Les « niches parlementaires » de la minorité : casse-tête ou aubaine pour la majorité ? Par Benjamin Fargeaud
Jusqu’à présent, l’instauration des journées réservées à un ordre du jour déterminé par les groupes d’opposition ou minoritaires n’avait pas entraîné de bouleversement majeur dans le fonctionnement de l’Assemblée nationale. Mais voici que la « niche parlementaire » du 8 avril dernier révèle une nouvelle facette de ce mécanisme : la journée de la minorité peut représenter une aubaine pour une partie de la majorité, laquelle profite de cette occasion pour mettre en échec le Gouvernement et la direction du groupe majoritaire. Cet usage inattendu, qui aboutit à diluer la responsabilité politique, témoigne du fait que les outils destinés à « revaloriser le Parlement » ne concourent pas forcément toujours au bon fonctionnement du régime parlementaire.
Since the constitutional reform of 2008 which aimed at strengthening the parliament, the minority or opposition groups at the National assembly are allowed to set up the public session agenda one day a month. Up until now, this measure has not entailed any major change in the functioning of the Assembly. However, a recent political use of this « parliamentary niche », on 8 April 2021, revealed a new aspect of this mechanism. Indeed, the « minority day » may be instrumentalised by a segment of the majority, which could use it to circumvent both the Government and the head of the parliamentary group’s strategy. Such an unpredictable use tends to weaken political accountability and above all, the very foundations of parliamentarism.
Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine, IRENEE
Une des caractéristiques du droit parlementaire, selon Guy Carcassonne, serait que les mécanismes juridiques n’y sont employés pour atteindre leur objectif initial que de manière occasionnelle, tandis qu’ils ont toutes les chances d’être détournés pour poursuivre des fins différentes[1]. La journée parlementaire du 8 avril dernier à l’Assemblée nationale semble illustrer ce constat en ce qui concerne les journées réservées à un ordre du jour déterminé par les groupes d’opposition ou minoritaires, également baptisées plus simplement « niches parlementaires ». Ce jour-là, la « niche » du groupe Libertés et Territoires a été le théâtre d’une scène peu commune : une proposition de loi relative à la promotion des langues régionales a été adoptée par la majorité parlementaire contre l’avis du Gouvernement, tandis qu’une autre proposition de loi relative à la fin de vie aurait pu suivre un chemin identique si le temps l’avait permis, en bénéficiant cette fois-ci de l’abstention du Gouvernement. Autrement dit, la fixation de l’ordre du jour par la minorité parlementaire a été l’occasion pour les députés de la majorité – ces derniers allant même à l’encontre des directives de vote données par la direction du groupe majoritaire – d’essayer de dépasser l’inaction du Gouvernement dans un cas et d’adopter un texte contre son avis dans l’autre cas.
Un usage inattendu des « niches » de la minorité parlementaire
Il n’est pas évident que les promoteurs de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 ayant consacré la nouvelle version de l’article 48 de la Constitution, dont l’alinéa 5 dispose qu’« un jour de séance par mois est réservé à un ordre du jour arrêté par chaque assemblée à l’initiative des groupes d’opposition de l’assemblée intéressée ainsi qu’à celle des groupes minoritaires », aient anticipé une telle situation. Le jugement généralement porté sur cette évolution consiste à souligner qu’elle n’a guère modifié le fonctionnement des assemblées[2]. À l’Assemblée nationale, ces journées ont principalement une fonction de tribune politique pour les groupes concernés. Ces derniers saisissent l’occasion qui leur est donnée de mettre en avant telle ou telle partie de leur programme. Cela se fait toutefois le plus souvent au sein d’un hémicycle clairsemé rempli des quelques députés de la majorité préposés au rejet de ces propositions. La patience de ces derniers pouvait autrefois atteindre ses limites, ce qui se traduisait par l’adoption d’une motion de rejet préalable ou de renvoi en commission, mais cette possibilité a été supprimée par la réforme du règlement initiée par le président Richard Ferrand au printemps 2019. Les propositions de loi des groupes minoritaires ou d’opposition bénéficient ainsi d’un traitement de faveur qui n’a d’autre explication que conjoncturelle, à savoir la tentative des rédacteurs de dernière réforme du règlement de rallier – sans succès – l’opposition à leur projet. Désormais, les députés de la majorité sont tenus de faire preuve de patience en écoutant jusqu’au bout les députés des groupes minoritaires ou d’opposition dérouler leurs propositions. Suivant le thème et la stratégie retenue par le Gouvernement et les groupes de la majorité, ces propositions sont plus ou moins franchement rejetées, neutralisées, édulcorées ou transformées. La gestion de ces « niches » tourne parfois au « casse-tête » pour les instances de la majorité, lorsque la minorité a l’habileté de formuler des propositions que la majorité ne peut rejeter sans prendre le risque d’endosser le mauvais rôle. Ce risque est d’ailleurs amplifié par la multiplication récente du nombre de groupes parlementaires, dans la mesure où les nouveaux groupes accueillent souvent d’anciens membres de la majorité dont les centres d’intérêt sont demeurés voisins de ceux de leurs anciens camarades de banc.
