NI FAIT MAJORITAIRE, NI COHABITATION : LA CINQUIEME REPUBLIQUE DANS LE MONDE D’APRES… Par Denis Baranger
Le fait majoritaire n’est pas inscrit dans la Constitution. On en détient la preuve depuis le dimanche 20 Avril 2022 au soir et le résultat du second tour des élections législatives. Ce processus par lequel les électeurs donnent au Président la majorité absolue dont il a besoin pour gouverner, n’est nullement automatique. Il dépend du bon vouloir des Français. Il y avait eu fait majoritaire en 2017 lorsque le président Macron avait obtenu 24 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle en 2017 mais que son mouvement (LREM) avait ensuite emporté 32,3 % des voix et une majorité absolue (314 sièges) aux élections législatives de la même année. Le fait majoritaire se comprend donc comme une prime majoritaire au camp présidentiel lui donnant accès à une majorité absolue. Cette fois, le petit miracle dont dépend le fonctionnement habituel des institutions ne s’est pas produit. La machine à doter le président d’une majorité n’a pas fonctionné ou du moins elle s’est trop vite essoufflée. Il y a bien eu une prime majoritaire, mais elle a été insuffisante. Il manque 45 sièges à la majorité présidentielle (regroupée dans la coalition « Ensemble ») pour détenir une majorité absolue. Par-là, le suffrage universel a mis le régime en crise. Plutôt que de faire opérer en harmonie les deux piliers de légitimité du régime, il a placé un coin entre le choix du président et le choix des députés. Le peuple a, de lui-même, posé entre les deux un principe de contradiction. C’était, si l’on peut dire, sa liberté de souverain démocratique. On ne peut, désormais, refuser ni au Président de présider ni aux oppositions de s’opposer.
Reste que cette situation a été fort peu anticipée. La divine surprise du fait majoritaire était devenue chose si courante que c’est lorsqu’elle ne se produit pas, comme aujourd’hui, que les observateurs manifestent leur étonnement pour ne pas dire leur désarroi. Si la presse insiste sur la question de la gouvernance (faire « passer » les mesures), il faut aussi dire que c’est le régime lui-même qui est secoué par ce qui vient de se produire. Ce sont les interprétations de la Constitution qui, dans bien des domaines, vont devoir évoluer et se réajuster. La manière de gouverner de M. Macron reposait en effet sur une interprétation présidentialiste, voire « hyperprésidentialiste » des institutions. Tout a été dit sur la « verticalité » d’un président se prenant pour « Jupiter » et ne laissant que très peu de marge à son Premier ministre, son gouvernement, et sa majorité parlementaire. Rien n’indiquait jusqu’ici qu’il eut le désir de revenir sur cette manière de gouverner. Tout en promettant de « tout changer » au soir de sa réélection, le Président semblait vouloir tout faire comme par le passé. La nomination, dès avant les élections législatives, d’une première ministre nouvelle – et au profil très technocratique – en est la dernière illustration. Un chef de l’Etat plus prudent aurait attendu que soient passées les élections législatives avant de désigner le nouveau chef du gouvernement. Le résultat est que la légitimité de Mme Borne est à ce stade incertaine. Elle a indiqué le 23 juin hésiter encore à faire une déclaration de politique générale. Même si c’était le cas, on la voit mal solliciter un vote de confiance à la suite de celle-ci. Contre elle, se préparent par ailleurs d’ores-et-déjà des motions de censure qu’elle n’a nullement la certitude de pouvoir faire échouer.
