Libres propos sur le 3ème référendum en Nouvelle-Calédonie

Par Olivier Beaud

<b> Libres propos sur le 3ème référendum en Nouvelle-Calédonie </b> </br> </br> Par Olivier Beaud

Le refus opposé par le ministre de l’Outre-Mer à la demande de report de la 3ème consultation sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie invite à se pencher sur la situation constitutionnelle de ce territoire français dont la vocation, depuis les Accords de Matignon et de Nouméa, est de se décoloniser au terme d’un processus d’autodétermination. Le moyen utilisé, le référedum, apparaît de plus en plus contradictoire avec la fin initialement poursuivie, ce qui est un fait à méditer par les juristes.

 

The refusal of the French Minister for Overseas to postpone the third referendum on the independence of New Caledonia invites us to consider the constitutional situation of this territory whose vocation, since the Matignon and Nouméa Accords, is to achieve decolonization at the end of a self-determination process. The method employed, the referendum, increasingly appears to be contradictory with the initial objective, which is a fact to be reflected upon by jurists.

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université de Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

Le conflit qui est en train de se nouer entre le gouvernement français et les Kanak à propos de la tenue, ou non, de la 3ème consultation[1] sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie prévu le 12 décembre 2021 mérite une analyse constitutionnelle. Il cristallise une opposition de plus en plus nette sur l’avenir du « Caillou », comme on appelle ce territoire, et suscite un débat juridique d’importance sur la signification et la portée de l’Accord de Nouméa de 1998. Pour le comprendre, il est indispensable de rappeler le processus historique qui a conduit à la situation actuelle qui, en un sens, ressemble à une impasse.

 

 

I – Un retour historique sur la situation calédonienne

Les accords de Matignon signés le 26 juin 1988, ont été le résultat indirect et un peu miraculeux des évènements dramatiques qui eurent lieu en mai 1988, entre les deux tours des élections présidentielles. Le sommet de ceux-ci fut la tragédie de la prise d’assaut la grotte d’Ouvéa où s’étaient réfugiés des indépendantistes Kanak, après une prise d’otages meurtrière. L’affaire s’est terminée dans un bain de sang et il est probable que le contexte politique – le Premier ministre de l’époque, Jacques Chirac était candidat contre le président en fonction (François Mitterrand) – n’a pas été étranger à ce dénouement.

 

Pourtant, malgré ce drame, un accord a pu être signé à la fin du mois de juin 1988. Il a été obtenu par le nouveau Premier ministre socialiste de l’époque, Michel Rocard, qui mit toute son énergie pour tenter de mettre fin à la guerre civile larvée et effective qui agitait l’île depuis 1985[2]. Ces accords ont été arrachés aux deux partenaires politiques en présence, d’un côté les partisans de l’indépendance portés par le Front de libération nationale Kanak et socialiste (FLNKS) et de l’autre le RPCR (Rassemblement Pour la Calédonie dans la France) regroupant les « loyalistes », essentiellement les membres de la population européenne en Nouvelle-Calédonie. Les deux noms de Jean-Marie Tjibaou et de Jacques Lafleur symbolisaient à l’époque ces adversaires devenus les partenaires de ces accords signés également par l’Etat.

 

De tels accords ont eu pour particularité d’être approuvés par une loi soumise à un référendum national (selon la procédure prévue à l’article 11 de la Constitution). Après approbation des votants, le contenu de ce pacte politique a été inscrit dans la loi référendaire du 9 novembre 1988 dont le titre exact est « loi portant dispositions statutaires et préparatoires à l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie en 1998 ». Ce texte indique une direction de sorte qu’on peut considérer, sans risque de se tromper, que les accords de Matignon de 1988 constituent le « pacte matriciel » qui donne la marche à suivre, à savoir « l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie ». Pour ce faire, ils prévoyaient un scrutin d’autodétermination censé se tenir entre le 1er mars et le 31 décembre 1998 et également une mesure visant à restreindre le droit de suffrage des citoyens (seuls les présents en 1988 pouvant voter en 1998) participant à un tel scrutin afin d’éviter un afflux de métropolitains qui fausserait le résultat de la consultation. C’est le fameux « gel de l’électorat » avec constitution d’une liste électorale particulière. Une telle disposition dérogeait évidemment à la règle de l’universalité du suffrage, ce que le Conseil constitutionnel n’a pas manqué de constater dès qu’il a pu, ce qui a conduit à l’inscription de cette règle dans la Constitution.

