L’« hyperactivité » du Conseil de défense (1/2) : une conséquence du présidentialisme français Par Thibault Desmoulins
La fin de la crise sanitaire est restée sans effet sur l’activité incessante du Conseil de défense et de sécurité nationale. L’année écoulée fournit néanmoins de nouvelles réponses à l’étude de cette « hyperactivité ». Ce premier article a pour objectif d’en souligner la cause principale, qui en fait un symptôme de la présidentialisation de la Ve République, par-delà son utilité et son efficacité en temps de crise. Un second article a pour objectif d’en discerner les conséquences : son poids sur le Secrétariat général de défense et de sécurité nationale, ainsi que son rôle dans l’exportation manquée de sous-marins vers l’Australie, montrent que l’hyperactivité du Conseil de défense peut également être une source de dysfonctionnements exécutifs.
Despite the end of the sanitary crisis, the overall activity of the French Conseil de défense et de sécurité nationale (National defense and security council) remained undiminished. The past year thus provides new materials for the study of its « hyperactivity ». This first article, among a set of two, aims at highlighting its main cause, French presidentialism, beyond its utility and efficacy during the pandemic. A second article will analyze its consequences, especially subsequent dysfunctions in the executive branch.
Par Thibault Desmoulins, Docteur en droit de l’Université Panthéon-Assas, Qualifié aux fonctions de maître de conférences en droit public (CNU 02).
Le 1er juin dernier, la fin de l’état d’urgence sanitaire et l’entrée en vigueur de la loi relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire, ont mis un terme juridique et symbolique à cette dernière. Pourtant, la fin de cette crise est restée sans effet sur l’activité du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN). Chaque mercredi matin, le Conseil des ministres demeure précédé d’un « Conseil de défense sanitaire » dédié à la gestion de l’épidémie de Covid-19. Cet organe permet de réunir autour du président de la République et à sa demande, non seulement des membres du gouvernement mais aussi des personnalités extérieures susceptibles d’éclairer les décisions de l’Exécutif sous le sceau du secret-défense. De nouveaux sujets ont également provoqué la réunion de sa formation restreinte, dont notamment la récente rupture des négociations franco-australiennes relatives à un contrat d’exportation de sous-marins : il en est résulté un Conseil restreint le 21 septembre dernier à 9 heures. Enfin, outre cette formation restreinte, il en existe encore une plénière et deux spécialisées se réunissant régulièrement[1].
Au sortir de la crise sanitaire, cette activité incessante fournit l’occasion de rappeler la fonction du Conseil de défense et de la confronter aux faits. Un précédent billet avait déjà présenté[2] les fondements juridiques et les compétences de cet organe, intervenant aujourd’hui face aux crises, aux risques et aux menaces envers « la défense et la sécurité nationale ».
Ce nouveau billet a pour objectif de discerner les causes de son hyperactivité. Dans cette perspective, trois tentatives d’explication peuvent être mises à l’épreuve des faits grâce au recul fourni par l’année écoulée. Elles font respectivement dépendre l’utilisation du Conseil de causes circonstancielles (I), fonctionnelles (II) et politiques (III).
I. Un « mal nécessaire » lié à la crise sanitaire ?
En premier lieu, le Conseil de défense a été conçu comme un organe de crise, permettant une concentration décisionnelle afin de surmonter l’urgence et la complexité des circonstances. Il s’agirait d’une sorte de « mal nécessaire » ou d’un « régime de nécessité »[3] destiné à soutenir le président, garant de la continuité de l’État (art. 5 de la Constitution). En témoignent notamment la création de formations spécialisées dans la « défense sanitaire », la « défense écologique » et dans tout autre domaine. Les décisions prises en son sein confirment également son activité durant les crises, depuis les mesures de confinement jusqu’au port du masque[4].
Cette fonction s’inscrit dans le prolongement des objectifs fixés par le livre blanc de la défense de 2009, dont le concept de « sécurité nationale » inclut la protection face aux « crises majeures » et aux nouveaux risques technologiques, environnementaux, sociétaux. Les réunions du conseil se prolongent dès lors au-delà du temps de la crise, à fins de gestion de la situation ultra-marine (Guyane, Guadeloupe et Martinique notamment), de détermination de la politique vaccinale et de la prévention d’éventuelles « vagues de contamination ». C’est plus encore le cas du Conseil de défense écologique dont l’objet s’inscrit dans un temps long – sans préjudice de l’urgence affichée des mesures à adopter. Il faut en conclure que l’activité du Conseil de défense ne se réduit pas à la seule gestion des crises.
