Bis repetita non placent ? – La lancinante question du mode de désignation du Premier Ministre en Israël

Par Fabrice Pezet

<b> Bis repetita non placent ? – La lancinante question du mode de désignation du Premier Ministre en Israël </b> </br> </br> Par Fabrice Pezet

La récente proposition de M. Benjamin Netanyahu de rétablir l’élection directe du Premier ministre a été accueillie avec scepticisme. L’Etat d’Israël a en effet déjà expérimenté, sans succès, ce mécanisme dans les années 1990. Cependant, cet échec institutionnel doit avant tout se comprendre comme un échec politique révélant les limites de la technique constitutionnelle à influencer les comportements des acteurs politiques.

 

Mr Benjamin Netanyahu’s recent proposal to reinstate the direct election of the Prime minister has been met with circumspection. Israel unsuccessfully experienced such a mechanism in the 1990s. This institutional failure should primarily be understood as a political failure that in turn informs about constitutional devices’ shortcomings when it comes to influencing political actors’ behaviour.

 

Par Fabrice Pezet, Maître de conférences en droit public à l’Université de Paris-Est Créteil (UPEC)

 

 

Les élections israéliennes du 23 mars 2021, les quatrièmes en deux ans, n’auront pas permis de résoudre la crise politique que connait l’Etat hébreu depuis 2019. Pour remédier à l’absence chronique de majorité à la Knesset, M. Benjamin Netanyahu, Premier ministre sortant, a suggéré le rétablissement de l’élection du chef du gouvernement au suffrage universel direct le même jour que les élections législatives et ce, en remplacement du système actuel d’investiture par la Knesset.

 

L’Etat d’Israël a déjà connu ce dispositif original dans les années 1990 : introduit par la loi fondamentale de 1992[1], il a été finalement supprimé par la Loi fondamentale de 2001[2]. La loi fondamentale de 1992 prévoyait l’élection directe du Premier ministre en même temps que les élections législatives[3]. C’est dans ce cadre qu’ont été élus Benjamin Netanyahu (1996) puis Ehud Barak (1999). En 2001, la démission de ce dernier a entraîné une « élection spéciale », c’est-à-dire une élection primo-ministérielle sans élections législatives simultanées, qui a vu la victoire d’Ariel Sharon, deux mois avant la suppression de cette procédure[4].

 

L’élection primo-ministérielle a été vue comme un remède à l’instabilité politique israélienne. Les raisons de celle-ci sont connues. Elle est due à l’atomisation de la vie parlementaire israélienne que favorise un scrutin proportionnel assorti d’un seuil de représentativité de 3,25 %[5]. Mais ce morcellement n’est pas uniquement le produit de la loi électorale. Il ne fait que traduire l’hétérogénéité sociologique, idéologique, religieuse et ethnique de la population israélienne[6].

 

L’élection directe du Premier ministre s’est voulue une réponse aux défis de l’émiettement politique. Institutionnellement, elle revient à placer le processus de désignation du Premier ministre hors du forum parlementaire. Politiquement, elle a été présentée comme un moyen de surmonter les blocages politiques nés du morcellement du paysage partisan. Si Israël a été le premier et, à l’heure actuelle, le seul Etat à avoir recouru à un tel mécanisme, cette réforme a déjà été envisagée à d’autres époques et dans d’autres pays[7]. Une partie de la doctrine française a ainsi défendu le principe de l’élection du Président du Conseil dans les dernières années de la IVème République[8]. Depuis la révision de 2017, la Turquie connait un dispositif qui rappelle celui expérimenté par Israël, mais appliqué au chef d’Etat, puisque le Président de la République, titulaire du pouvoir exécutif, est obligatoirement élu le même jour que l’Assemblée nationale[9].

 

Les projets français et l’expérience israélienne témoignent de ce que l’instauration de l’élection primo-ministérielle se présente comme une solution institutionnelle à des problèmes politiques en réalité plus profonds. L’échec de ce dispositif en Israël atteste de l’impuissance de la législation constitutionnelle à corriger par elle-même les pratiques politiques. Il n’en reste pas moins que ce mécanisme renvoie paradoxalement à une vision assez moderne du régime parlementaire. Il consacre ainsi un phénomène de « présidentialisation » du Premier ministre (I.) dont on attendait qu’il amenât une rationalisation du paysage politique (II.). Or, c’est précisément l’impossibilité à faire émerger un fait majoritaire qui explique l’échec de cette technique originale de rationalisation (III.).

 

 

I. L’expression de la « présidentialisation » du Premier ministre

Le bénéfice attendu de l’élection directe du Premier ministre est que la légitimité électorale confère au chef du gouvernement une autorité accrue sur le parlement lui permettant de « commander » une majorité parlementaire.

