La liberté de parole des ministres du culte. Remarques sur le projet de loi « séparatisme » Par Gwénaële Calvès
Le projet de loi confortant le respect des principes de la République (dit « séparatisme ») comprend plusieurs dispositions visant à durcir le contrôle des propos tenus dans les lieux de culte, notamment par les ministres du culte. Les réformes envisagées divisent le Parlement.
The bill “to reinforce respect for the principles of the Republic” (widely known as the bill against “separatism”) entails several provisions intended to tighten the state’s control over speeches held within places of worship, notably by clerics. The reforms under discussion raise various points of disagreement between the National Assembly and the Senate.
Par Gwénaële Calvès, Professeure de droit public à l’Université de Cergy-Pontoise, membre de l’ANR Egalibex, (https://egalibex.univ-lyon3.fr-)
Il n’a jamais été très exact d’écrire qu’en France, les activités religieuses relèvent, depuis la privatisation du service public des cultes par la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, du droit commun des libertés. Une telle assertion, outre qu’elle fait bon marché des spécificités du droit applicable aux groupements religieux en tant que personnes morales (à commencer par le régime des associations cultuelles, ou celui des congrégations), repose en réalité sur un simple constat : les dispositions de la loi de 1905 relatives à la police des cultes, dans leur volet pénal, sont inappliquées depuis le milieu des années 1910.
Or le projet de loi dit « séparatisme » (projet de loi n° 3649 confortant le respect des principes de la République), adopté par l’Assemblée nationale le 16 février 2021 et examiné depuis lors par le Sénat (le vote du texte est prévu pour le 8 avril 2021, sans navette possible puisque le gouvernement a engagé la procédure accélérée) a entrepris – entre autres choses – de refondre le Titre V de la loi de 1905 (« Police des cultes »).
Celui-ci comprend plusieurs dispositions relatives aux activités qui se déroulent au sein des lieux de culte, c’est-à-dire les « locaux appartenant à une association cultuelle ou mis à sa disposition » (art. 25), les « locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte » (art. 26), ou plus largement les « lieux où s’exerce le culte » (art. 34 et 35). Les cérémonies religieuses qui y sont célébrées « restent placées sous la surveillance des autorités publiques dans l’intérêt de l’ordre public » (art. 25). Elles ne doivent jamais présenter le caractère de « réunions politiques » (art. 26). Et le ministre du culte s’expose à des sanctions pénales si, lors de la réunion, il outrage ou diffame un citoyen chargé d’un service public (art. 34), ou incite « à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité » (art. 35).
Cette dernière infraction, inconnue du droit commun de la liberté d’expression et donc tout à fait spécifique au régime de ce qu’on pourrait appeler le « discours pastoral », doit-elle être maintenue dans le Titre V ? Sur ce point, les positions respectives du gouvernement, de l’Assemblée nationale et de la commission des lois du Sénat divergent sensiblement (I). Une opposition entre les deux chambres semble également se dessiner au sujet d’une nouvelle mesure de police administrative spéciale que le gouvernement voudrait intégrer dans le Titre V : la fermeture temporaire d’un lieu de culte, en raison des propos qui y sont tenus (II).
I. Les propos qui provoquent à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique
L’article 35 de la loi de 1905 dispose que « si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans ». Au cas où la provocation « aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile », il sera poursuivi pour complicité, s’exposant alors à des peines bien plus lourdes.
Ici, un rappel historique n’est peut-être pas inutile. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse a aboli de très nombreux délits d’expression, au nombre desquels figurait le délit de provocation à la désobéissance aux lois (art. 7 de la loi du 17 mai 1819). Mais elle a exclu du champ de l’abrogation l’ensemble du dispositif de contrôle, par l’État, de la parole publique des ministres du culte. Contrôle administratif préalable pour toute diffusion en France de textes en provenance du Vatican[1], ainsi que pour toute « décision doctrinale ou dogmatique » interne aux cultes protestants[2] ; contrôle par la menace d’une sanction pénale, lorsque les ministres des différents cultes critiquent une décision de l’autorité publique, ou provoquent à la désobéissance (art. 201 à 206 du code pénal de 1810). Le discours pastoral n’est pas un discours comme les autres, en raison de son influence sur les fidèles, mais aussi parce qu’il est – sous le régime des cultes reconnus – un discours d’autorité, tenu par des agents publics.
Les évêques, les curés, les pasteurs et les rabbins ont bien sûr perdu leur qualité d’agents publics avec la loi de Séparation. Celle-ci n’en a pas moins maintenu un régime dérogatoire du droit commun pour les propos tenus dans les lieux de culte, dont témoigne son article 35 : si la critique des lois n’est plus passible de sanction pénale, la provocation directe à résister à leur exécution demeure un délit. En effet, le droit commun, expliqua Aristide Briand dans son rapport de présentation de la loi, est ici insuffisant, car il est « impossible de traiter sur le pied de l’égalité, quand il s’agit de l’exercice du droit de la parole, le prêtre dans sa chaire et le simple citoyen dans une tribune de réunion publique. [….] Aucune assimilation n’est à faire entre la portée, les conséquences d’un discours de réunion publique devant un auditoire averti, où toutes les opinions sont le plus souvent en présence […] et celles d’un sermon prononcé par un ministre du culte devant des auditeurs livrés inertes et sans défense par la croyance ou la superstition aux suggestions d’une parole qui tient sa force des siècles et n’a jamais été affaiblie par la controverse »[3].
