Carence du contrôle parlementaire et contrôle politique par les experts. A propos de la Mission d’évaluation de l’exécutif sur la gestion de la crise due au Covid-19

Par Elina Lemaire

<b> Carence du contrôle parlementaire et contrôle politique par les experts. A propos de la Mission d’évaluation de l’exécutif sur la gestion de la crise due au Covid-19</b> </br> </br> Par Elina Lemaire

En juin 2020, le Président de la République a instauré, dans l’indifférence générale, une « Mission d’évaluation de l’exécutif sur la gestion de la crise due au Covid-19 ». Présidée par un infectiologue et épidémiologiste suisse réputé (le professeur Didier Pittet) et composée d’experts, cette instance apolitique était chargée de porter une appréciation sur la gestion, par le gouvernement, de la crise sanitaire. Ce billet tente de mettre en lumière les raisons de cette création et les dysfonctionnements institutionnels qu’elle révèle.[1]

 

In June 2020 the French President, Mr Emmanuel Macron, created a committee presided by a renowned Swiss epidemiologist and composed of experts to evaluate the Government’s management of the epidemic crisis. This post attempts to explain the reasons prompting the creation of this apolitical committee of the executive branch and underlines the institutional dysfunctions it reveals.

 

Par Elina Lemaire, maître de conférences HDR à l’Université de Bourgogne Franche-Comté (CREDESPO, Institut Michel Villey)

 

 

Dans un billet critique publié dans ce blog et concernant l’écriture de l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale, Denis Baranger pointait « la tentation du dépaysement » : « … ce qu’a illustré la discussion sur l’article 24, c’est […] la multiplication des effets d’éviction : tout semble avoir été fait pour que le Parlement ne soit pas le lieu où la rédaction de l’article 24 était remise sur le métier ». Cette « tentation du dépaysement », dont le feuilleton de l’article 24 est une illustration, conduit à « confier la fabrique des règles à des organes apolitiques ou supposés tels », en bouleversant la géographie de la production normative au détriment du Parlement, conçu comme lieu mais aussi comme organe (partiel) d’élaboration de la loi.

 

Avant d’être le (co-)auteur de la loi, le Parlement est aussi, en vertu de la structure fondamentale du régime parlementaire et des articles 20 et 24 de la Constitution du 4 octobre 1958, un organe de contrôle du Gouvernement, politiquement responsable devant lui. Or la « tentation du dépaysement », évoquée par Denis Baranger au sujet de l’exercice de la fonction législative, se manifeste également en matière de contrôle de l’activité gouvernementale. C’est ce que l’on souhaiterait montrer ici, à travers un épisode assez peu commenté : celui de la création, par l’exécutif, de sa propre « Mission d’évaluation » de la gestion de la pandémie liée au coronavirus.

 

Qu’ils concernent l’exercice de la fonction législative ou le contrôle politique, ces procédés « d’éviction » sont révélateurs d’une défiance fort inquiétante à l’égard du Parlement. En matière de contrôle, cette dernière est alimentée par l’inefficacité relative du contrôle parlementaire qui a été accentuée par des éléments de conjoncture liés au contexte épidémique et à sa prise en charge institutionnelle (I). La saisine du juge et la création, à l’initiative du Président de la République, d’une « Mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19 et sur l’anticipation des risques pandémiques » témoignent de l’émergence de formes concurrentes de contrôle de l’activité gouvernementale, hors des enceintes parlementaires. Elles constituent une autre illustration de cette « tentation du dépaysement » dont souffre, aujourd’hui, le Parlement français (II).

 

 

I – Vrai diagnostic

En France et sous la Ve République, le déficit du contrôle parlementaire des organes de l’exécutif est chronique. Ce déficit est aggravé en période de crise, propice à exacerber la logique du parlementarisme rationalisé à la française que l’on peut qualifier de parlementarisme à « captation présidentielle », selon l’expression d’Armel Le Divellec.

