AUDITIONS À HUIS CLOS AU SEIN DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE : LE RÈGLEMENT ET LA PRATIQUE Par Benjamin Fargeaud
L’audition des représentants des groupes TF1 et M6 par les commissions des affaires économiques et des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, qui s’est tenue le 9 juin dernier, a eu la particularité d’avoir lieu à huis clos. Il semblerait, si l’on en croit la presse, que ce soit la protection du secret des affaires qui ait justifié cette mesure. Cette audition est l’occasion de se pencher sur les règles relatives à la publicité des travaux des commissions permanentes de l’Assemblée nationale et de constater que ces règles semblent recevoir, à certains égards, une application peu orthodoxe.
On June 9, the hearing of representatives of the TF1 and M6 groups by the National Assembly’s economic and cultural affairs committees took place in view of their future merger. This hearing was somehow unique in that it took place behind closed doors. According to the press, the rationale behind this measure was that it was necessary to protect business secrecy. This hearing provided for a good occasion to look a little bit more closely at the rules governing the publicity of parliamentary proceedings and to note that these rules seem, in some respects, to be applied in a rather unorthodox manner.
Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine (IRENEE)
L’audition par les commissions des affaires économiques et des affaires culturelles de l’Assemblée nationale de Gilles Pélisson et de Nicolas de Tavernost, respectivement président-directeur général du groupe TF1 et président-directeur général du groupe M6, a laissé peu de traces. Tout au plus une inscription à l’agenda de ces deux commissions, à la date du 9 juin, ainsi qu’un bref article du Canard enchaîné. Dans l’édition du 2 juin, ce dernier avait signalé que cette audition se déroulerait à huis clos au nom de la « protection du secret des affaires ».
Aucun compte-rendu n’étant disponible à ce jour, le contenu de cette audition demeure inaccessible pour le public. Le sujet mis à l’ordre du jour était pourtant d’importance. La fusion des groupes TF1 et M6 pourrait aboutir à la constitution d’une entité possédant un nombre conséquent de chaînes de télévision (potentiellement dix, soit au-delà de la limite réglementaire) et concentrant l’essentiel du marché publicitaire. Elle n’est pas non plus entièrement une surprise, dans la mesure où Nicolas de Tavernost avait déjà eu l’occasion d’évoquer la perspective d’un rachat du groupe M6, à l’occasion d’une précédente audition – qui ne s’était pas déroulée à huis clos – le 7 avril dernier devant la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat. Malgré l’intérêt et l’importance du sujet, les échanges qui se sont tenus à l’Assemblée le 9 juin dernier demeurent couverts par le secret.
Cet épisode soulève des questions de droit parlementaire. Il est l’occasion de rappeler que la publicité des travaux en commission, bien qu’ayant connu un puissant développement depuis 2009, connaît encore des limites. Si le maintien de certaines zones d’ombre en la matière est sans doute compréhensible, il est possible de se demander dans quelle mesure celui-ci se fait dans le respect des dispositions du Règlement de l’Assemblée nationale.
