La protection constitutionnelle du droit à l’avortement aux États-Unis : Une garantie en sursis

Par Margaux Bouaziz

<b> La protection constitutionnelle du droit à l’avortement aux États-Unis : Une garantie en sursis  </b> </br> </br> Par Margaux Bouaziz

La nouvelle « supermajorité » conservatrice de la Cour suprême pourrait bientôt signer la fin d’une protection constitutionnelle du droit à l’avortement aux États-Unis. Alors que rien ne l’y obligeait, elle a décidé de réexaminer sa jurisprudence historique relative à la protection constitutionnelle du droit à l’avortement. Elle a également décidé de ne pas suspendre une législation étatique permettant la condamnation des personnels médicaux pratiquant l’avortement dans l’État du Texas.

 

The new conservative supermajority of the Supreme Court might undo the constitutional protection to the right to abortion. Earlier this year, the Court decided to hear a direct challenge to Roe v. Wade, implying that it needed to be reexamined. It also refused to grant injunctive relief to abortion providers that risk being sued for providing abortion beyond six weeks of pregnancy in Texas.

 

Par Margaux Bouaziz, Docteure de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Teaching fellow à Sciences Po Reims

 

 

En France, le droit à l’avortement n’est pas constitutionnellement protégé, même si une proposition de loi constitutionnelle en ce sens a été déposée par certains députés en juillet dernier (AN, 15e législature, n° 2086). La consécration d’un droit à l’avortement s’est faite par voie législative. Aux États-Unis, en revanche, c’est par une décision de la Cour suprême qu’a été reconnu un droit constitutionnel à l’avortement. En 1973, dans la décision Roe v. Wade, la Cour suprême s’est appuyée sur le droit constitutionnel à la vie privée (right to privacy) pour reconnaître un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse (410 U.S. 113 (1973)).

 

Cette décision s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence précédente de la Cour suprême qui a reconnu, toujours sur le fondement du droit à la vie privée, un ensemble de droits relatifs aux décisions concernant la reproduction. Elle avait, dès 1942, reconnu que le droit de procréer est un droit fondamental, ce qui justifie un encadrement strict des stérilisations forcées (Skinner v. Oklahoma, 316 U.S. 535 (1942)). Puis, en 1965 et 1972, elle a consacré un droit d’acheter et d’utiliser des contraceptifs (Griswold v. Connecticut, 381 U.S. 479 (1965), Eisenstadt v. Baird, 405 U.S. 438 (1972)). Tout comme pour le droit à l’avortement, ces droits sont fondés sur une interprétation constructive de la Constitution américaine, et en particulier de son 14e amendement, qui prévoit qu’aucun État ne peut priver une personne de sa liberté sans procédure légale régulière (due process of law). Cette interprétation constructive est critiquée par certains, car elle conduit à reconnaître une valeur constitutionnelle à des droits qui ne sont pas expressément prévus dans la Constitution. Le juge Rehnquist écrivait par exemple à propos de la reconnaissance d’un droit d’accéder à une contraception : « il arrive un point à partir duquel une extension sans fin et inconsidérée des principes originels formulés dans des décisions différentes produit un résultat tellement indéfendable qu’aucune contorsion logique ne peut rendre plus apparente la fausseté du résultat » (Carey v. Population Services International, 431 U.S. 678 (1977)).

 