Au surplus, l’on pourrait observer que d’autres organes permettent à la fois l’étude prospective des crises majeures (ainsi du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale – SGDSN) et leur gestion opérationnelle (ainsi de la Cellule interministérielle de crise – CIC – et des centres opérationnels ministériels – CO). À titre de comparaison, lors de la dernière pandémie grippale de type « A », ni la presse nationale, ni la commission d’enquête parlementaire, ni l’ancienne ministre de la santé Roselyne Bachelot n’ont évoqué l’intervention du Conseil de défense préexistant[5]. La réaction étatique était dès lors assurée par l’action combinée du SGDSN, du CIC et des CO des ministères concernés. L’existence d’autres organes de crise et l’absence de cantonnement du Conseil à ces périodes semblent donc infirmer l’hypothèse de devoir y recourir par « nécessité ».
II. Une « manne d’efficacité » antibureaucratique ?
En deuxième lieu, le Conseil de défense a été considéré comme un organe stratégique interministériel, assurant une reprise en main du politique sur l’administration et sur le militaire (art. 20 al. 2 de la Constitution)[6]. Dans ce sens, il permettrait au gouvernement de diriger plus efficacement l’action de l’État, déjouant les risques d’impotence et d’entropie administrative grâce à une « stratégie du court-circuit »[7] ou, plus simplement, de plans d’action révolutionnaires car « plus concrets, plus simples, plus souples, plus adaptables et donc mieux appliqués »[8]. Cette utilité répond à une critique classique de l’administration visant les organes considérés comme technocratiques, à l’instar des « cabinets » politiques et au détriment des « bureaux » et des directions administratives. La recherche d’efficacité conduirait donc naturellement à solliciter les décisions d’une « manne présidentielle ».
Pourtant, le Conseil de défense n’y répond qu’imparfaitement. Tout d’abord, la prise de décision demeure tributaire de la coopération des agences et des autorités administratives (Santé Publique France, Haute Autorité de santé, ANSM, ARS notamment). Par ailleurs, l’exécution des décisions dépend encore des structures administratives ordinaires, et il n’existe – pour l’heure – aucun « ministère des crises ». Enfin, la principale structure de soutien du Conseil de défense, le SGDSN, s’avère confiée depuis 1995 à des fonctionnaires issus des grands corps de la fonction publique (Cour de comptes, Conseil d’État, corps préfectoral) ayant le plus souvent l’expérience des cabinets. Le Conseil de défense semble ainsi se borner à déplacer le centre de gravité de décisions irréductiblement complexes, sans parvenir à les simplifier ou à incarner un organe « antibureaucratique ».
III. Un « masque politique » du présidentialisme ?
En troisième lieu, le Conseil de défense a été dénoncé comme un organe présidentiel exerçant une force d’attraction des décisions exécutives vers le chef de l’État. Les remarques ont été les plus nombreuses sur ce point, depuis le constat d’une simple « prépondérance présidentielle »[9] jusqu’à l’évocation d’une « conception monarchique »[10] et « solitaire »[11] du pouvoir. Pourtant, le rattachement du Conseil de défense au président de la République lui est reconnu « au titre » (littéralement, au sein du Code de la défense) de chef des armées (art. 15 de la Constitution), quoique ce domaine soit beaucoup plus vaste que celui strictement militaire. L’ascendant présidentiel sur le régime de la Ve République étant par ailleurs bien connu depuis 1958, il n’y aurait donc là aucune nouveauté ni aucune raison de s’en émouvoir.
Certes, les réunions restreintes à l’initiative du Président sont attestées depuis les débuts de la Ve République[12]. Il faut néanmoins observer que ces réunions étaient initialement cantonnées à un rôle informel, ponctuel et supplétif vis-à-vis du Conseil des ministres. Leur formalisation ne s’est accomplie que de manière ponctuelle au gré des crises, dont notamment celles des années 60 (Conseil des affaires algériennes, Conseil des affaires africaines et malgaches), à partir des domaines régaliens dominés par le chef de l’État (militaire et diplomatique). Leur institutionnalisation assumée ne s’est produite qu’à partir de 2015, en parallèle des états d’urgence (ordinaire puis sanitaire). S’il est difficile de voir dans cette tendance une aggravation récente, force est d’y reconnaître une formalisation progressive du pouvoir présidentiel : la multiplication des formations du Conseil depuis 1958, la généralisation de ses compétences depuis 2009, la régularité hebdomadaire de ses réunions depuis 2015, ainsi que les références publiques aux décisions qui y sont prises en témoignent à l’évidence.
L’institutionnalisation du Conseil de défense par le chef de l’État s’est donc naturellement accompagnée de son « hyperactivité », c’est-à-dire d’une extension continuelle et généralisée de son activité. Une effectivité singulière également, puisque les décisions informelles qui y sont prises demeurent conformes à la « magistrature d’influence » présidentielle, qui n’en reste pas moins décisive : sous la direction du président, le Conseil « définit les orientations » dans des domaines régaliens, « fixe les priorités », « planifie les réponses » en cas de crise et de menaces. Il ne produit aucun acte juridique stricto sensu mais des commandements, politiques ou militaires, dont l’exécution reste à la charge des participants.