Furent ainsi poursuivis et condamnés le curé de l’église Saint-Augustin à Paris (pour avoir distribué un bulletin appelant au « deuil armé » contre la loi de Séparation)[4], le cardinal Andrieu à Bordeaux (pour avoir lu et fait lire en chaire une lettre affirmant que puisque les lois de laïcité « compromettent les intérêts de l’Église et de la famille, nous avons non seulement le droit, mais encore le devoir de leur désobéir »)[5], ou l’évêque de Cahors (pour avoir exclu des sacrements les instituteurs de l’école publique qui emploieraient en classe des manuels réprouvés par l’Église)[6]. On pourrait citer d’autres exemples de ces arrêts dont la lecture – passionnante à maints égards – nous rappelle à quel point des pans entiers du monde catholique étaient alors engagés dans un projet « séparatiste ».
De nos jours, chacun a bien compris que ce ne sont pas les prêtres catholiques qui sont visés par le débat autour d’une éventuelle résurrection de l’article 35 de la loi de 1905, mais les imams. Le spectre de l’église « transformée en asile séditieux » (Briand, préc.), opère ainsi son grand retour au Parlement.
Sa carrière devrait toutefois y être courte, l’Assemblée nationale ayant décidé d’abroger purement et simplement l’article 35, pour ramener les propos tenus en chaire dans le droit commun de la loi de 1881. La solution mérite peut-être d’être approuvée (c’est une question de point de vue), mais force est de constater que le raisonnement qui y a conduit repose sur des prémisses profondément erronées. Développées par le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi, elles appréhendent les infractions de l’article 35 comme étant moins durement réprimées, mais identiques à certaines infractions prévues par la loi sur la presse de 1881. Faut-il redire qu’elles en avaient été expressément exclues avant 1905 (lorsqu’elles figuraient aux articles 202 à 205 du code pénal), et que cette exclusion s’est maintenue après la loi du 9 décembre 1905, « loi d’exception exorbitante du droit commun en ce qu’elle crée un délit spécial aux ministres du culte devenus pourtant, par son effet, de simples citoyens »[7] ?
Refusant d’admettre (ou ignorant ?) le caractère spécial du délit prévu à l’article 35, le Conseil d’État l’a assimilé à la provocation visée par l’article 24 de la loi de 1881, qui incrimine aujourd’hui la provocation directe à la commission d’un grand nombre d’infractions (atteintes volontaires à la vie, vols, etc), l’apologie de plusieurs crimes ou délits, et la provocation (directe ou non) à la discrimination, la haine ou la violence à l’égard de personnes ou groupes de personne, à raison de toute une série de motifs protégés (de l’origine au handicap, en passant par l’appartenance ou la non-appartenance à une religion déterminée ou l’identité de genre). Ce qui nous amène quand même très loin de l’incrimination – caduque ? inconstitutionnelle ? – de provocation directe à « résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique »…
À l’Assemblée nationale, le débat sur la spécificité du discours pastoral n’a donc pas eu lieu. Il s’est réduit à la question de savoir s’il fallait renforcer le quantum des peines encourues pour la provocation de droit commun, lorsqu’elle est commise par un ministre du culte dans un lieu de culte et ses abords (position initiale du gouvernement) ou s’il convenait de refuser un tel alourdissement des peines, pour des faits prétendument identiques. La seconde option l’a emporté.
Au Sénat, la commission des lois saisie du texte modifié s’est également imaginée que le problème était quantitatif, et a opté pour un quantum de peine renforcé. Pour quels délits ? Non pas ceux de l’article 24 de la loi de 1881 (que le gouvernement, lui, envisageait de reproduire in extenso dans la loi de 1905), mais… ceux qui sont prévus par la version actuelle de la loi de 1905 ! La commission des lois – sans donc avoir pleinement conscience de travailler sur un délit spécial – a proposé de supprimer l’exigence de provocation directe, et a ajouté un troisième type de provocation : « la provocation à conduire une section du peuple à se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la loi commune ».
Cette formulation fait écho au libellé d’une proposition de loi constitutionnelle récemment adoptée par le Sénat[8], mais aussi au pittoresque délit introduit par l’Assemblée nationale dans le projet de loi « séparatisme » : « est puni de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende le fait d’user de menaces ou de violences ou de commettre tout autre acte d’intimidation à l’égard de toute personne participant à l’exécution d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public, afin d’obtenir pour soi-même ou pour autrui une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service ».