 

La concomitance des élections législatives et primo-ministérielle vise à accentuer l’autorité politique personnelle du Premier ministre mais également à faire émerger un leader doté d’une légitimité propre et en mesure de diriger une majorité. A cet égard, l’élection primo-ministérielle s’inscrit dans une démarche de « présidentialisation » du Premier ministre. Ce concept de « présidentialisation » est souvent employé pour décrire la position institutionnelle du Premier ministre britannique[10]. Il traduit la capacité d’action et l’autonomie politique acquises par ce dernier vis-à-vis du cabinet et du parlement et qui rendraient sa situation comparable à celle du Président américain. La réforme cherche à instituer en droit positif une certaine lecture du fonctionnement du Westminster Model, où les élections législatives sont parfois assimilées à une élection indirecte du Premier ministre du fait de la personnalisation du débat politique.

 

L’élection primo-ministérielle témoigne d’un certain « réalisme constitutionnel ». Elle prend acte du fait que l’élection est aussi un choix en faveur d’un chef de gouvernement. Mais elle opère une lecture univoque de la relation entre légitimité électorale et autorité politique du Premier ministre. Ses promoteurs partent généralement du principe que la première conduit naturellement à la seconde. Or, comme le cas britannique l’atteste, légitimité électorale et autorité politique sont imbriquées : l’une ne crée pas l’autre, mais l’une et l’autre s’alimentent.

 

Force est de constater que l’élection directe du Premier ministre expérimentée en Israël n’a pas donné les résultats attendus. Si, dans l’absolu, elle a permis de faciliter la constitution de majorités, celles-ci ne se sont pas maintenues durablement. Elle aura conféré au Premier ministre une autorité sporadique sans pour autant renforcer sa position politique. Ni Benjamin Netanyahu ni Ehud Barak n’ont échappé à la crise ministérielle, le premier organisant des élections anticipées devant les difficultés à faire voter son budget ; le second démissionnant du fait de la dislocation de sa coalition. Si Ariel Sharon a pu effectivement rester Premier ministre pendant cinq ans (2001-2006), ce fut au prix d’une rupture avec son parti d’origine, le Likoud, à la suite de l’évacuation de la bande de Gaza. La « présidentialisation » n’a pas produit les effets escomptés sur le jeu parlementaire : inamovible en apparence, le Premier ministre n’a jamais disposé de l’autorité nécessaire pour gouverner efficacement dans la durée. C’est pourquoi l’élection primo-ministérielle est regardée comme un échec institutionnel[11] qui traduit un échec politique.

 

 

II. La volonté de rationalisation du système politique

Les vertus prêtées à l’élection directe du Premier ministre tiennent à sa capacité à influencer sur les comportements électoraux et à apporter une forme de rationalisation de la vie politique qui, en retour, permettraient une stabilité politique accrue.

 

La « présidentialisation » explicite de la fonction de Premier ministre à travers le processus électoral a pour objet de corriger les défauts les plus criants du mode de scrutin proportionnel par l’introduction d’une forme de logique majoritaire et ce, de deux façons.

 

Premièrement, il s’agit de créer une bipolarisation en contraignant les partis à se situer par rapport à l’un ou l’autre des candidats. Il n’est pas anodin que l’article 13, a) de la loi fondamentale de 1992 a prévu que le Premier ministre devait être élu à la majorité absolue des voix, au besoin en recourant à un second tour entre les deux candidats arrivés en premier (article 13, b))[12]. L’élection directe du Premier ministre est perçue comme un moyen de délimiter clairement les frontières entre la majorité et l’opposition et de générer une bipolarisation.

 

Secondement, l’élection directe du premier ministre vise à influencer les comportements électoraux par la simultanéité de l’élection primo-ministérielle et des élections législatives[13]. Elle repose sur le postulat que les électeurs vont faire preuve d’une certaine cohérence en votant pour le parti du candidat au poste de Premier ministre qu’ils soutiennent. La tenue d’une « double élection » le même jour n’est donc pas fortuite : elle cherche à faire converger les comportements électoraux en avantageant les grandes formations, les seules à pouvoir mener de front les deux élections. Or, c’est sur le plan électoral que la loi fondamentale de 1992 a connu son échec le plus flagrant. Les « double élections » de 1996 et de 1999 ont non seulement vu les grands partis, le Likoud et les travaillistes, réaliser des résultats électoraux mauvais sinon médiocres mais encore enregistrer des reculs significatifs par rapport aux élections précédentes[14]. L’élection primo-ministérielle n’aura donc pas apporté la rationalisation du système partisan qu’on en attendait.

 

Rétrospectivement, l’idée selon laquelle l’élection directe du Premier ministre aurait pu remédier aux défauts d’une vie politique invertébrée peut sembler naïve. Pourtant, ce calcul n’était pas insensé. Il est souvent admis que l’élection présidentielle en France contribue à favoriser la bipolarisation. De même, le « système présidentiel » turc atteste que le mécanisme de « double élection » peut favoriser la constitution d’une dynamique majoritaire au profit du candidat victorieux. Le véritable problème doit être recherché ailleurs, dans l’incapacité à faire naître un fait majoritaire.