La Cour avait fait évoluer sa jurisprudence, en 1992, en changeant l’étendue du contrôle opéré sur les législations étatiques restreignant le droit à l’avortement (Planned Parenthood of Southeastern Pa. v. Casey, 505 U.S. 833 (1992)). Tout en rappelant la protection constitutionnelle dont bénéficie le droit à l’avortement, la Cour a reformulé le critère élaboré dans Roe en précisant que, si un État ne pouvait pas interdire l’avortement avant la viabilité du fœtus, il était libre d’interdire l’avortement d’un fœtus viable en toute circonstance, sous réserve de la santé de la personne enceinte. La Cour précisait également que les restrictions au droit à l’avortement avant la viabilité fœtale n’étaient constitutionnelles qu’à condition qu’elles ne fassent pas peser de charges excessives sur ce droit (undue burden). Auparavant, la Cour soumettait la conformité des dispositions en cause à un contrôle complet de proportionnalité (strict scrutiny). Quelles que soient les critiques apportées à cette jurisprudence, le principe de Roe a été réaffirmé à de nombreuses reprises par la Cour, y compris récemment (June Medical Services, LLC v. Russo, 591 U.S. ___ (2020)). Cette dernière décision n’a été acquise qu’à une courte majorité de 5 contre 4 et alors que Ruth Bader Ginsburg faisait encore partie de la Cour. De plus, il n’y avait pas d’accord au sein de ces cinq membres sur le contrôle que la Cour devrait opérer en la matière. S’agit-il simplement de déterminer si les restrictions imposées par les États constituent un obstacle substantiel à l’exercice du droit à l’avortement ou la Cour doit-elle mettre en balance les bénéfices par rapport aux contraintes imposées ? Pour le président de la Cour, John Roberts, il s’agit de la première branche de l’alternative, sans quoi la Cour deviendrait un législateur. Pour les libéraux, la Cour doit procéder à un contrôle entier et mettre en balance les bienfaits attendus avec les charges que les restrictions font peser sur l’accès à l’avortement (June Medical Services, LLC v. Russo, 591 U.S. ___ (2020), slip. op. at 2 et Whole Woman’s Health v. Hellerstedt, 579 U.S. ___ (2016)). Néanmoins, la majorité fragile qui maintint la jurisprudence Roe et Casey en 2020 n’existe plus aujourd’hui.

 

 

La « supermajorité » conservatrice

C’est finalement le changement de majorité au sein de la Cour suprême qui permet d’expliquer le mieux l’évolution récente que connait sa jurisprudence. Donald Trump, au cours de son mandat, a eu l’occasion de nommer trois nouveaux juges à la Cour suprême. Il a d’abord désigné Neil Gorsuch, qui est venu remplacer Antonin Scalia. Si Scalia est décédé alors que Barak Obama était encore au pouvoir, le Sénat à majorité républicaine a refusé de considérer cette nomination, car l’élection présidentielle devait se tenir neuf mois plus tard. Le siège est donc resté vacant jusqu’à la nomination de Neil Gorsuch. Deux ans plus tard, Anthony Kennedy, juge conservateur modéré, décidait de prendre sa retraite. Il est alors remplacé par Brett Kavanaugh, choisi par Donald Trump également et résolument plus conservateur. Enfin, en septembre 2020, Ruth Bader Ginsburg, membre libéral de la Cour suprême, est décédée. Moins d’un mois avant l’élection présidentielle de 2020, Donald Trump nomme Amy Coney Barrett pour la remplacer et le Sénat cette fois-ci accepte de confirmer la nomination une semaine avant l’élection et alors même que de nombreux citoyens ont déjà commencé à voter. Un membre conservateur, un membre modéré et un membre libéral de la Cour suprême sont ainsi remplacés par trois juges conservateurs, choisis par Donald Trump, qui s’ajoutent aux trois juges conservateurs déjà en poste (Clarence Thomas, Samuel Alito et le président de la Cour, John Roberts). Les conservateurs bénéficient donc d’une majorité de six contre trois à la Cour suprême, ce qui est parfois appelé une « supermajorité ».

 

Les six membres conservateurs ont tous, plus ou moins explicitement, exprimé le souhait soit de revenir entièrement sur la protection constitutionnelle du droit à l’avortement, soit celui d’autoriser plus largement des restrictions législatives. Clarence Thomas estime que le « droit putatif à l’avortement est une création qui devrait être défaite » (June Medical Services, LLC v. Russo, 591 U.S. ___ (2020), (Thomas J. dissenting), slip. op. at 14). Dans ses opinions, il écrit que l’avortement est celui d’un enfant qui n’est pas encore né (unborn child) et désigne le personnel médical concerné par le terme d’« avorteurs », adoptant ainsi pleinement la rhétorique anti-avortement. Antonin Scalia estimait pour sa part que les États étaient libres, s’ils le souhaitent, d’autoriser l’avortement, mais que la Constitution ne les y obligeait pas. Il considérait que cette question devait être résolue de la façon suivante : les citoyens doivent essayer de se persuader les uns les autres et voter ensuite (Planned Parenthood of Southeastern Pa. v. Casey, 505 U.S. 833 (1992), 979 (Scalia J., dissenting)). Ainsi, pour un certain nombre de conservateurs, la Cour ne devrait pas protéger constitutionnellement le droit à l’avortement, car la Constitution ne le prévoit pas expressément et, car c’est une question politique qui devrait être tranchée par des voies politiques. Les autres membres conservateurs qui ont eu l’occasion de se prononcer sur ce point n’adoptent pas forcément aussi clairement cette position, mais considèrent néanmoins que la constitutionnalité des restrictions au droit à l’avortement est un sujet controversé (Whole Woman’s Health v. Hellerstedt, 579 U.S. ___ (2016), (Alito J., dissenting), slip. op. at 1). Neil Gorsuch estime à cet égard que le pouvoir judiciaire est contraint par la déférence qu’il doit au pouvoir législatif. Le travail de la Cour ne devrait être que dire ce qu’est le droit et non ce qu’il devrait être (June Medical Services, LLC v. Russo, 591 U.S. ___ (2020), (Gorsuch J., dissenting), slip. op. at 1).