II. Les propos qui tendent à justifier ou encourager la haine ou la violence
L’article 35 « enrichi » par le Sénat rencontrera sans doute, en commission mixte paritaire, le destin qui lui est promis par l’Assemblée : l’abrogation. Il n’en sera pas moins suivi d’un article 35-1 qui renumérote et développe l’actuel article 26 (interdiction des réunions politiques dans les lieux de culte), et surtout d’un très long article 36-3, qui présentera en détail une nouvelle hypothèse de fermeture temporaire d’un lieu de culte par l’administration.
En l’état actuel du droit (art. L. 227-1 du code de la sécurité intérieure), le préfet ne peut prononcer une telle mesure qu’aux fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme. Il ne suffit pas que les propos tenus dans le lieu de culte, ou les « idées ou théories » qui y sont diffusées, provoquent à la violence, la haine ou la discrimination, encore faut-il que l’administration puisse établir que « cette provocation est bien en lien avec le risque de commission d’actes de terrorisme » (CC, 2017-695 QPC du 29 mars 2018, M. Rouchdi B.). Ce mécanisme ne permet donc pas d’atteindre l’objectif visé par le projet de loi : fermer les mosquées qui apparaissent comme des foyers de séparatisme, au sens où, comme l’indique l’exposé des motifs, s’y élabore « un projet politique conscient, théorisé, politico-religieux, dont l’ambition est de faire prévaloir des normes religieuses sur la loi commune ».
D’où le projet d’insertion dans la loi de 1905 d’une version ad hoc de l’article L. 227-1 CSI. Deux séries de propos ou de diffusion d’«idées ou théories » pourront déclencher la procédure de fermeture temporaire : ceux qui provoquent à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personne (la provocation à la discrimination a disparu, sans doute pour tenir compte du statut pour le moins incertain de la norme d’égalité dans l’appareillage dogmatique des religions du Livre) ; ceux qui « tendent à justifier ou encourager cette haine ou cette violence ».
Le lecteur aura peut-être reconnu, dans cette formulation, l’un des motifs qui permet, depuis 1972, la dissolution administrative d’une association (art. L. 212-1 CSI, 6°). Il se distingue du motif de la provocation par un lien de causalité nettement plus distendu entre les paroles et les actes. Le propos qui « justifie ou encourage » peut simplement exprimer un point de vue, une opinion, une thèse, là où le propos qui « provoque » entend agir directement sur la réalité. C’est pourquoi aucun décret de dissolution d’une association n’a jamais retenu ce seul motif. Il est toujours invoqué en combinaison avec un autre.
Dans le cadre d’un lieu de culte, où sont diffusées des idées et des théories dotées, par hypothèse, d’une composante théologique sur laquelle l’État ne saurait porter le moindre jugement de valeur, la voie s’annonce encore plus étroite. Un instrument qui expose déjà l’exécutif, lorsqu’il dissout une association, à céder à la tentation d’une police de la pensée, pourrait l’entraîner, lorsqu’il décide de la fermeture d’un lieu de culte, vers une police des dogmes religieux et de leur interprétation. Consciente de ce risque, la commission des lois, au Sénat, a retiré du texte le nouveau motif de fermeture proposé par le gouvernement, et accepté par l’Assemblée nationale. Il y sera sans doute réintroduit.
Sur le terrain de la liberté de parole des « hommes de Dieu » (comme sur d’autres, et davantage encore), le projet de loi confortant le respect des principes de la République se situe en effet dans le droit fil d’une tradition bien antérieure à l’avènement de la République : celle d’un contrôle étroit exercé par l’État, au nom de l’ordre public, sur les activités religieuses.
[1] Article 1er des Articles organiques ajoutés au Concordat (loi du 18 germinal an X) : « Aucune bulle, bref, rescrit, décret, mandat, provision, signature servant de provision, ni aucunes autres expéditions de la cour de Rome, même ne concernant que les particuliers, ne pourront être reçus, publiés, imprimés, ni autrement mis à exécution, sans l’autorisation du gouvernement ».
[2] Article 4 des Articles organiques des cultes protestants (loi du 18 germinal an X).
[3] A. Briand, Rapport du 4 mars 1905 au nom de la Commission relative à la séparation des Églises et de l’État, p. 339.
[4] Cass. crim. 17 mai 1907, Abbé Jouin, D. 1907, I, pp. 273-275.
[5] Trib. corr. de Bordeaux, 22 juillet 1909, Min. pub. c. Cardinal Andrieu, D. 1911, II, pp. 10-12.
[6] CA Agen, 4 août 1909, Min. pub. c. Laurans, évêque de Cahors, D. 1911, II, pp. 12-14, puis Cass. crim., 7 juillet 1910, D. 1911, I, p. 16.
[7] Cass. crim. 17 mai 1907, Abbé Jouin, préc.
[8] Proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République, adoptée le 19 octobre 2020.