 

 

III. L’incapacité à faire émerger un fait majoritaire

L’échec de l’élection primo-ministérielle tient à l’absence de fait majoritaire au sein du paysage politique israélien. C’est précisément ce qu’ont compris les tenants de l’élection primo-ministérielle. Leur erreur a été d’être trop optimistes quant à son impact effectif, en pensant qu’elle se suffirait à elle-même. Or, et c’est toute l’ambiguïté des dispositifs de rationalisation du parlementarisme, la réglementation constitutionnelle peut participer à la résolution des problèmes politiques, mais il est illusoire de penser qu’elle peut les éliminer par elle-même, de façon quasi-mécanique. Encore faut-il que les acteurs du processus électoral, les partis ou les électeurs, acceptent d’en « jouer le jeu ».

 

La bipolarisation ne pouvait fonctionner dès lors que les partis politiques et les électeurs israéliens restaient réticents ou indifférents à l’idée selon laquelle l’élection primo-ministérielle consistait à élire le chef d’une majorité parlementaire. Cette logique impliquait en retour de s’intégrer dans une coalition à vocation majoritaire s’entendant sur un programme commun sanctionné par les électeurs. Le succès de la « démocratie présidentielle » en France ou en Turquie s’explique par un consensus plus ou moins partagé selon lequel le chef de l’exécutif a vocation à être également le chef d’une majorité. L’élection du chef de l’exécutif participe à la réalisation du fait majoritaire, mais ne le créé pas ex nihilo : il est admis et revendiqué par les acteurs du jeu institutionnel. En dépit de résultats mitigés, le cas italien est instructif. Les différentes tentatives de renforcement de la position institutionnelle du Président du Conseil se sont généralement doublées de lois électorales complexes dont l’objet a été la constitution de blocs majoritaires à travers diverses modalités. Or, en Israël, les partis n’ont jamais envisagé de s’intégrer dans une dialectique entre majorité et opposition. La victoire aux élections primo-ministérielles n’a ainsi jamais été synonyme de majorité à la Knesset.

 

Ces limites expliquent que la proposition de Benjamin Netanyahu de rétablir l’élection directe du Premier ministre a été accueillie avec scepticisme. Du reste, elle semble dictée par l’opportunité politique. Certes, elle peut contribuer à résoudre la crise que connait le système parlementaire israélien depuis deux ans. Mais son succès dépend en réalité d’une profonde transformation des comportements partisans et électoraux qu’elle ne saurait apporter par elle-même. A défaut de s’intégrer dans une réflexion plus large sur le système politique israélien, le « retour vers le futur » auquel invite M. Netanyahu risquerait de conduire aux mêmes désillusions.

 

 

 

[1] V. Basic Law of the State of Israel: The Government, 14 avril 1992, SĦ 5752 214.

[2] La Loi fondamentale de 2001 abolit l’élection directe du Premier ministre au profit du système d’investiture par la Knesset prévu par la loi fondamentale de 1968. V. Basic Law of the State of Israel: The Government, 18 mars 2001, SĦ 5761 158.

[3] V. les articles 3, b) et 4 de la Loi fondamentale de 1992.

[4] V. les articles 5 et 23, c) de la Loi fondamentale de 1992. La démission du Premier ministre sans dissolution de la Knesset entraînait automatiquement une élection primo-ministérielle sans élections législatives concomittantes.

[5] Initialement de 1 %, le seuil a été progressivement relevé à 1,5% (1988), 2 % (2003), puis 3,25% (2014).

[6] Sur le fonctionnement de la démocratie israélienne, v. Cl. Klein, La Démocratie d’Israël, Seuil, 1997.

[7] V. E. O’Malley, “Investigating the Effects of Directly Electing the Prime Minister”, Government and Opposition, Vol. 41, No. 2, 2006, pp. 137-162.

[8] V. M. Duverger, « Un véritable régime parlementaire », Le Monde, 13 avril 1956 ; G. Vedel, « Pour un exécutif élu par la Nation », Revue politique des idées et des institutions, 1956, n° 19, pp. 579-591.

[9] V. F. Pezet, « Le Président de la République, un Premier ministre comme les autres ? – Réflexions autour de la réforme constitutionnelle en Turquie », Constitutions, 2017, n° 1, pp. 57-61.

[10] V. M. Foley, The Rise of the British Presidency, Manchester University Press, 2003; Th. Poguntke, P. Webb (dir.), The Presidentialization of Politics: A Comparative Study of Modern Democracies, Oxford University Press, 2005.

[11] V. E. Ottolenghi, “Israel’s Direct Elections System and the (Not so) Unforeseeable Consequences of Electoral Reform”, Israel Studies Forum, vol. 18, no. 1, 2002, pp. 88–116.

[12] Les élections primo-ministérielles de 1996, de 1999 et de 2001 n’ont donné lieu qu’à un seul tour puisqu’elles n’ont vu s’opposer que deux candidats, celui du parti travailliste et celui du Likoud.

[13] V. E. Ottolenghi, “Why Direct Election Failed in Israel”, Journal of Democracy, Vol. 12, No 4, Oct. 2001, pp. 109-122.

[14] En 1996, les travaillistes et le Likoud obtenaient 26,8% et 25,1% respectivement ; en 1999, leurs scores respectifs n’étaient plus que de 20,3% et 14,1%.

 

 

Crédit photo: Matt Howry, Flickr, CC 2.0