Le fait majoritaire, le Premier ministre comme agent d’affaires et exécutant loyal, haut fonctionnaire parmi les hauts fonctionnaires, le gouvernement composé de porte-paroles de politiques décidées au 55 de la rue du Faubourg Saint Honoré ou à l’Hôtel de Matignon, c’est désormais, pour Emmanuel Macron, le monde d’avant… Le monde constitutionnel d’après est plus incertain. Nous avons appris dimanche soir que l’interprétation dite présidentialiste des institutions n’était pas un fait de nature. Elle n’est qu’une des configurations possibles du régime créé en 1958. Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas eu besoin de représentation proportionnelle pour cela. Le mode de scrutin majoritaire lui-même, souvent accusé de favoriser la constitution d’une majorité artificielle, n’a cette fois pas suffi à garantir au chef de l’Etat les 289 sièges dont il avait besoin pour parvenir à une configuration de coïncidence des majorités. Entre victoire totale (coïncidence des majorités) et totale déroute (cohabitation) il existe donc une tierce voie que la France a commencé à explorer [1].
On ne se trouve pas non plus dans la même situation qu’en 1988. Le PS avait alors obtenu 275 sièges. La marche à franchir pour constituer des majorités absolues était moins haute. Elle était aussi plus facile à grimper, car la polarisation partisane était moins forte. Aujourd’hui, la NUPES, le RN et LR n’ont d’atomes crochus ni entre eux ni avec le parti présidentiel. Pour ce dernier, les marges ne sont pas inexistantes, par exemple en cherchant des alliances avec les Républicains. Mais elles sont réduites. La polarisation de la vie politique a fait son œuvre et il est somme toute logique qu’elle s’exprime dans la composition de l’Assemblée nationale. C’est le contraire qui était étonnant et même pathologique. Désormais, les oppositions ne vont pas fusionner, et les trois partis précités ont déjà insisté sur le fait qu’ils n’avaient pas non plus vocation à rejoindre une coalition majoritaire.
A quoi les majorités de demain pourraient-elles ressembler, à supposer qu’elles existent ? Le président et son mouvement ont voulu dépasser le clivage entre droite et gauche. Ils en payent maintenant le prix. Comme le roi Jean Le Bon à la Bataille de Poitiers, le Président n’a plus qu’à se garder à droite puis à se garder à gauche. Le dynamitage de l’ancien système des partis a bien eu lieu, mais aujourd’hui c’est au tour du dynamiteur de se trouver pris au piège. Face à lui, les extrêmes se sont renforcés sur les ruines d’anciens partis de gouvernement plus modérés avec lesquels, somme toute, LREM aurait pu trouver à s’entendre… Certains ont évoqué la possibilité d’un gouvernement d’union nationale, mais rien ne le justifie. Il faudrait pour cela une crise majeure, comme une guerre où la France serait engagée ou dont elle viendrait de sortir. On n’en est pas là et cet appel à l’union nationale traduit surtout un manque de réflexion institutionnelle. Le président, son mouvement (LREM) et, reconnaissons-le, la haute fonction publique « gouvernante » sont habitués aux conforts du fait majoritaire et aux larges prérogatives dont il leur permettait de jouir. Cet heureux temps n’est plus…
Nous entrons dans une phase qui ne sera pas une cohabitation (majorité parlementaire contraire à celle du président) mais pas non plus une coïncidence des majorités présidentielle et parlementaire comme sous le précédent mandat de M. Macron. On pourrait ressortir des cartons la formule habile mais creuse reprise en 1986 par François Mitterrand pour donner la formule de la première cohabitation : « La Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution. ». Toujours vraie, cette formule n’est par conséquent jamais éclairante. Elle ne donne pas la clé du dispositif institutionnel qui se mettra en place dans les semaines qui viennent. Aujourd’hui, à quoi pourra-t-il ressembler ? Tout d’abord, écartons un spectre. La République serait-elle devenue « ingouvernable » ? Certainement pas. Le Président avait déclaré candidement avant l’élection présidentielle, que le problème était que la France « n’était pas un régime parlementaire » [2]. C’est inexact, comme le montre la simple lecture des articles 20, 49 et 50 