 

Dix ans plus tard, sous le gouvernement socialiste de Lionel Jospin, l’Accord de Nouméa du 9 mai 1998 signé par les mêmes parties, a en quelque sorte retardé l’échéance du scrutin en prévoyant une plus longue période transitoire et en dotant la Nouvelle-Calédonie d’un statut quasi-constitutionnel. En effet, cet Accord contient une série de dispositions fondamentales qui organisent un transfert considérable de compétences à l’exception des seules régaliennes et fait de la Nouvelle-Calédonie bien plus qu’une simple collectivité locale. Cet Accord cette fois ne fut pas approuvé par un référendum national, mais par un référendum local avec une forte majorité (71 %) en sa faveur. La particularité de cet Accord est qu’il a été reconnu directement et indirectement par la Constitution en vertu de la révision constitutionnelle du 20 juillet 1988, opérée par le Congrès (procédure de l’art. 89 de la Constitution), réinstaurant un Titre XII intitulé désormais « dispositions transitoires sur la Nouvelle-Calédonie » et contenant deux articles. Le premier, l’article 76, fixe les modalités du référendum local concernant cet Accord dont la validité juridique est subordonnée à l’approbation du corps électoral local. Ce dernier connait les mêmes restrictions que celles prévues par la loi de 1998 issue des accords de Matignon. Quant à l’article 77, le second article, il confère une habilitation très large au législateur organique en lui fixant les directives pour donner un statut à la Nouvelle-Calédonie. Celui-ci, conformément à l’Accord de Nouméa, lui offre une autonomie bien plus large qu’aucune autre collectivité locale française, comme le prouve le fait que cette collectivité a le droit de légiférer (lois dites « de pays »). C’est la raison pour laquelle les termes de fédéralisme et d’Etat fédéral sont parfois employés pour tenter de rendre compte de ce processus par lequel un fragment de la République française se particularise et échappe à la loi commune, par l’effet d’ailleurs de la Constitution. Si fédéralisme il y avait, il serait uniquement de dissociation et non d’agrégation.

 

Toutefois, en raisonnant ainsi exclusivement en termes de technologie constitutionnelle (montage et démontage des normes), on passe probablement à côté de l’essentiel de l’Accord de Nouméa qui prolonge les accords de Matignon. Il faut surtout lire son Préambule qui en appelle « à la refondation d’un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie » et à « la pleine souveraineté » (point 4). Ce texte est décisif en ce que, d’une part, il déplore le fait brutal et injuste de la colonisation, et d’autre part, il prévoit comme horizon inévitable l’indépendance qu’il faut interpréter comme la récupération par le peuple Kanak de son autonomie que l’impérialisme de l’État français lui a dérobée. Comme on a pu l’écrire, l’Accord de Nouméa « situe le devenir de l’île dans la perspective de l’indépendance, au terme d’une période transitoire de 15 à 20 ans (la population étant appelée à se prononcer par référendum). »[3] Il convient de citer ici la conclusion du troisième point de ce préambule qui a le mérite d’être explicite :

« La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple Kanak qu’elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple Kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun. »

 

La suite coule alors de source, comme l’indique le quatrième point du Préambule qui évoque solennellement la décolonisation comme « le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, en permettant au peuple Kanak d’établir avec la France des relations nouvelles correspondant aux réalités de notre temps. » La perspective est donc claire puisqu’il s’agit, conformément aux accords de Matignon, de manifester la volonté des habitants de Nouvelle-Calédonie de tourner la page de la violence et du mépris pour écrire ensemble des pages de paix, de solidarité et de prospérité ». L’Accord de Nouméa veut aussi « ouvrir une nouvelle étape, marquée par la pleine reconnaissance de l’identité Kanak, préalable à la refondation d’un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie, et par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la pleine souveraineté. » Tous les acteurs politiques reconnaissent que l’Accord de Nouméa confirme ce processus de décolonisation qu’il mène sous l’égide des Nations-Unies. La doctrine constitutionnelle n’a pas manqué, non plus, de le signaler lorsqu’elle observe que  «  cet accord « politique » n’est que la mise en œuvre du principe de « la libre détermination des peuples » (que réserve le Préambule de la Constitution aux territoires d’outre-mer, avant d’être approuvé sur la base d’un référendum local sui generis, puisque fondé sur l’article 76 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998, d’autant plus que ce même article restreint le corps électoral en excluant les citoyens ayant moins de dix ans de résidence sur le territoire. De fait, le futur référendum portant sur l’indépendance de la Nouvelle Calédonie sera nécessairement un référendum d’autodétermination au sens de l’article 53 alinéa 3 de la Constitution. C’est dire que les Accords de Nouméa ne sont pas “aconstitutionnels“ dans la mesure où ils se situent sous les auspices du Préambule. »[4] Il est donc clair que dans ce processus qui remonte à 1988, la France est censée « accompagner » ce processus de décolonisation et que les dispositions sur le droit électoral particulier prouvent l’émergence de « l’appartenance à un demos particulier »[5] ce que l’on devrait appeler en toute rigueur le peuple calédonien.