 

L’acquisition d’une « supermajorité » par les conservateurs ne signifie pas pour autant que la Cour pourrait nécessairement revenir sur Roe et Casey entièrement et du jour au lendemain. Le principal obstacle à une évolution aussi brutale est la règle du précédent (stare decisis), d’après laquelle la Cour doit appliquer la même règle à des cas identiques. Ainsi, en principe, même si un juge n’était pas d’accord avec le raisonnement que la Cour avait suivi dans une décision précédente, ce n’est pas une raison en soi pour revenir dessus. Par exemple, dans June Medical Services, le président de la Cour, John Roberts, avait estimé qu’alors même qu’il n’était pas d’accord avec le raisonnement suivi par la Cour dans Hellerstedt et était alors dans la minorité, la règle du précédent le conduisait à adopter le raisonnement suivi dans cette décision. Les raisons pour revenir sur un précédent ont été énumérées par la Cour dans Casey : 1. la règle posée par le précédent est inapplicable ; 2. les limites imposées aux États fédérés par la règle peuvent être supprimées sans créer de sérieuses inégalités ou un dommage significatif à la stabilité de la société gouvernée par cette règle ; 3. un changement de circonstances de droit fait de la règle un anachronisme rejeté par la société ; 4. un changement de circonstances de faits a rendu la règle inutile ou injustifiable (505 U.S. 833 (1992), 855). L’idée que la règle fixée par Casey est inapplicable a déjà été présentée par Neil Gorsuch (June Medical Services, LLC v. Russo, 591 U.S. ___ (2020), (Gorsuch J., dissenting), slip. op. at 15-16). La Cour pourrait donc décider de ne pas revenir sur la protection constitutionnelle du droit à l’avortement, mais en changeant le standard, elle pourrait y admettre d’importantes restrictions. Le législateur disposerait ainsi d’une plus grande marge de manœuvre pour décider des restrictions appropriées pour protéger un intérêt étatique légitime, tel que la santé de la personne enceinte ou la vie du fœtus qui pourrait devenir un enfant. Si le raisonnement que la Cour suivra pour modifier sa jurisprudence relative à la protection constitutionnelle du droit à l’avortement est encore inconnu, il est presque certain qu’elle a prévu de la faire évoluer.

 

 

La remise en cause de Roe v. Wade

Le 17 mai 2021, la Cour a accepté de prendre une affaire qui remet directement en cause le principe posé par Roe et Casey, d’après lequel il n’est pas possible pour les États d’interdire l’avortement avant que le fœtus ne soit viable. C’est le signe que la Cour estime que ce principe mérite d’être réexaminé, car le choix de prendre une affaire ou non est un choix discrétionnaire de la Cour. Dans Dobbs v. Jackson Women’s Health (n° 19-1392), la Cour a prévu de statuer sur la question de savoir si toutes les interdictions d’avorter avant que le fœtus ne soit viable sont inconstitutionnelles. La Cour doit auditionner cette affaire le 1er décembre et rendra probablement son jugement en juin prochain. Le simple fait qu’elle décide d’entendre l’affaire au lieu de la renvoyer au juge inférieur avec instruction de se conformer à la jurisprudence de la Cour indique qu’au moins quatre membres[1] de la Cour souhaitent revenir sur ce principe. Avant même que la Cour ait eu l’occasion de se prononcer sur cette affaire, qui concerne une loi du Missouri qui interdit l’avortement après quinze semaines de grossesse (sous réserve de quelques exceptions), la Cour était saisie en urgence d’une loi de l’État du Texas qui interdit l’avortement après six semaines.

