De quelques interrogations constitutionnelles soulevées par l’éventualité d’un référendum d’indépendance en Écosse

Par Aurélien Antoine

<b> De quelques interrogations constitutionnelles soulevées par l’éventualité d’un référendum d’indépendance en Écosse </b> </br> </br> Par Aurélien Antoine

Après les élections au Parlement écossais, la question de l’organisation d’un référendum d’indépendance se pose à nouveau. Selon la Première ministre, Nicola Sturgeon, son gouvernement soutenu par le Parti national écossais et les Verts, dispose d’un mandat clair pour organiser un second référendum. Mais ce projet nécessite l’accord des institutions britanniques et le Premier ministre, Boris Johnson, y est résolument hostile. Il soutient que le résultat du référendum de 2014 s’impose pour une génération et qu’en temps de crise pandémique, ce n’est pas le bon moment pour mettre en cause l’Union. Pour Nicola Sturgeon, le Brexit fut un changement de circonstances majeur qui justifie une nouvelle consultation des citoyens écossais. Une bataille juridique semble être inévitable.

 

After the Scottish Parliament elections, the First Minister, Nicola Sturgeon, and its government, backing by the Scottish National Party and the Scottish Greens, claim that they have a clear mandate to hold a new independence referendum. But such a project needs the consent of the British institutions and the Prime Minister, Boris Johnson, thinks independence debate is “irrelevant”. He argues that the decision surrounding Scottish independence was settled in 2014 and he draws intention to the fact that it was a once-in-a-generation vote. Moreover, in time of pandemic crisis, it is not the right time to question the Union. According to Nicola Sturgeon, the Brexit is a big change of circumstances to justify holding a second independence referendum. A legal battle between the two governments appears inevitable.

 

Par Aurélien Antoine, Professeur à l’Université Jean-Monnet Saint-Étienne

 

 

 

Au lendemain des élections au Parlement écossais le 6 mai dernier, les indépendantistes (issus des rangs du Parti national écossais, SNP, et des Verts) ont obtenu une majorité absolue (72 sièges sur 129). Si ce résultat n’est pas le raz-de-marée parfois évoqué quelques semaines auparavant et que le SNP ne réalise pas le meilleur score de son histoire en nombre de députés, il est une victoire incontestable pour la First minister, Nicola Sturgeon. Au cœur du projet du SNP, l’hypothèse de l’organisation d’un nouveau référendum d’indépendance de l’Écosse (« Indyref2 ») redevient d’actualité, malgré des sondages qui laissent planer un doute quant à son éventuel succès. Avant même la proclamation des décomptes définitifs des voix, Nicola Sturgeon a déclaré que le triomphe des indépendantistes leur a octroyé un mandat clair pour qu’une consultation sur le maintien de l’Écosse au sein du Royaume-Uni se tienne dans un futur proche. Ces élections ont-elles donné un mandat démocratique aux députés écossais (Members of the Scottish Parliament, ou MSPs) susceptibles d’exiger que le Parlement de Westminster ou le gouvernement de Londres lance une nouvelle procédure référendaire, voire de pouvoir se passer de leur consentement ? Dans l’esprit de Nicola Sturgeon, le scrutin du 6 mai serait l’expression d’une volonté populaire qui s’impose à Londres. Le raisonnement de la First minister pose un certain nombre de problèmes, tant à l’égard de la législation que de plusieurs principes fondamentaux qui régissent les rapports entre les institutions britanniques et les autorités dévolues.

 

 

Les obstacles à l’adoption unilatérale par le Parlement écossais d’une loi organisant un référendum

Trois argumentations juridiques peuvent être évoquées afin de prévenir l’intervention unilatérale des institutions dévolues. Elles découlent de l’interprétation de la loi de 1998 sur l’Écosse (Scotland Act).