 

Le but avoué est d’éviter de faire que cette décolonisation échoue aussi piteusement qu’elle l’a fait en Algérie, avec les conséquences dramatiques que l’on connaît. Le pari de l’Accord de Nouméa est en effet de faire vivre les deux communautés ensemble, comme l’indique la formule du « destin commun », mais il est impliqué dans ce texte que le peuple kanak doit recouvrer la maîtrise de son destin politique. La lecture de cette partie du Préambule signifie que les représentants Kanak s’engagent à respecter l’idée d’une coexistence pacifique.

 

Cette consultation d’autodétermination prend la forme compliquée d’une procédure qui variera en fonction du résultat obtenu par la consultation, comme on le comprend en lisant la suite de cette disposition ;

« Si la réponse des électeurs à ces propositions est négative, le tiers des membres du Congrès pourra provoquer l’organisation d’une nouvelle consultation qui interviendra dans la deuxième année suivant la première consultation. Si la réponse est à nouveau négative, une nouvelle consultation pourra être organisée selon la même procédure et dans les mêmes délais. Si la réponse est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée. »

 

On en est à la phase 3, si l’on peut dire, puisque les deux premiers référendums ont donné une réponse négative à la question suivante : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et à l’indépendance ? ». Lors du premier référendum qui eut lieu le 4 novembre 2018, les citoyens ont refusé l’indépendance à 56,67 %. Lors du deuxième référendum qui se tint le 4 octobre 2020, les citoyens ont une nouvelle fois refusé l’indépendance, mais avec une majorité plus faible de sorte que pour certains observateurs, la dynamique était en train de s’inverser en faveur des indépendantistes. Un troisième référendum est prévu pour le 12 décembre 2021. La difficulté qui se pose vient du fait qu’un des deux partenaires de l’Accord de Nouméa, les représentants du peuple Kanak, refusent de participer à ce référendum pour des raisons variées, mais dont la principale est l’existence de l’épidémie de Covid qui a durement frappé l’île depuis septembre 2021. Que vaut cette prétention ? Et surtout que fait l’État à cet égard ?

 

 

II – Le problème constitutionnel d’un pacte politique constitutionnalisé

Une des singularités politico-constitutionnelles de l’affaire néo-calédonienne est le mélange normatif entre la forme contractuelle – l’accord ou le pacte – et la forme législative – la loi ordinaire, la loi organique et la loi constitutionnelle. Les accords de Matignon et de Nouméa sont des pactes politiques au sens d’accords entre les représentants de groupements politiques. Mais ces pactes ont connu une forme d’institutionnalisation législative (loi référendaire de 1988) ou constitutionnelle (révision de 1998). Il a fallu notamment passer par la Constitution pour surmonter l’obstacle des inconstitutionnalités manifestes contenues dans certaines dispositions comme le gel électoral ou encore l’octroi d’un véritable pouvoir législatif à des entités territoriales autres que l’État. 

 

Mais la véritable difficulté que soulève le débat actuel sur la tenue d’un troisième référendum porte sur le rôle exact de l’État. En effet, ce genre d’accord politique se caractérise par son ambiguïté. De tels pactes sont fondés sur des concessions réciproques, chaque partie espérant que la pratique ira dans le sens de ses intérêts. L’imprécision est de règle en la matière. Prenons par exemple l’hypothèse d’une réponse positive à l’indépendance. Dans ce cas, l’accord de Nouméa stipule que l’approbation des populations consultées « équivaudrait à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie ». Mais aucune précision n’est donnée sur la façon dont cette souveraineté deviendrait effective. La situation est encore plus compliquée si la réponse est négative, comme on l’a vu plus haut. En effet, l’accord n’envisage pas clairement l’hypothèse d’un triple échec lors du scrutin d’autodétermination. Le pacte politique, en renvoyant à une discussion ultérieure, parle alors le langage de la diplomatie où l’on reste nécessairement dans le vague pour éviter que la négociation échoue.