 

 

Les restrictions du droit à l’avortement au Texas et le fédéralisme

L’État du Texas a adopté une loi qui interdit le fait de pratiquer un avortement après six semaines, soit bien avant la viabilité fœtale qui se situe aux alentours de 24 semaines. Le principe de suprématie de l’État fédéral implique que les cours fédérales ont le pouvoir de contrôle de la constitutionnalité des lois des États (Cooper v. Aaron, 358 U.S. 1 (1958)) et que ces dernières doivent être conformes à la Constitution.

 

Pour autant, le 1er septembre 2021, la Cour suprême a refusé d’adresser une injonction qui suspendrait l’application de cette loi (Whole Woman’s Health v. Jackson, On application for injunctive relief, 594 U. S. ____ (2021)). Son raisonnement tient essentiellement au mécanisme qui permet la mise en œuvre de la loi. La Cour précise bien que cela ne préjuge pas de la constitutionnalité de la loi texane, mais en pratique la décision la laisse entrer en vigueur. Le législateur du Texas a fait preuve d’une particulière ingéniosité en la matière puisqu’il a confié la mise en œuvre de la loi, non pas à des membres de l’administration locale qui peuvent être soumis à des sanctions s’ils appliquent une loi violant un droit constitutionnellement garanti, mais à des « chasseurs de prime » privés. D’après la loi S.B.8 du Texas, toute personne qui le souhaite peut poursuivre des professionnels de santé pratiquant un avortement après six semaines au Texas et voir ces derniers condamnés à une amende de 10 000 euros. Cela soulève alors une question relative au fédéralisme. Les États bénéficient en principe d’une immunité (sovereign immunity) qui les protège contre des recours directs devant des cours fédérales (exception faite des recours devant la Cour suprême). Néanmoins, si les membres de l’administration tentent d’appliquer une loi inconstitutionnelle, ils peuvent être poursuivis par les personnes dont les droits sont lésés afin d’obtenir une injonction (Ex Parte Young, 209 U.S. 123 (1908)). L’incertitude porte alors sur le point de savoir si cette exception s’applique également aux juges, car la mise en œuvre de la loi n’implique pas d’agent de l’administration de l’État du Texas, si ce n’est les juges qui sont susceptibles de l’appliquer. Est-ce que les États peuvent ainsi se soustraire au contrôle des cours fédérales en utilisant un mécanisme qui les rend théoriquement inattaquables ?

 

Un tel mécanisme qui permet aux États d’apporter les restrictions qu’ils souhaitent aux droits constitutionnellement garantis ne menace pas simplement le droit à l’avortement, mais plus généralement les principes du fédéralisme, l’autorité de la Cour et l’uniformité de l’application du droit constitutionnel. Ce sont sans doute ces raisons qui ont poussé la Cour à accepter de se prononcer sur le fond sur le mécanisme prévu par la loi texane le 22 octobre 2021 (Whole Women’s Health v. Jackson, n° 21-463 et United States v. Texas, n° 21-588). L’audition de cette affaire a eu lieu le 1er novembre 2021 et plusieurs juges ont semblé suspicieux à l’égard de ce mécanisme qui pourrait également être utilisé par des États démocrates pour restreindre par exemple le port d’armes. Le plus probable est donc que ce dispositif sera déclaré inconstitutionnel, car il permettrait aux États de se soustraire au contrôle des cours fédérales. Cependant, cela ne signifie pas forcément une victoire sur le fond pour le droit à l’avortement.

 

 

 

[1] C’est la « règle des quatre » : il faut au moins quatre juges pour que la Cour statue au fond sur une affaire.

 

 

 

 

 

Crédit photo: Victoria Pickering, Flickr, CC BY-NC-ND 2.0. Le 1er novembre 2021, des manifestants se rassemblent devant la Cour suprême pendant l’audition des plaidoiries dans les affaires Whole Woman’s Health v. Jackson et United States v. Texas