Dans ces conditions, les journées de l’opposition ont déjà tourné à plusieurs reprises à la confusion pour le groupe majoritaire. On se souvient que le rejet de la proposition sur le congé accordé aux parents à la suite du décès d’un enfant, présenté dans le cadre de la niche du groupe UDI, Agir et indépendants en février 2020, avait provoqué un tollé obligeant la majorité à revenir sur sa position initiale[3]. Quelques semaines plus tard, déjà dans le cadre d’une niche du groupe Libertés et Territoires, les députés de la majorité avaient été suffisamment nombreux à s’affranchir des consignes de vote du groupe majoritaire pour que le Gouvernement soit battu au sujet d’une proposition de loi relative au handicap[4]. Dans le cadre de ces niches, la discipline de vote avait donc déjà connu un certain relâchement.
Par rapport à ce constat, la niche du 8 avril dernier a vu les députés de la majorité franchir un nouveau cap. Cette dernière avait pourtant commencé d’une manière classique, le groupe Libertés et Territoires se saisissant de l’occasion pour inscrire, sans guère se préoccuper de faire preuve de réalisme, huit propositions de loi à l’ordre du jour. Deux évènements devaient toutefois perturber la journée. D’une part, le premier texte de la journée, consacré aux langues régionales, a été adopté contre l’avis du Gouvernement mais grâce aux voix de la majorité parlementaire. D’autre part, le second texte, relatif à la fin de vie, a également reçu un soutien massif des députés de la majorité, lesquels sont apparus décidés à avancer sur cette question malgré l’abstention sceptique du Gouvernement[5]. Seule l’obstruction résolue de certains députés d’opposition a fait obstacle à l’adoption de la proposition de loi.
Cette niche parlementaire d’un groupe minoritaire a ainsi donné l’occasion aux députés de la majorité d’adopter une proposition de loi contre l’avis du Gouvernement dans le cas de la proposition relative aux langues régionales et d’essayer de surmonter l’inaction du Gouvernement sur un sujet donné dans le cas de la proposition relative à la fin de vie. Cet évènement significatif semble contredire l’image traditionnelle d’une majorité parlementaire « gouvernée » de l’extérieur par l’exécutif et cantonnée à une influence purement « négative »[6]. En s’appuyant sur la niche d’un groupe minoritaire, une part significative de la majorité a pu bousculer le Gouvernement, voire lui infliger un revers sérieux. Cet évènement peut toutefois donner lieu à deux lectures divergentes. D’un côté, une lecture optimiste pourrait aboutir à la conclusion que les mécanismes destinés à « revaloriser le Parlement » aboutissent en effet à modifier l’équilibre entre l’exécutif et le Parlement en faveur de ce dernier. D’un autre côté, une lecture plus pessimiste amène à se demander si cet épisode ne témoigne pas, au contraire, d’un nouvel affaiblissement du parlementarisme.
Revalorisation du Parlement ?