 

Une compétence du Parlement écossais devant être validée en amont de l’adoption d’un projet de loi de référendum

L’argument principal tient à l’interprétation du Scotland Act modifié qui détermine les compétences du Parlement écossais. La combinaison des sections 29 et suivantes et de l’annexe 5 qui liste les matières réservées à Westminster exclut la compétence des institutions écossaises lorsque l’union des deux nations est en cause. Peu de voix doctrinales contestent cette analyse et une récente décision de la Court of Session semble le confirmer implicitement[1], ce qui n’a pas empêché le gouvernement de Nicola Sturgeon d’adopter, le 22 mars 2021, un projet de loi organisant un référendum d’indépendance sans, toutefois, l’avoir encore déposé au Parlement. Si tel devait être le cas, l’Exécutif devra en attester la légalité après avis du Lord Advocate dont les fonctions sont similaires à celles de l’Attorney General du cabinet britannique[2], mais dont l’indépendance est plus affirmée. L’actuel Lord Advocate, James Wolffe, n’est pas affilié au parti national écossais, bien qu’il soit plutôt proche de la Première ministre. Le sens de l’avis qu’il rendrait n’est évidemment pas connu, mais il est peu probable qu’il fasse preuve d’audace. Une fois le bill introduit, le président du Parlement (le Presiding Officer of the Scottish Parliament) doit également confirmer la validité du projet de loi (section 31 du Scotland Act). À l’instar du Speaker de la Chambre des Communes, il exerce ses missions en toute neutralité tout en appartenant à la majorité. Au lendemain du scrutin du 6 mai, c’est la députée du parti des Verts qui a été élue, Alison Johnstone. Malgré sa position institutionnelle, il est peu probable qu’elle entrave l’intention du gouvernement. Quoi qu’il en soit, son avis n’est qu’indicatif. Le guide de la procédure législative du Parlement écossais rappelle que les MSPs peuvent en faire un élément du débat législatif, mais il appartient aux seules juridictions de trancher un éventuel conflit sur la portée du texte.

 

La saisine de la Cour suprême par les requérants privilégiés

Nicola Sturgeon devra franchir un deuxième écueil, sans doute plus gênant que le précédent. La légalité du texte sera sans nul doute contestée par le Lord Advocate écossais, l’Advocate General britannique ou l’Attorney General sur le fondement de la section 33 (1) du Scotland Act. Ces dispositions prévoient expressément que ces officiers de la Couronne peuvent saisir la Cour suprême afin qu’elle se prononce sur la question de savoir si un bill ou l’un de ses articles entre dans la compétence du Parlement écossais. La saisine peut émaner du ministre chargé de l’Écosse qui, en vertu de la section 35, a le pouvoir d’empêcher la promulgation de la loi s’il estime qu’elle s’immisce dans les domaines réservés au Parlement britannique. La plus haute juridiction du Royaume était intervenue pour la première fois en 2018 sur ce fondement, en pleine crise politique du Brexit. Elle avait jugé que le Parlement écossais avait outrepassé ses compétences sans, toutefois, considérer que l’ensemble de la loi était illégale[3].

 

Les recours par les requérants ordinaires

Une dernière hypothèse peut être évoquée. Au-delà même de la section 30 (1), la loi de 1998 pose le principe général selon lequel aucune disposition législative adoptée par le Parlement ne doit outrepasser sa compétence (section 29). Sur ce fondement, un citoyen écossais attaché à l’union britannique aurait-il intérêt à agir devant les juridictions écossaises contre un projet de loi de référendum en parallèle des requérants privilégiés ? Il y a quelques mois, un candidat indépendantiste avait saisi la Court of Session pour qu’elle se prononce sur la compétence de Holyrood d’organiser un référendum sans l’accord de Londres[4]. À l’occasion de ce litige, la juge Carmichael a souligné que le principe de rule of law imposait une réponse quant à la compétence du Parlement écossais, quelle qu’en soit l’origine. Elle a en conséquence accepté que les voies de droit ne sauraient être réservées aux requérants privilégiés de la section 33 (1)[5]. Bien que, en l’espèce, la cour ait rejeté le recours en raison du caractère « hypothétique, prématuré ou académique » de la question posée, Lady Carmichael a rendu plausible l’action d’un particulier contre un projet de loi avant qu’il ne devienne un Act. En appel, l’Inner House de la Court of Session ne confirme pas ce raisonnement. Le Lord President de la Court of Session en formation d’appel a ainsi insisté sur le principe constitutionnel de common law[6] selon lequel l’exclusion du droit au recours ne peut être qu’exceptionnel et enfermé dans des conditions strictes, « claires et sans équivoque » prévues par un acte du Parlement ou si elle découle nécessairement de l’économie générale du texte qui rend incompatible la cohabitation de deux recours[7]. La lex specialis de la section 33 (1) prévaut, en l’espèce, sur le recours de droit commun. En revanche, le président de la cour a confirmé l’appréciation de Lady Carmichael selon laquelle le problème posé était « hypothétique ou académique », dans la mesure où la réponse qui pourrait y être apportée n’aurait pas un « résultat concret », par exemple dans la capacité du Parlement écossais d’adopter tel ou tel texte[8].