 

En 2020 et 2021, l’abandon – classique en période de crise – de la fonction normative à l’exécutif (presque 75% des textes relevant du domaine de la loi en 2020 sont des ordonnances[2]) ne s’est ainsi pas accompagné d’un renforcement du contrôle parlementaire sur le Gouvernement (comme cela avait été constaté pendant la Grande Guerre, par exemple). En dépit de l’ambition affichée d’un contrôle renforcé (cf. l’article 2 de la loi du 23 mars 2020 créant l’état d’urgence sanitaire[3]), le contrôle parlementaire de l’exécutif pendant la crise sanitaire est en effet resté timoré, les députés (davantage que les sénateurs) ayant « consenti » à leur propre effacement[4].

 

La discussion du projet de loi portant diverses dispositions de vigilance sanitaire (qui vient d’être adopté par le Parlement) est la dernière illustration de ce phénomène. Le Sénat a tenté de s’opposer à la prorogation, au-delà du 28 février 2022, du régime (transitoire mais d’exception) de « gestion de la sortie de crise sanitaire »[5] – qui, dans le but de lutter contre la pandémie, confère au Gouvernement la possibilité d’interdire la circulation des personnes et des véhicules, de réglementer les rassemblements et activités sur la voie publique ou encore de maintenir l’exigence du « passe sanitaire ». Conformément au vœu de l’exécutif, en dernière lecture, l’Assemblée nationale a fixé l’échéance de ce régime au 31 juillet 2022. Se faisant, elle empêche le Parlement de procéder à une nouvelle évaluation de la nécessité de prolonger les prérogatives exceptionnelles du Gouvernement avant l’été 2022.

 

Cette « retenue » s’explique d’abord par la culture politique française, les députés se montrant trop fortement subordonnés aux organes du pouvoir exécutif. A cette frilosité répond d’ailleurs « l’effet psychologique […] du « parlementarisme négatif » » à la française, qui conduit l’exécutif à considérer « les interventions des députés de la majorité » comme « illégitimes »[6]. Cette culture de la subordination excessive n’est pas nouvelle en France, mais elle est aujourd’hui accentuée par des éléments de conjoncture, liés au contexte spécifique du quinquennat d’Emmanuel Macron. L’arrivée au pouvoir de députés dans l’ensemble jeunes, pour nombre d’entre eux sans expérience politique nationale antérieure et entièrement redevables à l’actuel Président de leur élection a amplifié le phénomène de caporalisation de la majorité parlementaire.

 

Le second élément explicatif de la relative ineffectivité du contrôle parlementaire réside dans le fait – plus que jamais mis en lumière par la crise sanitaire – que le Parlement français contrôle un organe (le Gouvernement) qui décide peu, sans pouvoir contrôler l’organe qui décide (le chef de l’État, qui est politiquement irresponsable). Or la crise épidémique a accentué la primauté du Président, au détriment du Parlement, d’abord, mais aussi du Gouvernement lui-même, comme le révèle la pratique du « gouvernement par conseil » (notamment de défense)…[7] En exacerbant la captation présidentielle du pouvoir, la pratique institutionnelle pendant la crise alimente le hiatus entre pouvoir et (ir)responsabilité sous la Ve République. Elle pose également la question des moyens du contrôle parlementaire – les réunions du Conseil de défense se tenant à huis clos et étant couvertes par le secret-défense pour une période de cinquante ans – et, bien entendu et par conséquent, de son efficacité.

 

Culture de la subordination des députés à l’égard de l’exécutif ; défiance de l’exécutif à l’égard du contrôle parlementaire ; inefficacité relative de ce dernier et multiplication de ses angles morts. On comprend que, dans le contexte très tendu de la crise sanitaire, la « tentation du dépaysement » du contrôle de l’activité gouvernementale se soit rapidement manifestée.

 

 

II – Faux remèdes

Cette « tentation du dépaysement » s’est illustrée par l’apparition de formes concurrentes de contrôle, au profit du juge mais aussi, de façon peut-être plus inédite, au profit d’« experts » désignés par le pouvoir exécutif lui-même.