Les journées des groupes minoritaires apparaissent ainsi comme un espace de liberté où les députés de la majorité peuvent dépasser l’inaction du Gouvernement, voire aller jusqu’à voter contre lui. Que, dans la répartition des rôles sous la Ve République, la majorité parlementaire joue un rôle de surenchère par rapport aux positions du Gouvernement qui tient le rôle de l’acteur raisonnable, ce n’est guère nouveau. En temps normal, les velléités des députés de la majorité sont néanmoins fermement encadrées par les instances du groupe majoritaire et par le Gouvernement bénéficiant des armes du parlementarisme rationalisé. La nouveauté, c’est que les journées de la minorité offrent aux députés de la majorité un espace de liberté leur permettant de pousser leur agenda sans se soucier de la position de l’exécutif ou sans craindre de bousculer le calendrier de ce dernier. Ce que ces députés n’auraient pu réaliser en passant par la direction du groupe majoritaire – lequel prend part à la détermination d’une partie de l’ordre du jour mais n’aurait pas inscrit un texte contre l’avis du Gouvernement – ceux-ci peuvent l’obtenir grâce à la présentation du texte dans le cadre d’une niche de la minorité. Quand leur rôle de surenchère demeurait hier purement symbolique ou verbal, les députés de la majorité ont désormais trouvé un moyen de le concrétiser en s’appuyant sur la part d’initiative législative laissée aux groupes minoritaires. Il n’est d’ailleurs pas indifférent de constater qu’étaient en jeu ici des sujets dits « de société », très symboliques et pour lesquels les backbenchers de la majorité semblent autrement plus allant que le Gouvernement.
Certains verront peut-être ici une ébauche de cette « revalorisation du Parlement » invoquée de manière constante par le réformisme institutionnel de ces trente dernières années. « Un Parlement renforcé », tel était d’ailleurs l’un des objectifs du comité Balladur qui avait proposé, en 2007, la consécration constitutionnelle de l’initiative législative des groupes minoritaires. L’objectif pourrait apparaître atteint ici : une délibération parlementaire a permis de dégager une majorité transpartisane (allant, dans les deux cas, d’une partie de la gauche à une partie de la droite) dans le silence du Gouvernement, voire contre lui. Les slogans repris par les parlementaires partisans de la proposition de loi relative à la fin de vie soulignaient d’ailleurs le rôle de l’initiative parlementaire dans ce cas de figure : « Nous voulons débattre » et « le temps du Parlement est venu »[7].
Ou régression du parlementarisme ?
Il y a pourtant de bonnes raisons de demeurer sceptique devant cette présentation, voire de se demander si cette « revalorisation du Parlement » ne se ferait pas au détriment du parlementarisme. Les députés de la majorité ont certes su se saisir d’un espace de liberté disponible pour s’imposer face au Gouvernement. Ce n’est pas négligeable pour des parlementaires que l’opinion commune réduit volontiers à l’état de « godillots ». Cet affranchissement a toutefois un prix : l’affaiblissement de la discipline de vote et la dilution de la responsabilité politique. Le régime parlementaire repose sur une logique simple qui le rend aisément compréhensible : le Gouvernement exerce le pouvoir avec le soutien de la majorité parlementaire et sous le contrôle de l’opposition. Le Gouvernement et sa majorité sont solidaires dans l’action, ce qui permet au corps électoral de trancher, à l’occasion des élections, entre la majorité et l’une ou l’autre des oppositions.
Or, c’est un tableau tout autre qu’offre la journée parlementaire du 8 avril, dont il n’est pas indifférent de relever qu’elle est initiée par un groupe parlementaire qui n’appartient ni à la majorité ni à l’opposition et qui se caractérise par l’absence de discipline de vote[8]. En ce qui concernait la proposition de loi relative à la promotion des langues régionales, le Gouvernement était contre. La majorité parlementaire était officiellement contre, mais la « majorité » de la majorité a voté « pour ». Le tableau ne serait pas complet sans l’entrée en scène du président de la République, la presse se faisant après coup l’écho du fait que ce dernier aurait été finalement favorable à une proposition de loi à laquelle « son » Gouvernement s’était opposé[9]. Pour couronner le tout, soixante députés de la majorité – encouragés à agir en ce sens par le ministre de l’Éducation nationale – tentent désormais de faire échec au vote de leurs camarades de banc en saisissant le Conseil constitutionnel dans l’objectif de faire constater l’inconstitutionnalité de la proposition de loi en question[10]. C’est ainsi l’institution de la rue de Montpensier qui est appelée à jouer le rôle de « juge de paix » de la majorité parlementaire, le Gouvernement externalisant la résolution du problème à la majorité parlementaire et au Conseil constitutionnel tandis que la question politique se transforme en une question de hiérarchie des normes. L’exemple de la proposition de loi relative à la fin de vie n’est guère moins éloquent : que le Gouvernement assiste en spectateur à un débat si important soulève de nombreuses questions.