 

Malgré cette restriction d’accès aux juridictions pour les particuliers, il ne fait guère de doute que toute initiative gouvernementale consistant à soumettre un projet de loi aux MSPs provoquerait un contentieux. Dès lors, existe-t-il un argumentaire qui pourrait convaincre un juge d’accepter la compétence de Holyrood ? Si cela paraît peu probable, encore faut-il comprendre la teneur de la démonstration de Nicola Sturgeon qui va jusqu’à écarter l’hypothèse même de toute action juridictionnelle.

 

 

Les arguments déployés par Nicola Sturgeon

En s’appuyant sur « la volonté du peuple » qui aurait été exprimée lors des élections du 6 mai, Nicola Sturgeon reprend explicitement la doctrine du mandat (mandate doctrine) selon laquelle le parti ou le courant politique majoritaire doit mettre en œuvre le programme pour lequel il a été élu (manifesto). Nicola Sturgeon entremêle les concepts de souveraineté populaire et de légitimité démocratique pour dénier à toute institution britannique le pouvoir de prévenir l’organisation du référendum.

 

La mobilisation de la doctrine du mandat

La doctrine du mandat joue un rôle majeur dans la vie politique britannique depuis 1945, même si son application stricte doit être relativisée. Cette théorie est l’un des fondements de la convention de la Constitution dite de « Salisbury » selon laquelle la Chambre des Lords ne saurait entraver l’adoption en deuxième ou en troisième lecture d’un projet législatif explicitement contenu dans le programme du parti vainqueur du scrutin. Cette doctrine peut aussi expliquer que Lord Halisham ait parlé de « dictature élective » à propos mode de gouvernement au Royaume-Uni, les membres du Parlement se retrouvant liés durant toute une législature par des promesses que l’Exécutif se doit de respecter. Ne pouvant être assimilée à la théorie du mandat impératif, celle du mandat simple conduit à ce que le gouvernement qui se dédierait de ses engagements s’expose à une sanction politique qui peut émaner du parti lui-même via les backbenchers le plus souvent, ou à l’occasion de nouvelles élections. Les libéraux-démocrates en ont fait l’amère expérience en reniant des promesses clefs de leur programme du fait de leur participation à une coalition. 

Lorsqu’elle a pris la parole le 8 mai et à l’occasion de son discours d’investiture dix jours plus tard, Nicola Sturgeon s’applique donc à respecter point par point les promesses du SNP en insistant sur celle du référendum. Elle lie le résultat d’élections parlementaires au destin de l’Union. D’une procédure classique de désignation d’une représentation nationale découlerait une émanation de la souveraineté du peuple écossais qui s’opposerait à celle du Parlement de Westminster. La First minister en déduit que non seulement le gouvernement britannique ne saurait empêcher politiquement les députés écossais d’adopter une loi prévoyant la tenue d’un référendum, mais toute action devant les tribunaux serait, selon elle, « absurde et totalement insultante ». Précisant son raisonnement, elle estime que « cela signifierait qu’un gouvernement conservateur refuserait de respecter les souhaits démocratiquement exprimés par le peuple écossais et l’issue d’une élection ». Elle conclut en considérant que saisir la Cour suprême reviendrait à renverser la démocratie écossaise.

