Quand Mélenchon s’imagine devenir Premier ministre d’une improbable cohabitation

Par Olivier Beaud

<b> Quand Mélenchon s’imagine devenir Premier ministre d’une improbable cohabitation  </b> </br> </br> Par Olivier Beaud

Ce billet propose un commentaire constitutionnel de la longue interview donnée par Jean-Luc Mélenchon dans laquelle il défend l’idée selon laquelle les élections législatives de juin 2022 serait un « 3eme tour » décisif. Notre propos se veut un commentaire critique de l’expression selon laquelle le peuple irait dans ce cas jusqu’à « élire le Premier ministre » alors que, sous l’empire de la constitution de la Ve République, il est « nommé » par le président de la République, une telle nomination ayant donné lieu à des interprétations différentes selon les périodes, notamment en temps de cohabitation.

 

This article proposes a constitutional commentary on the long interview given by Jean-Luc Mélenchon in which he argues that the legislative elections of June 2022 would be the decisive « 3rd round » of the presidential election. Our purpose is to offer a critical commentary on the view that the people would in this case « elect the Prime Minister » whereas, under the constitution of the Fifth Republic, he is « appointed » by the President. This appointment clause has been the subject of various interpretations at different times, notably in periods of cohabitation. 

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas

 

 

 

Mardi soir sur BFMTV, au cours d’un long entretien avec le journaliste Bruce Toussaint, Jean-Luc Mélenchon a lancé un message très clair concernant moins le second tour de la présidentielle que les élections législatives qu’il a interprétées comme devant être un 3e tour, et même le tour décisif. Plus exactement, il a revendiqué le droit de devenir le futur Premier ministre – si les élections législatives lui étaient favorables. Par ailleurs, longuement interrogé, voire taquiné par le journaliste de BFM TV, sur le point de savoir de qui il serait le premier ministre, de M. Macron ou de Mme Le Pen, il a systématiquement éludé la question de savoir s’il était prêt à l’être de cette dernière. Mais sa non-réponse, son esquive, tout à fait cohérente avec son refus — tout aussi constant — d’appeler ses électeurs à voter pour le président sortant, laisse penser qu’il envisagerait d’être le chef de gouvernement dans l’hypothèse où la dirigeante du Rassemblement national serait élue le 24 avril et si (2e condition) son mouvement (l’Union populaire) remportait le 19 juin 2022, les élections législatives.

 

 

I – Pour le versant constitutionnel de son intervention, qui doit ici nous retenir, il convient de relever le passage qui était destiné à être retenu par les auditeurs et par les médias, et que M. Mélenchon a voulu particulièrement solennel. Il a notamment déclaré : « Je demande aux Français de m’élire Premier ministre, je leur demande pour m’élire Premier ministre, d’élire une majorité de députés insoumis, Insoumis et Union populaire (…) Il y a donc un troisième tour, et tout sera sacrifié à cet objectif. » Jean-Luc Mélenchon a répété à plusieurs reprises cette idée en évoquant, plus loin le fait que « ce sont les Français qui décident de qui va être le chef du gouvernement ». Sans surprise, la réception médiatique de ce discours solennel a surtout retenu la formule « m’élire Premier ministre » sur laquelle on reviendra.

 

En outre, dans le passage le plus « constitutionnel » de son intervention, il a rappelé la dyarchie qu’institue la constitution de la Ve République.  D’un côté, a-t-il dit, « dans le texte de la constitution, le président de la République négocie et signe les traités, (..) et où « il est le chef des armées » mais, d’un autre côté, « le Premier ministre conduit et dirige la politique de la Nation » (art. 20C). Après avoir rappelé ces articles de la constitution de 1958, Jean-Luc Mélenchon a alors ajouté le commentaire suivant : « je serai élu par le peuple français au titre de cet article 20, mais si cela ne convient pas au président de la République il peut s’en aller, moi je ne m’en irai pas. » Sans discuter pour l’instant la pertinence de cette dernière proposition concernant une telle épreuve de force au sein de l’Exécutif, on doit noter l’impropriété de la formule selon laquelle l’article 20 donnerait le « titre » du pouvoir du Premier ministre. Cet article définit la fonction du chef de gouvernement et en aucun cas l’origine de son pouvoir et sa légitimité.