Dans les deux cas, le problème est le même : qui est, en définitive, responsable de la décision prise ? Ni le Gouvernement, ni les instances du groupe majoritaire, ni les dix-huit députés du groupes Libertés et Territoires qui n’auraient rien pu faire à eux seuls. C’est ainsi à une véritable dilution de la responsabilité politique qu’aboutit ce type d’épisode. Que l’enceinte de l’Assemblée nationale ait retrouvé, l’espace d’une journée, une atmosphère d’imprévu et de surprise est peut-être de nature à égayer les derniers amateurs du théâtre parlementaire – c’est-à-dire les députés, les journalistes parlementaires subsistants et peut-être les constitutionnalistes. Il n’est pas certain que cela concoure à un fonctionnement accessible et transparent du régime parlementaire.
Ces quelques lignes n’ont toutefois pas pour objet de porter un jugement dogmatique sur tel ou tel comportement, ni d’insister sur la difficulté que rencontrent les instances du groupe majoritaire dans la gestion de la « majorité introuvable » issue des urnes en 2017. L’enseignement qui doit être tiré de ces évènements est avant tout celui-ci : en matière institutionnelle, les innovations institutionnelles ne remplissent décidément pas toujours l’objectif qui leur est initialement assigné. A contrario, il n’est pas rare qu’elles révèlent ultérieurement des conséquences inattendues. Ainsi, l’instauration des journées des groupes minoritaires peut aboutir, sous certaines conditions, à accorder une marge de manœuvre nouvelle aux députés de la majorité. Il n’est pas évident que cette dernière conséquence participe au bon fonctionnement du régime parlementaire, notamment lorsque cette marge de manœuvre est mobilisée contre le Gouvernement. Ce constat est ainsi de nature à souligner le caractère indéterminé de la formule incantatoire selon laquelle il est urgent de « revaloriser le Parlement ». Si l’intention est incontestablement louable, l’objectif est bien peu défini et l’exemple des journées réservées à la minorité illustre que le résultat demeure aléatoire.
[1] C’est ce qu’il appelle la « polyfonctionnalité » des pouvoirs parlementaires. Cf. « Entretien avec Guy Carcassonne », 3ème partie (16min), Jus politicum, n°2, mars 2009, http://juspoliticum.com/article/Entretien-avec-Guy-Carcassonne-87.html
[2] Claude Bartolone, Michel Winock, Refaire la démocratie, Assemblée nationale, Rapport n°3100, XIVe Législature, Groupe de travail sur l’avenir des institutions, p. 97.
[3] Voir Brice Lacourieux, « Congé de deuil : comment revenir sur un vote », Les Cuisines de l’Assemblée, 6 février 2020, https://www.lemonde.fr/blog/cuisines-assemblee/2020/02/06/conge-de-deuil-comment-revenir-sur-un-vote/
[4] Simon Viguer, « Handicap : l’Assemblée nationale s’émancipe », Les Cuisines de l’Assemblée, 14 février 2020, cf. https://www.lemonde.fr/blog/cuisines-assemblee/2020/02/14/handicap-lassemblee-nationale-semancipe/
[5] Sur le déroulement du débat parlementaire et les diverses positions en présence, voir Pierre Januel, « Loi sur la fin de vie : les députés pressent le Gouvernement », Dalloz Actualité, 28 avril 2021, https://www.dalloz-actualite.fr/flash/loi-sur-fin-de-vie-deputes-pressent-gouvernement#.YImFv6E6-cw
[6] Pierre Avril, « La majorité parlementaire ? », Pouvoirs, n°68, 1994, p. 45-53.
[7] « L’appel de plus de 270 députés sur la fin de vie : « nous voulons débattre et voter » », Le Journal du dimanche, 3 avril 2021, cf. https://www.lejdd.fr/Societe/lappel-de-270-deputes-sur-la-fin-de-vie-nous-voulons-debattre-et-voter-4036064
[8] Si l’on en croit la déclaration constitutive du groupe Libertés et Territoires, cf. https://www2.assemblee-nationale.fr/15/les-groupes-politiques/groupe-libertes-et-territoires/(block)/53744
[9] Cf. https://www.ouest-france.fr/bretagne/langue-bretonne/langues-regionales-et-si-emmanuel-macron-se-rejouissait-du-vote-6c434276-9894-11eb-ae5c-5fcedc06561a
[10] Cf. https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/loi-molac-sur-les-langues-regionales-cette-saisine-du-conseil-constitutionnel-qui-embarrasse-la-majorite-presidentielle-2065747.html
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