deux tiers des membres du Bundestag présents, pour autant que les dispositions de la Loi fondamentale ne s’y opposent pas. Relatif à l’actuelle crise sanitaire et valable jusqu’au 31 mars 2021, le § 126-a est issu de cette procédure. Ainsi la Diète fédérale opte-t-elle pour le consensualisme avec une majorité qualifiée au lieu de s’en remettre à la décision de la seule majorité, ce qui ne l’a pas empêché de réviser son règlement dès le 25 mars 2020, soit une année avant l’Assemblée nationale.
La députée non-inscrite proche du RN, Mme Ménard, a, quant à elle, reproché la marginalisation des 25 députés n’appartenant pas à un groupe, puisque celui-ci demeure le critère d’organisation du Parlement. Aussi, aucun délégué des non-inscrits ne siège à la Conférence des présidents, alors que tel est le cas au Sénat[20]. En tout état de cause, un compte rendu de ses conclusions, qui sont publiques, est systématiquement transmis à tous les députés dans les deux heures suivant la tenue d’une réunion.
Enfin, une « clause de revoyure » obligatoire est instaurée par la résolution. En vertu de ce mécanisme, la Conférence des présidents sera amenée à confirmer ou à modifier ses décisions tous les 15 jours. Ce droit de regard a été salué par la plupart des commissaires aux lois, quoiqu’il ne remédie point à l’absence de majorité qualifiée.
II. Les fonctions législative, de contrôle et d’évaluation au prisme de ce dispositif de crise
Pour conjurer le spectre d’une Assemblée incapable d’exercer les missions qui lui incombent au titre de l’article 24 de la Constitution, la résolution fournit un cadre juridique au travail parlementaire hybride.
Il s’agit de définir des règles permettant aux députés absents de participer aux discussions des réunions de commission et en séance publique et de voter à distance, tout en respectant la configuration politique de l’Assemblée. À cet égard, il pourrait être sage de s’inspirer du pairing, pratique existant tant à Westminster qu’à Berlin : l’impossibilité pour un député de participer à un scrutin y est compensée, en vertu d’un accord préalable entre les groupes, par l’abstention volontaire d’un député de l’autre camp. Une telle option ne concernerait guère les non-inscrits, cantonnés à un angle mort du droit parlementaire.
Les députés se sont efforcés de s’inscrire dans le sillon tracé par la jurisprudence constitutionnelle avec les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire ainsi qu’avec le principe du vote personnel, prévu à l’article 27 de la Constitution. Certes, des dérogations y ont été admises, mais la tendance la plus récente est à leur diminution : depuis 2014, l’ordonnance n° 58‑1066 du 7 novembre 1958 est strictement respectée pour les scrutins ordinaires et, s’agissant des votes solennels et reportés, les délégations sont limitées à une par député.
En outre, le règlement de l’Assemblée comporte de multiples références à la présence physique des députés, notamment avec le principe du vote à main levée, le vote par assis et levé, ou encore le vote à la tribune. La plupart des groupes souhaitaient donc le réviser pour le faire correspondre à la réalité des temps de crise.
Ainsi, le vote à distance est autorisé dès lors que la présence des députés est à ce point limitée que les délégations de vote ne permettront pas à chaque député d’exprimer son suffrage. Mais cela ne concernera que les votes sur l’ensemble d’un texte et ceux tenus sur des déclarations du Gouvernement effectuées en application de l’article 50‑1 de la Constitution. Cette faculté nouvelle est sous-tendue par la question juridique et matérielle de la sécurisation du vote à distance.
Les députés n’ont pas souhaité le permettre pour les votes portant sur la responsabilité du Gouvernement, ou encore pour ceux qui ont trait à des nominations. Tel est également le cas des votes intervenant sur les amendements et les articles, liés aux contingences des discussions et dont la survenue n’est guère prévisible. Pourtant, certains plaident en faveur de sa généralisation[21]. Dans leurs fonctions de contrôle, les commissions pourront procéder à la nomination de rapporteurs ou à l’adoption de rapports d’information à distance.
Une « boîte à outils » a été imaginée par le groupe de travail. Par exemple, les députés bénéficieront de l’augmentation du nombre maximal de questions écrites, ou encore des contributions écrites (art. 49‑1 A RAN), dont la portée nous semble moindre que celle des débats contradictoires (même menés de façon hybride). S’agissant des questions écrites, elles ne risquent d’être utiles que si les ministères y répondent plus promptement qu’à l’accoutumée et on perçoit mal ce qui, en période de crise, pourrait accélérer leur traitement.