 

Démocratie écossaise vs souveraineté du Parlement britannique

Pour résumer le cheminement constitutionnel de Nicola Sturgeon, l’action unilatérale des institutions d’Édimbourg est rendue possible ab initio par le mandat accordé par les élections du 6 mai, titre qui exprimerait une forme de souveraineté populaire à laquelle ni le Parlement britannique ni les juridictions ne pourraient faire obstacle. Pour un juriste français, cette approche renvoie à un débat lancinant relatif au rôle du Conseil constitutionnel en matière de lois référendaires dont il refuse d’apprécier la constitutionnalité selon des termes qui ne sont pas sans ambiguïté[9]. L’argument classique, mais discutable, de la légitimité démocratique supérieure d’une décision référendaire par rapport à celle de représentants des citoyens, de même que l’immunité constitutionnelle d’une telle décision, est au cœur de la démonstration de la First minister.

 

Les dirigeants écossais ont régulièrement tenté de minimiser la portée de la souveraineté parlementaire en invoquant une tradition juridique écossaise plus attachée à la souveraineté du peuple. En 1953, à l’occasion d’un célèbre contentieux qui portait sur le droit de la Reine à porter le nom d’Élisabeth II (l’Écosse n’ayant jamais connu de monarque portant le titre d’Élisabeth Ire, la fille d’Henry VIII n’ayant régné que sur l’Angleterre), Lord Cooper of Culross avait indiqué que « le principe de souveraineté illimitée du Parlement est un principe spécifique de droit anglais et n’a pas d’équivalent en droit constitutionnel écossais »[10]. Cette analyse est souvent mobilisée par les nationalistes pour prétendre que le peuple écossais a la faculté de contester la souveraineté absolue du Parlement britannique. Plus récemment, le Claim of Right de 1989 avait été symboliquement adopté par les partis travaillistes et libéraux-démocrates écossais en faveur de la création d’une assemblée « constituante » après approbation populaire. Une référence directe à la souveraineté du peuple écossais y était faite. Dix ans plus tard, le processus de la dévolution – fondé sur un référendum – fut largement tributaire de l’initiative de 1988-1989.

 

La démarche intellectuelle de Nicola Sturgeon s’inscrit incontestablement dans une culture écossaise de remise en cause de la souveraineté parlementaire britannique et d’une vision extensive des lois de dévolution qui n’établiraient pas une relation hiérarchique verticale entre Londres et Édimbourg. La juridiction suprême du Royaume-Uni n’ignore pas cette approche en reconnaissant le statut particulier des lois de dévolution dans l’ordre juridique interne[11], ce que confirme, de surcroît, la convention de la Constitution Sewel[12]. La démonstration de la First Minister contient, toutefois, de sérieuses limites.

 

 

Une posture juridique et politique difficilement défendable

Le raisonnement de Nicola Sturgeon emporte trois séries de remarques qui l’affaiblissent tant juridiquement que politiquement. Un positionnement plus souple se dessine alors en faveur d’un référendum consultatif, mais cette solution médiane est loin d’être une échappatoire complètement crédible.

 

Les faiblesses des raisonnements juridiques favorables au pouvoir unilatéral du Parlement écossais

Tout d’abord, en défendant le primat de l’expression de l’avis du peuple écossais sur la représentation britannique, Nicola Sturgeon s’expose aux mêmes critiques formulées à l’encontre de Theresa May et Boris Johnson quand ils se sont fondés sur la légitimité du référendum du Brexit pour contraindre les MPs à voter en faveur des accords qu’ils avaient négociés avec l’Union européenne. À l’époque, l’opposition nationaliste à Westminster n’avait pas eu de mots assez durs pour fustiger cette attitude qui revenait à imposer au Parlement des textes qu’il n’approuvait pas. De même, lorsque le Parlement fut prorogé pour une longue durée en septembre 2019, les indépendantistes soutinrent le recours devant la Cour suprême qui en prononça l’inexistence dans son jugement Miller 2[13]. Par conséquent, il est difficilement compréhensible que le SNP s’appuie sur des arguments proches de ceux qu’ils ont combattus hier et rejette la compétence de juridictions qui ont préservé les droits de ses députés à délibérer. Écarter le respect des procédures prévues par le Scotland Act de 1998 et prétendre que la saisine de la Cour suprême serait illégitime relève d’une forme de populisme particulièrement attentatoire à la rule of law, principe que Nicola Sturgeon évite soigneusement de citer dans ses discours sur l’indépendance.