 

Dans un tel cadre, le problème finalement le plus aigu est celui consistant à définir le rôle de l’État. Celui-ci est à la fois signataire de l’Accord et son garant. Les accords de Matignon et de Nouméa constituent des accords tripartites puisque l’État a également signé ces pactes dont il est d’ailleurs à l’origine. L’État fut d’abord un Tiers actif, un médiateur qui est parvenu à réunir les parties « belligérantes » autour d’une table de négociation. En 1988, il est certain que l’État permet de sortir de la crise, de la quasi-guerre civile. Une fois arraché l’accord, il l’authentifie en le signant. Mais, après la signature de l’accord et son entrée en vigueur, l’État endosse un autre rôle et devient le garant de l’accord. Dès lors, l’État – via son représentant en Nouvelle-Calédonie – est censé être le gardien impartial des accords passés antérieurement.

 

Or, c’est peut-être ici que surgit une difficulté avec la demande de report de la consultation référendaire. L’État semble aujourd’hui vouloir être plus acteur que garant. On le devine aisément à la lecture de la déclaration faite par le ministre chargé de l’Outre-Mer à la sortie du Conseil des ministres du 2 juin 2021. Il déclare sans ambages que la fixation de la date du 12 décembre 2021 pour la troisième et dernière consultation prévue par l’accord de Nouméa relève « de la compétence exclusive de l’État »[6]. Cela veut dire que les parties en présence, et notamment la partie Kanak, n’ont pas leur mot à dire sur cette échéance. C’est là que commencent les difficultés puisque les leaders Kanak invoquent les circonstances exceptionnelles, dues à l’épidémie, qui permettraient de renvoyer la consultation à une date ultérieure. Ils invoquent aussi le respect par l’État français du deuil kanak des morts du covid qui est d’un an, invoquant donc un droit coutumier qui devrait permettre de déroger au droit écrit (ici l’Accord de Nouméa)[7]. Pour l’instant, l’État est resté sourd et ferme face à cette revendication des Kanak qui menacent de ne pas participer au  référendum, ce qui en anéantirait le sens. 

 

Évidemment, dira-t-on, l’article 5 prévoit un calendrier que l’on peut considérer comme fixe et immuable. Mais il y a une marge de manœuvre dans la fixation des dates. C’est ce qui ressort en tout cas de la déclaration faite le 10 octobre 2019 par le Premier ministre, Édouard Philippe. Il avait promis que le référendum n’aurait pas lieu en 2021 en raison de la précampagne présidentielle et de la lettre de l’Accord qui renvoie les consultations de 2 ans en 2 ans. Mais le ministre chargé des Outre-Mer semble ne pas vouloir tenir compte de cette promesse et on peut légitimement supposer qu’il a reçu l’aval non seulement du nouveau Premier ministre, M. Castex, mais aussi et surtout du président de la République, pour remettre en cause cet engagement. On a pu critiquer sévèrement le reniement de la parole donnée[8], mais on se contentera ici d’observer que l’État semble sortir de son rôle de garant impartial de l’Accord de Nouméa. Ce qui confirme ce soupçon est le fait que l’État semble vouloir remettre en cause un des principes essentiels de l’Accord de Nouméa qui est celui de l’irréversibilité constitutionnelle de la marche vers l’autodétermination.

 

 

III – La question désormais centrale de l’irréversibilité de l’autodétermination ?

La possibilité d’un triple « non » à l’indépendance par voie de référendum a fait ressurgir l’arlésienne. Cette disposition figure au point 5 du document d’orientation de l’Accord de Nouméa qui est en train d’acquérir une place centrale dans la discussion juridique.