 

Plus intéressant nous paraît être la portée d’un tel propos. On comprend en effet que pour le chef de la France Insoumise, arrivé 3eme au premier tour de l’élection présidentielle et qui a raté de très peu l’accès au second tour, dans le cadre d’une logique charismatique qui a prévalu sur la nécessité de l’union de la gauche, les élections législatives de juin 2022 seraient l’occasion de prendre sa revanche de l’élection présidentielle d’avril 2022. Cela revient à dire, si l’on traduit cela en langage constitutionnel, que Jean-Luc Mélenchon entend lutter pour qu’il y ait une cohabitation après la présidentielle, qui deviendrait alors la 4e cohabitation sous la Ve République. Ce serait une cohabitation parce que, quelle que soit la personne élue à la présidence de la République le 24 avril, le Premier ministre, si c’était Mélenchon, aurait avec elle une opposition politique majeure. On aurait donc un président de la République (au sens neutre grammatical) et un Premier ministre avec des vues politiques différentes.

 

Dans cette cohabitation, telle qu’il la décrit, le Premier ministre serait selon lui clairement le chef prépondérant de l’Exécutif. « Du moment qu’on aura la majorité, moi le lendemain, ce n’est pas le président de la République, mais le Premier ministre qui signe les décrets ; dès que je serai au pouvoir, je signerai un décret bloquant les prix ». Dans ce scénario de politique fiction, le Premier ministre, usant de son pouvoir réglementaire, aurait les mains libres pour gouverner le pays. Rien dans les précédentes cohabitations, celles ayant historiquement fonctionné, ne valide une telle toute puissance du Premier Ministre. Qu’il suffise de songer à la petite guerrilla qu’a menée François Mitterrand contre Jacques Chirac entre 1986 et 1988, culminante avec la bataille sur la signature des ordonnances. Mais concentrons-nous sur l’essentiel du message institutionnel du leader de la France Insoumise.

 

 

II – Une très curieuse anomalie réside dans l’emploi, réitéré du verbe « élire » pour désigner le mode d’accès aux fonctions du Premier ministre.

 

Pourtant, l’article 8, alinéa 1er  de la constitution fixe, en termes formels et exprès, la règle régissant la matière : « Le président de la République nomme le Premier ministre. » (alinéa 1, 1ere phrase). Loin d’être élu, le Premier ministre est donc nommé par le chef de l’Etat, le président de la République. Cette méconnaissance intentionnelle par Jean-Luc Mélenchon des dispositions constitutionnelles vise à créer un conflit de légitimité, en opposant l’élu le plus récent (celui des législatives) à l’élu le plus ancien (de l’élection présidentielle), même si l’écart temporel serait de deux mois seulement. En parlant à chaque fois d’élu pour le président de la République comme pour le Premier ministre, Jean-Luc Mélenchon entend asseoir sa prétention à gouverner la France. En droit constitutionnel, cela n’en demeure pas moins une erreur : sous la Ve République, le Premier ministre, quel que soit l’équilibre des forces politiques, reste nommé, et en plus par le chef de l’Etat. La raison est d’ailleurs évidente : il s’agit d’un régime parlementaire dont le gouvernement est responsable devant le Parlement. En tant que chef de ce gouvernement, le Premier ministre est responsable devant lui et il en tire une partie de sa légitimité en période ordinaire et toute sa légitimité en période de cohabitation, comme on l’expliquera en détail plus loin.

 

Du point de vue juridique, la première question qui se posa historiquement à propos de la désignation du Premier ministre fut celle de savoir si celui-ci, une fois nommé, avait besoin d’être investi par le Parlement (c’est-à-dire par l’Assemblée nationale) ou s’il pouvait se passer de ce vote de confiance. L’interprétation gaullienne a tranché en faveur de la non-investiture, la seule confiance du président de la République devant suffire à parfaire juridiquement le choix du Premier ministre – du moins, hors-cohabitation.

 

Une fois cette première interrogation résolue, il reste à savoir si le président de la République bénéficie, ou non, d’un pouvoir discrétionnaire pour désigner le Premier ministre. Sans hésitation possible, il dispose d’un tel pouvoir en période dite « ordinaire » de la Ve c’est-à-dire lorsque la majorité parlementaire coïncide avec la majorité présidentielle (concordance des majorités). Cela a permis notamment au président de la République de nommer Premier ministre quelqu’un qui n’était pas parlementaire. Comme l’a d’ailleurs rappelé M. Mélenchon, ni Raymond Barre, ni Dominique de Villepin, ni Jean Castex n’étaient parlementaires (il aurait pu ajouter Georges Pompidou) au moment de leur nomination. Fort de ces précédents le leader de la France insoumise a pu indiquer qu’on n’avait pas besoin d’être député pour devenir Premier ministre, ce qui lui laisse la liberté de ne pas être candidat aux prochaines élections législatives.