 

Au profit du juge d’abord : en septembre 2021, la Cour de Justice de la République avait été saisie de 18 000 plaintes visant à mettre en cause la responsabilité (pénale) de membres ou anciens membres du Gouvernement pour leur gestion de la crise épidémique. Neuf d’entre elles ont été à ce jour jugées recevables : elles concernent Mme Agnès Buzyn et son successeur au ministère de la santé, M. Olivier Véran, ainsi que le prédécesseur à Matignon de M. Jean Castex, M. Edouard Philippe. Entendue par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, Mme Buzyn a été mise en examen le 10 septembre 2021 pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Ce phénomène n’est pas nouveau : les travaux d’Olivier Beaud ont mis en lumière, il y a plus de vingt ans déjà, les ressorts et les inconvénients de cette criminalisation de la responsabilité des gouvernants[8].

 

Mais la « tentation du dépaysement » s’est également manifestée, pendant la crise sanitaire, par la mobilisation d’experts à l’initiative du chef de l’État. Offusqué (ou feignant de l’être) par l’annonce sénatoriale de la création imminente d’une commission d’enquête parlementaire sur la gestion des crises pandémiques, le Président de la République a annoncé, au printemps 2020, la création de sa propre commission. Le président du Sénat, M. Gérard Larcher, s’en est à juste titre ému dans un « tweet ». Il fut à peu près seul à s’offusquer : la « Mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19 et sur l’anticipation des risques pandémiques » fut installée le 25 juin 2020, dans l’indifférence générale de l’opinion et des médias. Présidée par un infectiologue et épidémiologiste suisse réputé (le professeur Didier Pittet) et composée de cinq membres, la Mission a rendu son rapport final en mars 2021.

 

Dans sa lettre de mission adressée au président de cette instance, le chef de l’État invitait les membres de la Mission à « porter une appréciation sur la pertinence, la rapidité, la proportionnalité de la réponse [du Gouvernement] dans la gestion de la crise sanitaire, sociale et économique ». Qualifiée juridiquement, cette opération d’« appréciation » de l’activité gouvernementale s’apparente à une forme de contrôle politique. Elle devait en effet conduire la Mission à évaluer (c’est-à-dire à déterminer la valeur de) la « réponse » gouvernementale à la crise épidémique. A ce titre, elle relevait en principe du contrôle parlementaire de l’activité gouvernementale.

 

La création de la Mission fut d’ailleurs concomitante à la mise en place d’instances chargées d’enquêter sur la gestion gouvernementale de la crise sanitaire au sein des deux chambres. On ne peut dès lors s’empêcher de s’interroger : à quels besoins la création de cette Mission pouvait-elle répondre ? Quelles étaient les vertus (attendues) de cette évaluation « externalisée » de l’activité gouvernementale ? Il suffit, pour le comprendre, de consulter la feuille de route adressée par M. Macron au président de la Mission, feuille de route qui peut être lue comme une critique en creux des (supposés) défauts, ou faiblesses, du contrôle parlementaire. La rhétorique du chef de l’État est à cet égard symptomatique de graves dysfonctionnements institutionnels.

 

« L’indépendance » était en effet et d’abord le maître-mot de la lettre de mission. Elle était mise en avant – jusque dans son appellation officielle – comme vertu cardinale de la Mission. Composée d’experts et donc apolitique, la Mission était (ou devait être) par essence impartiale. On était dans ces circonstances en droit d’attendre de son évaluation qu’elle fût « objective » – et elle l’a très probablement été. Peut-on en dire autant du contrôle politique exercé par les instances parlementaires ? Sans doute pas ou, à tout le moins, pas complètement, dans la mesure où ces dernières sont fondamentalement partisanes. Faut-il pour autant s’en offusquer ? Faut-il considérer que le contrôle exercé par le Parlement est moins « légitime » parce qu’il est, dans une certaine (mais inévitable) mesure, partial ? Seulement si l’on considère que la pratique du gouvernement doit être « impartiale », « objective » ou « neutre », qualificatifs qui ne siéent guère dès lors qu’il est question de l’art de conduire les affaires de l’État, c’est-à-dire de la politique. Les gouvernants ne sont-ils pas portés au pouvoir afin de matérialiser des choix subjectifs en décisions politiques ?