 

Ensuite, la First minister tire des conséquences absolues de sa victoire aux élections législatives. S’il est compréhensible qu’elle veuille mener à bien un projet qu’elle a présenté dans son manifesto, le vote des électeurs n’a pas porté sur la seule question de l’indépendance. Un soutien en faveur du SNP peut s’expliquer par de nombreux motifs politiques distincts : le programme social et environnemental, le rejet des partis traditionnels, l’adhésion aux modalités de gestion de la crise du Coronavirus, etc. Comme les sondages le montrent, il n’est pas acquis que ces mêmes électeurs aient une position tranchée sur l’organisation d’un référendum et sur son issue.

 

Enfin, Nicola Sturgeon élude le fait que le nationalisme écossais ne s’exprime pas seulement au Parlement d’Édimbourg. Il est aussi présent à Westminster. Contrairement à ce qu’elle prétend, le Parlement de Londres n’est pas anglais, mais britannique, si bien que les intérêts écossais y sont incarnés. Rejeter l’intervention de Westminster revient, non sans paradoxe, à nier la représentativité des MPs écossais dans une articulation entre institutions britanniques et écossaises qui s’inspire en partie d’une logique fédérale. Nicola Sturgeon l’ignore volontairement au profit d’une vulgate simpliste dressant systématiquement Londres contre Édimbourg. Si le tropisme anglais du gouvernement et de la majorité n’est guère contestable, l’institution parlementaire elle-même (ou de la Cour suprême dont les juges sont issus de toutes les traditions juridiques du Royaume-Uni) tient compte de l’originalité de la forme de l’État britannique.

 

Les incertitudes juridiques et politiques soulevées par un référendum consultatif

Face à ces contradictions de nature politique et juridique, des analyses moins radicales se sont fait jour en faveur de la compétence du Parlement écossais. Déjà en 2012, soit deux années avant le premier référendum, il avait été parfois soutenu que la loi de dévolution n’excluait pas que le Parlement d’Édimbourg prévoie un référendum sans l’accord de Londres dès lors qu’il serait consultatif[14]. Rien dans la loi de 1998 ne vient l’empêcher explicitement. Selon les promoteurs de cette idée[15], le référendum indicatif n’aurait pas pour but de remettre en cause directement l’union, mais seulement de connaître l’opinion majoritaire du peuple écossais. Ils ajoutaient que le résultat de la consultation renforcerait même l’union si le « non » à l’indépendance l’emportait.

 

Le référendum consultatif s’avérerait également conforme à la marge d’appréciation que la Cour suprême a reconnue aux autorités législatives élues, même si elles ne sont pas pleinement souveraines. Dans le jugement AXA, Lord Hope estime que, lorsqu’il s’agit « de déterminer ce qui est dans l’intérêt public », « les juges ne devraient intervenir que dans des circonstances les plus exceptionnelles. » Il ajoute que « le processus démocratique risquerait d’être subverti si, en présence d’une question soulevant un jugement moral ou politique, des opposants à une loi obtenaient par la voie juridictionnelle ce qu’ils n’ont pas réussi à faire via le Parlement. » [16] La Cour suprême pourrait considérer que l’intérêt national du sujet en cause et sa sensibilité justifieraient le self-restraint qui s’impose dans le cas où la votation ne serait que consultative.

 

Cette analyse n’est pas dénuée de logique, mais elle se heurte à l’objectif réel du référendum : assujettir les institutions au dénouement démocratiquement incontestable, même s’il est indicatif en droit. Cette tension entre le politique et le juridique a connu un précédent récent évoqué plus haut, celui du Brexit. Une fois le résultat du référendum proclamé, les MPs et le gouvernement qui l’avaient organisé se sont toujours estimés liés. Les remainers n’ont pas fait exception en soulignant que seul le parallélisme des procédures (c’est-à-dire la tenue d’un second référendum) pouvait éventuellement remettre en cause l’issue du scrutin du 23 juin 2016. La Cour suprême elle-même a relevé l’importance de la légitimité démocratique de la consultation. Dans Miller 1, reprenant un rapport de la commission des Affaires constitutionnelles de la Chambre des Lords, elle endosse l’idée selon laquelle « il serait difficile pour le Parlement d’ignorer l’expression claire de l’opinion publique » qui est « d’une grande signification. »[17] Deux ans et neuf mois plus tard, elle confirme que « techniquement, le résultat n’avait pas une portée juridique contraignante. Mais le gouvernement s’est engagé à en honorer l’issue et l’a considéré comme étant politiquement et démocratiquement contraignant. Les gouvernements successifs et le Parlement ont agi en ce sens. »[18]