 

Après l’évocation du scénario éventuel des trois étapes du référendum, ce texte précise ce qui suit : « Tant que les consultations n’auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation politique mise en place par l’accord de 1998 restera en vigueur à son dernier stade d’évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette « irréversibilité » étant constitutionnellement garantie. » La lettre d’une telle disposition semble claire et interdit de remettre en cause l’acquis constitutionnel et l’irréversibilité qui en est le moyen. Mais se fait jour principalement du côté des « loyalistes », et cette position semble avoir un écho grandissant au sommet de l’État, une argumentation contraire qui consiste à invoquer la caducité de l’Accord de Nouméa. Elle se fonde d’une part, sur une autre disposition du Préambule (point 5) selon laquelle l’Accord de Nouméa aurait une durée de vie de vingt ans[9] et sur un précédent, qui serait la caducité de la Communauté française de 1958 qui serait censée éclairer le cas présent calédonien.

 

Un tel argument aurait pour effet de priver d’effet constitutionnel un tel Accord dont on a vu qu’il avait été constitutionnalisé en 1998 par le titre XII de la Constitution. Il aurait politiquement l’avantage de permettre une modification du statut de la Nouvelle-Calédonie par une simple loi organique qu’il est plus facile de modifier qu’une Constitution. Cette thèse de la caducité de l’Accord de Nouméa est pourtant plus que fragile pour au moins trois raisons.  

 

D’une part, si l’on raisonne ainsi, la durée de 20 ans alléguée pour soutenir la caducité est dépassée et cela n’a pas provoqué la caducité de l’Accord. C’est bien que ce que le Conseil d’Etat a été amené à constater dans son Avis du 4 septembre 2018. Sollicité par le Premier ministre sur l’échéance de l’Accord de Nouméa, il observe, après avoir constaté l’existence de cette période de 20 années, que « celle-ci s’achève en principe au mois de mai 2019, au terme du quatrième mandat de ces assemblées », mais il ajoute : « Cependant, il résulte de l’accord lui-même que son application pourrait s’étendre au-delà de cette période ».

 

En outre, et plus fondamentalement, la thèse de la caducité de l’Accord de Nouméa heurte de plein fouet le principe de l’irréversibilité constitutionnelle de l’Accord de Nouméa (au point 5 précité). Il concerne, il est vrai, seulement « l’irréversibilité « de l’organisation politique mise en place par l’Accord de 1998 » et non pas l’Accord dans son intégralité. Une telle organisation concerne au moins un corps électoral, un mode de scrutin, des assemblées élues et le gouvernement collégial. C’est au nom de ce principe d’irréversibilité que le transfert de compétences, prévu par l’Accord de Nouméa et l’article 77 de la Constitution est considéré comme ayant un caractère « définitif ». En d’autres termes, les institutions politiques particulières nées de l’Accord de Nouméa ont un caractère constitutionnel « irréversible ». On voit mal, dès lors, compte tenu d’une telle irréversibilité des institutions, comment on pourrait soutenir encore la thèse de la caducité de l’Accord de Nouméa.

 

On est bien conscient que les partisans de cette caducité ont dans leurs mains une dernière carte qui est la thèse de la souveraineté du pouvoir constituant selon laquelle ce qu’a fait le pouvoir constituant, il peut le défaire. Il suffirait de réviser le Titre XII de la constitution pour mettre fin au processus d’auto-détermination. C’est à ce moment du raisonnement qu’intervient le conflit de légitimité qui est sous-jacent au débat constitutionnel qui est en train de naître du fait de ce troisième référendum et de son report[10].

 

 

IV – La question par excellence délicate : décolonisation versus démocratie

Cette question a été posée par un historien calédonien dans les colonnes du Monde en pointant justement le problème passé sous silence par les accords de Matignon et de Nouméa : « Si la démocratie se révèle être un obstacle à la décolonisation, laquelle de ces deux notions devient prioritaire ? »[11]. C’est évidemment le problème que les signataires ne pouvaient pas explicitement poser, sans risquer de ne pas conclure leur accord. C’est pourtant la question que pose la procédure suivie depuis 2018 : cela fait deux fois que le référendum débouche sur un « Non ». Il est possible, comme on le pressent, que le 3ème référendum débouche sur un « non », si les Kanak décident de ne pas aller voter.

 

Selon les termes classiques de la démocratie, on peut dire que, une fois que le peuple a tranché, on ne peut plus rien dire ni objecter, sauf à ne pas être démocrate. N’est-ce pas ce que nous apprend le cas du Brexit ? En effet, des voix émanant de la doctrine constitutionnaliste la plus autorisée avaient soutenu que le peuple anglais s’était trompé et qu’il lui fallait revoter. Le Parlement de Westminster en a jugé autrement et, quoique souverain, juridiquement parlant, il s’est considéré lié par la décision des électeurs du Royaume Uni prise dans un référendum simplement consultatif. Ce précédent instructif pourrait donc laisser penser qu’un triple « non » réglerait définitivement le cas néo-calédonien.