Le progrès continu de la publicité des travaux en commission
Si la publicité des travaux en commission est désormais solidement ancrée dans la pratique parlementaire, elle demeure une évolution somme toute récente à l’Assemblée. Initialement, le huis clos était la norme pour ces travaux. Le secret était alors réputé favoriser des échanges plus apaisés, plus techniques et peut-être moins partisans entre les parlementaires. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 est toutefois venue bouleverser ce paradigme : l’examen en séance publique portant désormais sur le texte élaboré par la commission, les travaux de cette dernière revêtaient une importance particulière justifiant qu’une certaine publicité leur soit donnée. Le Conseil constitutionnel fit même de ce dernier point une exigence constitutionnelle[1]. Deux réformes du Règlement, en 2009 puis en 2014, sont alors intervenues pour organiser la publicité des travaux en commission. Si la première confie aux bureaux des commissions la compétence d’organiser cette publicité, la seconde érige la publicité des travaux en principe en affirmant que « les travaux des commissions sont publics » (cf. article 46 RAN). Il faut toutefois préciser ce que recouvre ici le terme « publicité ». Cette dernière ne signifie pas ouverture au public, comme ce peut-être le cas pour la séance publique. Elle prend la forme d’une ouverture de la séance de la commission à la presse et s’accompagne, le plus souvent, d’une retransmission en direct de la séance sur le site dédié de l’Assemblée nationale ainsi que de la publication d’un compte-rendu (cf. articles 18 et 18 bis de l’instruction générale du bureau de l’Assemblée nationale). Il faut enfin relever que ces règles sont applicables aux travaux des commissions permanentes, des commissions spéciales ou encore de la commission des affaires européennes, mais ne le sont pas aux travaux des commissions d’enquêtes ou encore de la délégation parlementaire au renseignement, lesquelles sont régies par des règles propres. En pratique, la publicité des travaux des commissions s’est ainsi largement imposée, malgré certaines limites.
Le maintien de certaines zones d’ombre
Si la publicité est le principe, ce dernier tolère des exceptions. L’article 46 RAN dispose ainsi que le bureau de chaque commission peut déroger au principe au profit du huis clos « par une décision motivée et rendue publique ». L’article précise qu’en ce qui concerne certains travaux en particulier – ceux prévus aux articles 86, 87, 117-1 et 117-2 du Règlement, c’est-à-dire les travaux législatifs à proprement parler – la dérogation ne peut être décidée « qu’à titre exceptionnel ». Les travaux préparatoires de la réforme de 2014 éclairent la portée prêtée à ces dispositions par ceux qui les ont adoptées[2]. Il en ressort que la distinction opérée par le Règlement entre les travaux législatifs et les autres a été inscrite afin d’assouplir le principe de la publicité en ce qui concerne les seconds. Si la dérogation est « exceptionnelle » pour les travaux législatifs, cela signifie a contrario qu’elle peut être plus courante pour les travaux non législatifs, lesquels incluent les auditions réalisées par les commissions. Les travaux préparatoires montrent que cet « élément de souplesse »[3] a été ajouté pour prendre en compte les inquiétudes de certaines commissions, lesquelles estimaient que la publicité des auditions mettait en péril la discrétion qui devait nécessairement accompagner les travaux parlementaires dans les domaines mettant en cause la défense nationale ou les relations extérieures. Il s’agissait alors de s’assurer que le principe de la publicité des travaux n’aboutisse pas « à une réduction de l’information du Parlement »[4]. Il ressort de tout cela que la publicité des travaux est certes le principe en matière d’audition par les commissions parlementaires, mais sous une forme volontairement atténuée.
En pratique, la mise en œuvre de ces dispositions du Règlement semble aboutir à un résultat hétérogène, le bureau de chaque commission étant seul responsable de l’organisation des travaux (cf. article 41 RAN). En fonction de leur domaine d’intervention, les différentes commissions font ainsi un usage inégal du huis clos[5]. Celui-ci est rare à la commission des lois, tandis qu’il est plus courant à la commission de la défense nationale. Il faut aussi relever que l’hétérogénéité concerne également la politique suivie en matière de publicité donnée a posteriori aux auditions tenues à huis clos. Ce dernier signifie que l’audition n’a pas été ouverte à la presse ni retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée, mais il ne signifie pas pour autant systématiquement le secret. Tout comme le bureau de la commission est libre de décider du huis clos, il apparaît également libre de la publicité qu’il donne après coup aux séances tenues à huis clos. La pratique semble ici tolérer une large gamme de solutions, lesquelles vont du secret complet à la publication d’un compte-rendu qui peut apparaître assez exhaustif (la commission de la défense nationale a ainsi tenu, ces derniers mois, une série d’auditions à « huis clos » sur le thème du renseignement, pour lesquelles il est possible de trouver, sur le site de la commission, une série de comptes rendus détaillés). Dans les faits, les conséquences du huis clos peuvent ainsi être très hétérogènes.