 

La question s’est posée de savoir si l’obligation politique de suivre la volonté du peuple est en train de faire naître une nouvelle convention de la Constitution permettant de concilier souverainetés parlementaire et populaire, seule la première ayant une force juridique stricte. Si cette discussion n’emporte pas encore de réponse claire[19], elle a au moins le mérite d’identifier la nature politique de la contrainte qui pèse sur les représentants des citoyens. Faute de fondement juridique, cette contrainte ne saurait être contrôlée par les juridictions. Dans leur jugement de 2018 relatif au Legal Continuity (Scotland) Bill, les juges suprêmes soulignent qu’« il n’appartient pas à cette cour de formuler ou d’exprimer une quelconque opinion sur [des] questions de politique, qui relèvent de la responsabilité de nos représentants élus (…) Notre rôle est simplement de déterminer en droit si, et dans quelle mesure, le projet de loi écossais ressortit à la compétence du Parlement écossais. On ne peut répondre à cette question (…) qu’en analysant les dispositions précises du Scotland Act » de 1998[20].

 

Dès lors, toute juridiction saisie d’un projet de loi de référendum consultatif s’intéressera au contenu du texte lui-même à la lumière, notamment, de la loi de dévolution, de la souveraineté parlementaire et du principe de rule of law, non de ses effets politiques. Dans son travail d’interprétation, le juge devra vérifier si le législateur a octroyé une certaine marge de manœuvre au Parlement écossais pour organiser des référendums indicatifs et si ces derniers n’ont qu’un rapport limité avec un domaine réservé. L’étude rapide des débats parlementaires et l’état du droit positif prouvent, selon nous, le contraire. L’union est un domaine protégé en tant que tel qui requiert, pour la remettre en cause, le respect d’une procédure spécifique. Le parallèle peut être à nouveau fait avec le Brexit. La Cour suprême, dans Miller 1, a rappelé que le résultat du référendum exigeait l’intervention du Parlement afin qu’il acquière une portée juridique. En conséquence, si le Parlement écossais parvenait à organiser un référendum consultatif unilatéralement sans qu’une juridiction se soit prononcée en amont (ce qui confine au cas d’école), la validation juridique du résultat nécessiterait l’observation stricte du Scotland Act. Le Parlement de Westminster devrait, dans tous les cas, intervenir. Soit la légitimité du référendum s’imposera aux MPs, soit ces derniers y feront obstacle en invoquant la violation de lois et principes de nature constitutionnelle. La première garantie de la démocratie étant le respect des procédures, les parlementaires seraient tout à fait en capacité de s’opposer aux autorités dévolues.

 

En plus de cet argument, il convient de souligner qu’aucun article de la loi de 1998 n’attribue au Parlement écossais le pouvoir d’organiser des référendums, y compris pour les matières relevant de sa compétence[21]. En dernier lieu, si l’autodétermination avait été envisagée en 1998, elle aurait sans doute été consacrée dans le Scotland Act. À la même époque, pour une autre nation celte (l’Irlande du Nord), cette faculté avait été explicitement admise[22]. L’absence de toute référence à ce droit dans la loi confirme que l’altération des matières réservées ne saurait découler d’une interprétation souple par les seules institutions écossaises, excluant à la fois un accord avec l’Exécutif britannique et l’intervention du Parlement de Westminster.