 

Le chef de l’État souhaitait également que le fonctionnement de la Mission soit placé sous le signe de la « transparence ». De ce point de vue-là, on peine à voir dans quelle mesure la création de cette instance ad hoc présentait des avantages comparatifs substantiels. On rappellera en effet que, malgré quelques zones d’ombre[9], les travaux d’évaluation parlementaire sont assez largement publics. S’agissant précisément des commissions d’enquête – qui ont été mobilisées dans le cadre de la crise sanitaire – l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires prévoit dans son article 6 que sauf exception, les auditions auxquelles elles procèdent sont publiques. Il en va de même de leur rapport, sauf « vote spécial » de l’assemblée intéressée. En comparaison et sauf erreur, les quelque deux cents auditions auxquelles a procédé la Mission d’évaluation de l’exécutif n’ont pas été rendues publiques, pas plus que l’identité des personnes auditionnées.

 

Enfin, le chef de l’État croyait (ou faisait mine de croire) « qu’à travers cette mission indépendante, nous renforcerons la confiance envers nos institutions ». Ses espérances ont été manifestement déçues, le rapport de cette dernière étant resté ultra-confidentiel. Contrairement aux travaux parlementaires, il n’a pas été relayé ou commenté par les médias. On doute que beaucoup de nos concitoyens aient pu y avoir accès. Surtout, par-delà le bienveillant discours sur le renforcement de la confiance, la création de cette Mission révèle une défiance profonde à l’égard de l’institution parlementaire, exprimée au plus haut niveau de l’État.

 

Sans même évoquer, de façon plus générale, la pratique macroniste des institutions, créer une instance « indépendante », « impartiale » et « transparente » appelée à concurrencer le Parlement dans sa mission de contrôle politique du Gouvernement est une bien curieuse façon de promouvoir le renforcement de la confiance dans nos institutions.

 

 

 

[1] Ce billet est une version abrégée et légèrement remaniée d’un article à paraître dans les Mélanges en l’honneur de Didier Maus. Nous remercions les membres du Comité d’organisation d’avoir autorisé la présente publication.

[2] Les ordonnances prises sur le fondement de l’article 38 de la Constitution, Direction de la séance – Sénat, mars 2021, accessible en ligne sur le site Internet du Sénat. V. également, sur ce blog, Alexis Fourmont et Chloë Geynet-Dussauze, « Réforme du règlement du Sénat : se réinventer à cadre constitutionnel constant ».

[3] Manon Altwegg-Boussac, « La fin des apparences. A propos du contrôle parlementaire en état d’urgence sanitaire », La Revue des droits de l’homme. Actualités Droits-Libertés, 10 avril 2020.

[4] Priscilla Jensel-Monge et Audrey de Montis, citées par Ferdinand Mélin-Soucramanien, « L’Assemblée nationale aux temps de la pandémie de covid 19. Si le grain ne meurt… », RFDA, 2020, p. 623.

[5] Régime créé par la loi du 31 mai 2021.

[6] Armel Le Divellec, « Des effets du contrôle parlementaire », Pouvoirs, 2010/3 n° 134, p. 134 en note.

[7] V. Thibault Desmoulins, « La formalisation du présidentialisme sous la Cinquième République : le Conseil de défense et de sécurité nationale », Jus Politicum n° 25, janvier 2021 et, plus récemment sur ce blog : « L’« hyperactivité » du Conseil de défense : une conséquence du présidentialisme français ».

[8] Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité, Paris, PUF, coll. « Behemoth », 1999, 176 p. Au sujet de la mise en examen de Mme Buzyn, v. l’éditorial du Monde du 14 septembre 2021 (« Covid-19 : responsabilité politique et contre-pouvoirs ») ; ainsi que Cécile Guérin-Bargues et Olivier Beaud, « Mise en examen d’Agnès Buzyn : « L’image de la justice et des politiques ne pourra que sortir écornée de cette triste affaire » », Le Monde, édition du 13 septembre 2021.

[9] V. Benjamin Fargeaud, « Auditions à huis clos au sein de l’Assemblée nationale : le Règlement et la pratique », Blog de Jus politicum, juin 2021.

 

 

 

Crédit photo: Ministère lituanien des affaires étrangères, photo / J. Azanovo, Flickr, CC NC-ND 2.0, recadrée