 

Il n’en est rien et il serait erroné de calquer le cas britannique sur le cas du Caillou, et cela pour une raison qui tient à la nature même de l’Accord de Nouméa et de son contenu. En effet, comme on l’a vu plus haut, selon cet Accord, un triple « Non » ne signifierait pas la fin du processus car il est prévu par le point n° 5 précité que les partenaires politiques devraient se réunir, on suppose, pour reprendre les négociations. C’est la preuve évidente que domine comme considération la finalité de l’Accord de Nouméa : l’accession à l’indépendance, une accession censée être une issue pacifique à la décolonisation. Il faut donc interpréter les accords de Matignon et de Nouméa comme une décision politique en faveur de l’autodétermination.

 

Dès lors apparaît une contradiction manifeste entre le moyen et la fin dans la mesure où le moyen – le référendum – peut, s’il débouche sur un vote négatif, aller à l’encontre du but poursuivi qui est la fin de la colonisation des Kanak et le retour à leur autonomie antérieure. On peut formuler cela autrement en disant que la légitimité doit ici l’emporter sur la légalité formelle. C’est ce que l’État français s’est engagé à reconnaître en signant ces Accords de Matignon et de Nouméa tout entiers placés vers l’organisation d’un processus d’autodétermination pour sortir pacifiquement d’un siècle et demi de colonisation.

 

En dernière analyse, la question qui se pose en Nouvelle-Calédonie est plus compliquée qu’on ne le pense. Elle est même inédite dans l’histoire politique française. Elle ne se posait pas en Algérie où la population locale indigène, arabe donc, était démographiquement très majoritaire de sorte que le seul fait de prévoir un référendum local (après le référendum national d’avril 1962) prédéterminait le vote à venir tant la victoire des indépendantistes était inscrite dans le rapport de forces démographique. Or, ce n’est pas le cas en Nouvelle-Calédonie où il y a un partage démographique entre la population d’origine européenne et la population Kanak. Il en résulte que le vote majoritaire n’est pas acquis pour les indépendantistes de sorte que le principe démocratique (majoritaire) se retourne contre leurs vœux et contre l’autodétermination. Le cas calédonien ouvrira-t-il la voie à une autodétermination minoritaire si le triple « Non » se produit ? C’est une éventualité politico-juridique qu’il ne faut pas exclure, compte tenu de la situation actuelle qui est le résultat d’un Accord travaillé, miné en réalité par cette contradiction interne entre la fin poursuivie (la décolonisation) et le moyen choisi (le référendum).

 

 

 

[1] Qui est le terme juridique rigoureux, qui est d’ailleurs celui employé par l’Accord de Nouméa.

[2] L’état d’urgence y fut proclamé en 1985 par Edgar Pisani, le Haut représentant.

[3] V. Constantinesco, S. Pierré-Caps, Droit constitutionnel, Paris, PUF,  3ème édition, p. 552   n° 578

[4] V.Constantinesco, S. Pierré-Caps, op. cit. p. 552.

[5] Ibid.

[6] Déclaration au terme de la session d’échanges et de travail du 26 mai au 1er juin 2021.

[7] Voir la tribune collective, « Respectons le deuil kanak, reportons le référendum », Le Monde du 24 nov. 2021

[8] François Roux, « Michel Rocard, revenez, l’Etat renie sa parole en Nouvelle-Calédonie » Le Monde du 24 nov. 2021

[9] « (..) Cette solution définit pour vingt années l’organisation politique de la

Nouvelle-Calédonie et les modalités de son émancipation. »

[10] On laisse ici de côté l’aspect international du problème qui est loin d’être négligeable. La déclaration du 2 juin 2022 du ministre Lecornu précise bien que ce « processus d’autodétermination s’effectue sous l’égide des Nations-Unies ».

[11] Louis-José Barbançon « Les Kanak ont suffisamment connu le temps du « pays sans nous », le temps de l’indigénat », Le Monde, vendredi 26 novembre 2021

 

 

 

Crédit photo: Gerard, flickr, CC BY-SA 2.0