 

Tout autre est le cas de la cohabitation car dans cette hypothèse, il y a non plus concordance de majorités, mais discordance de majorités. On considère alors que la majorité (parlementaire) la plus récente doit l’emporter sur la majorité (présidentielle) plus ancienne. Ce fut le cas en 1986, en 1993 et en 1997. Or, c’est à cette occasion que la variante parlementaire de la constitution de la Ve République est réapparue dans toute sa pureté, car le président de la République n’avait plus de pouvoir discrétionnaire et devait nommer comme Premier ministre la personne que l’opposition victorieuse aux législatives avait décidé de choisir. Le nouveau Premier ministre obtenait alors sa légitimité du vote de confiance de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire de « sa » majorité parlementaire issue de telles élections.

 

Autrement dit, en période de cohabitation, le président de la République perd le pouvoir de choisir le Premier ministre (qui n’est plus « son » Premier ministre) et il doit s’incliner devant le choix du peuple exprimé dans le scrutin législatif. Mais même dans cette hypothèse, il y a des nuances et la formule qu’a utilisé Jean-Luc Mélenchon – vox populi, vox dei  ne vaut pas entièrement. Ainsi, en 1993, la majorité des électeurs n’avait certainement pas voulu d’Edouard Balladur comme Premier ministre, mais le leader de l’opposition (Jacques Chirac) qui gagna les élections, avait trouvé plus habile d’envoyer au feu « son ami de 30 ans » et de renoncer ainsi à la fonction primo-ministérielle pour mieux préparer l’élection présidentielle suivante.

 

Notons à ce propos que si cette éventuelle quatrième cohabitation se précisait au lendemain du 19 juin 2002 (deuxième tour des élections législatives), elle serait une véritable nouveauté. Depuis la réforme du quinquennat et l’inversion des calendriers électoraux jamais la France n’a connu une discordance des majorités, qui serait la conséquence de résultats contraires entre l’élection présidentielle et les élections législatives. C’était même l’objectif principal de cette double réforme : éviter à tout prix la cohabitation dont on disait qu’elle brouillait les responsabilités.

 

En réalité, si celle-ci n’est pas impossible, elle demeure selon les politologues largement improbable. Cette cohabitation entraînerait d’ailleurs de sérieuses difficultés si elle devait concerner Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon tant leur opposition de vues est radicale. Comme ce dernier l’a admis, ce serait la « coexistence » institutionnelle de deux France radicalement opposées. Dans une telle cohabitation, la formule très jésuitique de François Mitterrand (« la constitution, rien que la constitution, toute la constitution » – une formule de Daunou) aurait beaucoup de mal à s’appliquer.

 

A la différence du journaliste, qui semblait tout ignorer de l’article 8 de la constitution, on ne fera pas l’injure à M. Mélenchon de lui imputer une telle méconnaissance. Témoigne de sa familiarité avec le droit constitutionnel, une autre des formules utilisées lors d’une énième interview pour répondre à la question de savoir de qui il accepterait d’être le Premier ministre, il a répondu : « Je ne veux pas être le Premier ministre de Pierre, Paul ou Jacques, je veux être le Premier ministre que les Français ont choisi parce qu’ils ont élu une majorité pour appliquer mon programme ». Il a fallu donc attendre la fin de son entretien pour avoir une formulation correcte d’un tel processus constitutionnel, même si elle est passée complètement inaperçue dans les médias.

 

En effet, dans un régime parlementaire, et quoi qu’on en dise, la Ve République, tout présidentialiste qu’elle est devenue, est encore un tel régime, le chef du gouvernement est désigné par la majorité parlementaire. Or, le propre des cohabitations est de réintroduire ce mécanisme-là. Mais qui autorise Jean-Luc Mélenchon à s’imaginer comme l’inévitable Premier ministre issu des rangs d’une coalition avec laquelle la France Insoumise devra nécessairement composer pour espérer remporter la majorité aux élections législatives ? Le leader charismatique de la France Insoumise semble notamment oublier que si la gauche formait une majorité de coalition, d’autres candidatures que la sienne pourraient être envisagées. C’est une drôle de façon de traiter ses partenaires que de s’imposer à eux sur le mode de l’évidence. On est assez loin de la logique du régime parlementaire qui repose le plus souvent sur des compromis entre les partis désireux de constituer une majorité de coalition.

 

 

 

Crédit photo: The Left, CC BY-NC-ND 2.0