Sous réserve d’investigations plus précises, il semble donc possible de conclure de tout ceci que la pratique règne en maître en ce qui concerne la mise en œuvre du huis clos pour les travaux des commissions. De fait, cette pratique semble avoir trouvé un certain équilibre, les contestations récentes du huis-clos n’intervenant guère qu’à l’occasion d’épisodes marqués par des tensions politiques particulières. Il est possible de songer, à cet égard, aux évènements survenus en juillet 2018 à l’Assemblée nationale à la suite de l’affaire dite Benalla. À cette occasion, la commission des lois avait connu de vifs débats au sujet de la publicité à accorder aux travaux de la commission, cette dernière s’étant dotée des pouvoirs d’une commission d’enquête. Accusant la majorité de vouloir pratiquer un certain nombre d’auditions importantes à huis clos, les députés de l’opposition s’y étaient fermement opposés et avaient défendu le caractère public des travaux, sauf exception à entendre strictement[6]. Majorité et opposition avaient fini par s’entendre sur le principe suivant : les auditions seraient publiques, la commission pouvant le cas échéant décider le huis clos à la demande de l’une des personnes auditionnées. À cette occasion, la présidente de la commission des lois avait pu souligner, au sujet des conséquences à tirer d’une audition à huis clos, que « les règles relatives à la publicité des débats sont extrêmement modulables »[7].
Le choix du huis clos pour l’audition de MM. Pélisson et Tavernost n’est donc pas entièrement surprenant. Le motif apparemment invoqué, à savoir le secret des affaires si l’on en croit Le Canard enchaîné, est quant à lui plus original sans être non plus entièrement neuf. Il est sans doute recevable en son principe : en matière de droit des affaires, comme en matière de défense ou de relations internationales, la publicité peut contraindre la personne auditionnée à contenir son propos et ainsi limiter l’information des parlementaires. Il est d’ailleurs possible de trouver des précédents en la matière : en octobre 2009, la commission des affaires économiques avait ainsi auditionné à huis clos Henri Proglio, alors dirigeant de Véolia en passe de devenir président-directeur général d’EDF[8]. L’idée était déjà d’assurer l’information des parlementaires sans contraindre le dirigeant d’entreprise à dévoiler sa stratégie économique au public et donc potentiellement à ses concurrents. Au demeurant, il faut rappeler que le secret des affaires est un secret protégé par la loi dont le régime juridique a été rénové par la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires, intervenue pour transposer une directive européenne portant sur le même sujet (directive 2016/943/UE du 8 juin 2016 sur la protection des savoir‑faire et des informations commerciales non divulguées contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites). À cet égard, le secret des affaires peut certes apparaître comme un motif permettant de justifier la décision de tenir à huis clos une audition. Mais – et c’est ici que le bât blesse – pour pouvoir en juger, encore eut-il fallu que la décision soit motivée.
Des interrogations portant sur le respect du cadre juridique
Les dispositions du Règlement de l’Assemblée nationale sont-elles scrupuleusement respectées par la pratique parlementaire ? Il y a des raisons d’en douter : l’article 46 RAN ouvre certes la possibilité du huis clos, mais il exige également une décision « motivée et rendue publique ». Cela fait deux conditions, dont il est difficile de soutenir qu’elles soient véritablement respectées en pratique.