de notre Constitution, et le Président est en train de le découvrir. Ce que l’on aura maintenant, ce sera le libre jeu du régime parlementaire : l’exécutif devra constituer des majorités, soit stables, soit de circonstance. Ce n’est pas un mal. Ce qui posait problème, c’était la vie institutionnelle du monde d’avant. C’était la sous-représentation de certains courants d’opinion importants à l’Assemblée. C’était l’irrépressible propension de l’exécutif à négliger le Parlement et à ne pas en respecter les prérogatives. C’étaient les cascades d’ordonnances issues de lois d’habilitations toujours plus nombreuses. C’étaient les mauvaises pratiques procédurales dont l’exécutif était coutumier (comme les amendements gouvernementaux déposés en cours de procédure) et que la majorité parlementaire ne voulait pas combattre. C’était la banalisation des lois votées au terme de procédures accélérée. On mesure trop mal le point auquel, malgré notre accoutumance à ces pratiques, elles ont un effet toxique sur les institutions. L’interprétation présidentialiste a sa raison d’être, mais à sa manière, elle porte atteinte à l’intégrité du régime, elle le consume à petit feu en érodant l’autorité et la légitimité de certaines institutions, au premier rang desquelles le Parlement. Le monde d’avant, c’était aussi la démoralisation d’une majorité monolithique qui a souffert de ne pas faire entendre sa voix. C’était encore la multiplication des voies de dérivation extra-parlementaires telles que le Grand débat national, ou le récent (et peut-être mort-né) Conseil national de la refondation. Ces innovations hésitaient entre la démocratie participative et le marketing politique, plutôt, reconnaissons-le, pour pencher dans le sens du second. Le président va maintenant trouver face à lui son « conseil national ». Il a toujours existé. C’est le Parlement.
Tout observateur, comme d’ailleurs tout acteur, devrait aujourd’hui concéder qu’il ignore ce qui va se produire. C’est toute la machinerie institutionnelle qui va être remise en question. Qui doit être Premier ministre ? M. Mélenchon est fondé à dire que l’actuelle Première ministre n’a pas de confiance toute acquise. La confiance, comme autrefois l’unité au parti socialiste, va devenir un combat. Comment doit-être composé le gouvernement ? On annonce un remaniement. Cela reste une prérogative du Président. Mais elle s’exerce désormais sous contrainte, ce qui est naturel en régime parlementaire. Qui présidera la Commission des finances ? Le règlement de l’Assemblée nationale, dans son article 39, al. 3, prévoit bien depuis 2009 que « Ne peut être élu à la présidence de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire qu’un député appartenant à un groupe s’étant déclaré d’opposition ». Mais rien ne contraint la majorité (relative) à s’abstenir de voter lors de sa désignation. Elle s’était jusqu’à maintenant autorestreinte. Va-t-elle désormais résister à la tentation de peser sur cette désignation ? Plus généralement, comment va se structurer l’opposition (disons plutôt : les oppositions) et quelles prérogatives lui reconnaître ? Quels ressorts procéduraux seront-ils disponibles pour faire voter les lois ? La Constitution réserve bien certaines prérogatives au Gouvernement, comme le vote bloqué. Mais même ces prérogatives ne suffiront pas si des majorités ne parviennent pas à se former. Quant à la procédure de l’engagement de responsabilité sur le vote d’un texte – le fameux « 49-3 » – réduite à un texte de loi par session depuis 2008, son emploi est toujours confronté à l’épée de Damoclès que constitue la possibilité consécutive pour l’opposition de déposer une motion de censure. On hésite entre la métaphore du fusil à un coup et celle du boomerang qui peut revenir pour frapper celui qui l’a jeté. Le « 49-3 » ne permettra plus cette fois, comme aux grands jours du gouvernement de Michel Rocard (1988-1991) de consolider une majorité quelque peu disparate ou, comme sous celui de Manuel Valls (2014-2016), de discipliner des frondeurs. Par contre, il pourrait bien cimenter les oppositions, réunies par le seul désir de faire tomber le gouvernement. Le « 49-3 » peut à la limite cimenter les majorités. Il ne peut pas les créer ex nihilo.