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Si les causes d’hyperactivité du Conseil de défense peuvent converger au point de paraître indissociables, il demeure possible d’y déceler une cause dominante. À cet égard, l’utilité du Conseil durant la crise ne limite pas pour autant son activité à ce seul moment. Ses réunions se tiennent encore au-delà de toute situation d’urgence et pour tout sujet, en parallèle d’autres organes efficaces. Par ailleurs, la recherche d’efficacité conduit les « organes de crise » à subir une spécialisation organique progressive, une « agencification » qui les alourdit sans toujours parvenir à modifier les chaines d’exécution administrative des décisions. En revanche, l’emprise du chef de l’État sur le Conseil de défense et les organes qui en dépendent parvient à expliquer, à la fois son développement historique, le nombre des sujets dont il est saisi, ses réunions actuelles mais aussi son modus operandi, doté d’une correspondance naturelle avec la magistrature d’influence et le poids politique des décisions présidentielles.
Il faut en conclure que la cause dominante de l’hyperactivité du Conseil de défense réside bien dans la présidentialisation de la Ve République. Elle en résulte en même temps qu’elle y contribue, à l’égard des autres organes constitutionnels et du régime entier, ce qui ne constitue pas un phénomène récent. Toutefois, l’hyperactivité du Conseil de défense n’en demeure pas moins susceptible de provoquer de nouveaux effets, voire de nouveaux dysfonctionnements, y compris au sein même de l’Exécutif.
[1] https://www.vie-publique.fr/fiches/277025-quest-ce-que-le-conseil-de-defense-et-de-securite-nationale-cdsn
[2] T. Desmoulins, « Le Conseil de défense : notes sur une institution centrale et méconnue en temps de crise sanitaire », Blog Jus Politicum, 13 nov. 2020 [https://blog.juspoliticum.com/2020/11/13/le-conseil-de-defense-notes-sur-une-institution-centrale-et-meconnue-en-temps-de-crise-sanitaire-par-thibault-desmoulins/].
[3] N. Rousselier, « Le Conseil de défense : dérive autoritaire ou régime de nécessité ? », AOC, 15 janv. 2021 [https://aoc.media/analyse/2021/01/14/le-conseil-de-defense-derive-autoritaire-ou-regime-de-necessite/].
[4] J-M. Blanquer, Séance de questions au gouvernement devant l’Assemblée Nationale, 21 sept. 2021 [https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/seance/3e-session-extraordinaire-de-2020-2021/premiere-seance-du-mardi-21-septembre-2021].
[5] v. https://www.senat.fr/rap/r09-685-1/r09-685-11.pdf ; https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/covid19/l15covid191920032_compte-rendu.
[6] ex. F. Lecointre, Audition par la Commission de la défense nationale et des forces armées, 7 juill. 2021 [https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def2021074_compte-rendu]
[7] A. Vauchez, « Contre le Covid-19, la stratégie du court-circuit a un coût, des biais et des effets pervers », Le Monde, 29 janv. 2021 [https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/29/covid-19-la-strategie-du-court-circuit-a-un-cout-des-biais-et-des-effets-pervers_6068067_3232.html].
[8] S. Bouillon, Audition par la Commission de la défense nationale et des forces armées, 2 juin 2021 [https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/actualites-accueil-hub/resilience-et-planification-de-securite-audition-de-stephane-bouillon].
[9] O. Gohin, cit. in : L. Equy, « Secret, concentration des pouvoirs : le Conseil de défense suscite la défiance », Libération, 9 nov. 2020 [https://www.liberation.fr/france/2020/11/09/secret-concentration-des-pouvoirs-le-conseil-de-defense-suscite-la-defiance_1805100/].
[10] C. Morin, « Le conseil de défense traduit une conception monarchique du pouvoir », Le Figaro, 28 oct. 2020 [https://www.lefigaro.fr/vox/politique/le-conseil-de-defense-traduit-une-conception-monarchique-du-pouvoir-20201028].
[11] J-L. Mélenchon, Journal du dimanche, 31 oct. 2020 [https://www.lejdd.fr/Politique/tribune-covid-19-jean-luc-melenchon-alerte-contre-les-debordements-du-pouvoir-solitaire-4002501].
[12] C. Dulong, La vie quotidienne à l’Élysée au temps de Charles de Gaulle, Paris, Hachette, p.137 et s.
Crédit photo: Nouvelle Démocratie, CC BY-NC 2.0