 

Pour conclure, Nicola Sturgeon pourrait faire le pari de passer outre les arguments juridiques qui, a priori, contrecarreraient son intention de prévoir unilatéralement un référendum. Un vote favorable à l’indépendance renforcerait sa position et pourrait créer un contexte politique susceptible de faire plier Londres. Il pourrait aussi influencer le juge s’il était saisi au terme du processus dans la mesure où certaines juridictions ont, par le passé, insisté sur les circonstances particulières à prendre en compte afin d’interpréter convenablement la finalité de telle ou telle disposition législative[23]. Il serait évidemment intéressant de connaître la position de la Cour suprême, mais la résolution d’une question éminemment politique ressortit d’abord à la compétence des institutions politiques. Par ailleurs, la culture politique britannique faisant du respect du droit une valeur cardinale des relations institutionnelles, initier un référendum sur des bases juridiques contestables pourrait grandement handicaper Nicola Sturgeon, en particulier après les critiques qu’elle avait émises contre le gouvernement de Boris Johnson sur ce même terrain. Finalement, il est urgent d’attendre pour la First minister qui se refuse, pour l’heure, à fixer des échéances claires et invoque la priorité de mettre un terme à la pandémie pour reporter sine die le dépôt d’un projet de loi de référendum. En Angleterre comme en Écosse, la Covid-19 semble être devenue un argument de poids pour éviter d’aborder les sujets sensibles.

 

 

 

[1] Martin James Keating against (First) Advocate General for Scotland and (Second) the Lord Advocate [2021] CSIH 25. Le Lord President, se prononçant sur l’éventualité d’une contestation de la compétence du Parlement écossais, estime qu’« il ne devrait pas être trop difficile de parvenir à une conclusion à la lumière de la jurisprudence de la Cour suprême » (§ 66) selon laquelle une loi ou l’un de ses articles sera considéré(e) comme hors de la compétence des autorités dévolues si elle ou il a plus qu’un rapport ténu ou une relation de cause à effet limitée avec un domaine réservé.

[2] Sur son office, voir notre article, « L’Attorney General : un organe clef du gouvernement britannique que le Brexit a mis en lumière », JP Blog, 25 mars 2019.

[3] The UK Withdrawal from the European Union (Legal Continuity) (Scotland) Bill – A Reference by the Attorney General and the Advocate General for Scotland (Scotland) [2018] UKSC 64.

[4] Martin James Keating against (First) against Advocate General for Scotland and (Second) the Lord Advocate [2021] CSOH 16.

[5] § 103.

[6] Voir, notamment, R (UNISON) v Lord Chancellor [2020] AC 869, Lord Reed, § 76.

[7] 2021] CSIH 25 préc., § 59.

[8] § 52, § 53 et § 55.

[9] Voir O. Beaud, « Le Conseil constitutionnel sur la souveraineté et ses approximations », Jus Politicum, n° 21.

[10] MacCormick v Lord Advocate 1953 SC 396.

[11] Voir, par exemple, AXA General Insurance Limited and others (Appellants) v The Lord Advocate and others (Respondents) (Scotland) [2011] UKSC 46, Lord Hope, § 153 ; ou Thoburn v Sunderland City Council [2003] QB 151, Lord Justice Laws, § 62.

[12] Selon laquelle Westminster ne peut légiférer sur une matière dévolue sans le consentement des autorités écossaises, galloises ou nord-irlandaises.

[13] R (Miller) v The Prime Minister and Cherry v Advocate General for Scotland [2019] UKSC 41.

[14] Gavin Anderson et al, “The Independence Referendum, Legality and the Contested Constitution: Widening the Debate”, UK Constitutional Law Group Blog, 31 January 2012.

[15] S. Tierney, “A second Scottish independence referendum without a s.30 Order? A legal question that demands a political answer”, Center for Constitutional Change, 21 mars 2017.

[16] Préc., Lord Hope, § 49.

[17] R (Miller) v Secretary of State for Exiting the European Union [2017] UKSC 5, Lord Neuberger, § 125.

[18] Miller 2, § 7.

[19] Voir notre ouvrage, Le Brexit. Une histoire anglaise, Dalloz, 2021, coll. Les Sens du Droit, p. 206 et s.

[20] Préc., Lady Hale, § 11.

[21] Ce n’est qu’en 2020 que le Parlement écossais a adopté une loi l’autorisant à recourir au référendum dans le champs de ses compétences exclusives (Referendum (Scotland) Act 2020).

[22] Accord du Vendredi saint, Constitutional Issues, § 1 et s.

[23] SEPA and others v Scottish Coal Company Ltd and others [2013] CSIH 108, § 150.

 

 

 

Crédit photo: First Minister of Scotland, Flickr, CC NC 2.0