La publicité de la décision représente une première difficulté. Les dispositions règlementaires ne précisent pas ce qu’il faut entendre ici par « décision rendue publique ». Les travaux préparatoires de la réforme de 2014 suggèrent qu’il ne faut prêter qu’une portée limitée à cette obligation lorsqu’ils indiquent que la précision, à l’occasion de la publication du compte-rendu, du caractère à huis clos de l’audition peut constituer le caractère public de la décision[9]. Cette interprétation atténue déjà fortement l’obligation d’une décision publique. Mais qu’en est-il en l’absence de compte-rendu ? Dans les faits, il est probable que la décision de tenir une audition à huis clos soit décidée par le bureau de la commission concernée. Or, les comptes-rendus des réunions de bureau ne sont eux-mêmes pas forcément publics, pas plus qu’il n’y a de relevé public des décisions entérinées par les bureaux (contrairement à ce qui existe, par exemple, pour les décisions prises par le bureau de l’Assemblée elle-même). Il n’y a guère que l’annonce des réunions de commission au Journal officiel, laquelle précise si celles-ci sont ouvertes à la presse ou non, qui traduit une quelconque publicité donnée à la décision de tenir une audition à huis clos. Il n’est donc pas évident d’identifier ici la « décision rendue publique » exigée par le Règlement.
En ce qui concerne l’audition du 9 juin dernier, il est possible de conclure, en l’absence de compte-rendu de l’audition ou d’un relevé de décisions émanant du bureau de la commission, qu’il n’y a pas eu de « décision rendue publique ». Ce qui est ennuyeux, mais pas autant que l’absence de « décision motivée ».
La seconde difficulté, qui est également la plus sérieuse, est en effet l’absence de motivation qui va de pair avec l’absence de décision publique concernant la réunion d’une commission à huis clos. Même dans l’hypothèse où une interprétation charitable permettrait d’admettre la publicité de la décision – par exemple grâce à l’annonce au Journal officiel ou par la mention du huis clos au compte-rendu de la réunion de commission – il n’est guère possible de distinguer une quelconque motivation justifiant le huis clos. Il est possible d’imaginer que l’absence de cette dernière est liée au fait que les motifs invoqués seront souvent identiques et très standardisés dans la mesure où ils tombent sous le sens (par exemple, le secret de la défense nationale). L’article 46 RAN résultant de la réforme de 2014 exige toutefois une motivation expresse, dont il apparaît difficile de trouver une trace concrète dans la pratique parlementaire actuelle. Or, dans bien des cas, il pourrait être intéressant pour le public de savoir ce qui justifie le fait que l’audition se tienne à huis clos.
Tel est, par exemple, le cas pour l’audition de MM. Pélisson et Tavernost le 9 juin dernier. Que les bureaux des commissions concernées aient estimé nécessaire la tenue de cette audition à huis clos est une chose. Se dispenser de motiver ce choix, à rebours de l’obligation posée par le Règlement de l’Assemblée nationale, en est une autre. La souplesse de la pratique dans la mise en œuvre des dispositions règlementaires a sans doute ses vertus, mais ces dernières ne sauraient pour autant justifier que les parlementaires se dispensent de motiver publiquement leurs décisions. Le simple fait qu’il faille avoir recours à la presse pour connaître les motifs justifiant du huis clos accompagnant une réunion de commission témoigne du fait qu’il y a ici un problème.
[1] Conseil constitutionnel, décision n°2009-581 DC du 25 juin 2009, Résolution tendant à modifier le règlement de l’Assemblée nationale, §12.
[2] Jean-Jacques Urvoas, Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur la proposition de résolution n°2273 de M. Claude Bartolone tendant à modifier le Règlement de l’Assemblée nationale, n°2381, 20 novembre 2014, [https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rapports/r2381.pdf].
[3] Ibid., p. 67.
[4] Idem.
[5] Pierre Avril, Jean Gicquel, Jean-Éric Gicquel, Droit parlementaire, Paris, LGDJ, Précis Domat droit public, 2021, 6e édition, p. 170.
[6] Assemblée nationale, XVe Législature, Compte-rendu de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, Samedi 21 juillet 2018, Compte-rendu n°104, p. 2-12.
[7] Ibid., p. 12.
[8] Samuel Le Goff, « L’intérêt du huis clos », Les Cuisines de l’Assemblée, 29 octobre 2009, [https://www.lemonde.fr/blog/cuisines-assemblee/2009/10/29/linteret_du_huis_clos/ ].
[9] Jean-Jacques Urvoas, op.cit., p. 64.
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