Conclusion
Le Parlement a certes su s’adapter à la crise sanitaire, mais le besoin a été ressenti de prévoir un cadre juridique plus complet. Ainsi la formalisation juridique arrive-t-elle après la pratique, sans que le Sénat ait éprouvé la nécessité de faire évoluer son règlement.
En tout état de cause, la mainmise de la majorité sur l’évaluation des circonstances exceptionnelles s’avère problématique, alors que le consensus devrait être suscité. À cet égard, la comparaison avec le Bundestag est éclairante. S’agissant des outils mis à la disposition de l’Assemblée nationale, ils revêtent un intérêt dépendant trop souvent de l’attitude des organes exécutifs. D’aucuns y voient un signe de l’« affaiblissement constant du Parlement »[22].
En ce sens, il importe de songer à l’écart existant entre, d’une part, les vœux pieux de la majorité et, d’autre part, la dissolution (« prématurée »[23]) à la fin du mois de janvier 2021 de la mission d’information relative à la « gestion » de la crise sanitaire. Un contrôle parlementaire renforcé doit s’exercer en cas de circonstances exceptionnelles. Il semble possible de se demander si ce dispositif de Parlement de crise n’alimente pas la crise du Parlement.
Le Conseil constitutionnel sera amené à se prononcer sur cette révision et, à cet égard, certains doutes existent quant à sa conformité aux principes de participation des parlementaires aux travaux de leur chambre et de la liberté d’exercice du mandat parlementaire[24].
[1] Je tiens à remercier Jean-Félix de Bujadoux pour sa relecture, ainsi que Philippe Bachschmidt pour les indications données sur la situation sénatoriale.
[2] Sylvain Waserman, Rapport n° 3893, Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république, 17 février 2021, p. 10.
[3] Philippe Gosselin, ibid., p. 11.
[4] Michel Larive, ibid., p. 15.
[5] Une révision du règlement aura lieu dans les prochains mois pour améliorer certains points circonscrits. La ligne de conduite sénatoriale consiste à siéger et travailler normalement.
[6] Voir infra.
[7] Eugène Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, Librairies-imprimeries réunies, 1919, p. 958 et s.
[8] Sylvain Waserman, Rapport n° 3893, p. 20.
[9] Selon la formule de Carl Schmitt, citée par Jacky Hummel, Carl Schmitt, Michalon, 2005, p. 63.
[10] Sylvain Waserman, Rapport du groupe de travail chargé d’anticiper le mode de fonctionnement des travaux parlementaires en période de crise, 12 novembre 2020, p. 30.
[11] Sur ce point, voir notre ouvrage : L’opposition parlementaire en droit constitutionnel. Étude comparée : France-Allemagne, LGDJ, 2019, not. p. 176 et s.
[12] Le Bureau aurait pu être compétent, l’article 14 RAN disposant qu’il possède « tous pouvoirs pour régler les délibérations de l’Assemblée et pour organiser et diriger tous les services dans les conditions déterminées par le présent Règlement ». Le choix de la Conférence des présidents s’explique par la volonté d’impliquer les personnalités les plus influentes, sachant que les présidents de groupe assistent aux réunions du Bureau depuis la révision de l’été 2019, sans y voter.
[13] Avant 1954, l’opposition a parfois été dominante à la Conférence des présidents de la chambre basse, si bien que les propositions d’ordre du jour étaient refusées en séance.
[14] Julie Benetti, Droit parlementaire et fait majoritaire à l’Assemblée nationale sous la Ve République, Thèse Université Paris 1, 2004, p. 62. L’auteure évoque « un lieu de dialogue dénaturé » (p. 67-69).
[15] Hugues Portelli, « Le temps parlementaire », Pouvoirs, n° 146, 2013, p. 71.
[16] Rapport n° 3893, p. 11-12.
[17] Ibid., p. 14.
[18] Ibid., p. 15.
[19] Ibid., p. 20.
[20] Où les non-inscrits sont réunis au sein de la RASNAG. Voir notre texte : « Les députés non-inscrits, une survivance ? », Constitutions, n° 1, 2018, p. 42-49.
[21] En invoquant l’exemple du Parlement européen.
[22] Michel Larive (LFI), Rapport n° 3893, p. 16-17 : « la confiance n’est pas là ».
[23] Bertrand Pancher, ibid., p. 19.
[24] Décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020.