Enfin, l’entourage du Président aurait d’ores-et-déjà agité la menace d’une dissolution. Interrogé par Libération, le Conseil constitutionnel aurait répondu dans un premier temps qu’une telle dissolution était, de par l’article 12 de la Constitution, impossible durant un délai d’un an[3]. Il est rassurant de constater que notre juge constitutionnel s’est doté d’une hotline apportant sans délai des interprétations constitutionnelles à une presse en mal de fact checking. Dans le cas présent, cependant, l’opérateur téléphonique de la centrale d’appels de la Rue de Montpensier a dû être mal formé. Il aurait dû, selon la formule consacrée, en référer à son superviseur[4]. En effet, absolument rien ne justifie une telle prohibition de la dissolution pendant une première année. C’est seulement en cas de « nouvelle dissolution » (c’est-à-dire une dissolution n°2 faisant suite à une dissolution n°1) que s’applique le délai d’un an mentionné dans le dernier alinéa de l’article 12. Dès qu’un ou une président(e) de l’Assemblée nationale sera désigné(e), ce qui devrait être fait le 28 juin prochain, le Président pourra le (ou la) consulter[5], à la suite de quoi il pourrait s’il le désirait exercer sans délai sa prérogative de dissolution. Gageons qu’il ne le fera pas, tant serait flagrant le mépris que cela manifesterait pour les résultats des élections législatives. Ne parlons pas du risque que créeraient de nouvelles élections. Car la véritable divine surprise pour LREM et ses alliés d’Ensemble, c’est d’être parvenu à ce score de 244 députés. Ce résultat traduit déjà une prime majoritaire significative pour le camp du président, même si elle ne le conduit qu’à détenir une majorité relative à l’Assemblée nationale. Il reste que la sanction électorale aurait très bien pu être plus sévère.
Pour en revenir à la dissolution, il est plus probable qu’elle restera, tout au long des cinq ans à venir, une solution toujours possible à un blocage institutionnel. On se rapproche aujourd’hui de la période de la Quatrième République où une majorité composé de modérés se trouvait confrontée à une opposition de gauche communiste et à une opposition de droite gaulliste, toutes deux lui menant la vie dure. De l’autre côté, se posera la question du maintien au pouvoir d’un président légitime de par son élection, mais fragilisé par le refus populaire de lui donner une majorité absolue. Le Président a toujours la possibilité de présenter sa démission. Pourquoi, somme toute, l’hyperprésidentialisation et la prise en charge personnelle du pouvoir par le Chef de l’Etat n’auraient-ils pas pour sanction un retrait du pouvoir lorsque la politique de ce dernier est désavouée ou que les institutions sont bloquées ? A défaut, on pourrait aller vers une nouvelle cohabitation. On le pourrait, en tout cas, si les oppositions n’étaient pas aussi clivées. On ne voit pas, pour le moment, comment elles pourraient se rassembler. Enfin, on peut encore concevoir que le Chef de l’Etat utilise plus fréquemment le référendum législatif de l’article 11, ou qu’il tente, avec des résultats nécessairement limités du fait de notre bicamérisme inégalitaire, un rapprochement avec le Sénat.
Quoi qu’il en soit, la période qui s’annonce sera parsemée de surprises, de situations difficiles et inattendues, voire de crises institutionnelles. On ne se risquera en aucun cas à les prédire. Ce n’est pas le rôle du constitutionnaliste. Celui-ci doit, en la matière, se borner, en historien du temps présent ou du passé proche, à enregistrer les interactions entre le droit et la pratique politique. Mais une chose est certaine à ce stade. Il est faux (et irresponsable) de dire que la France a été rendue ingouvernable par les résultats de dimanche soir. Les hauts-fonctionnaires et les conseillers qui se plaignent, semble-t-il que leurs projets « ne vont plus pouvoir passer assez vite » devraient se rappeler qu’ils ne sont pas des gouvernants, mais les agents d’une décision politique qui ne leur appartient pas, pas plus que l’exécutif n’en a le monopole. Ce n’est pas à dire non plus que des difficultés et d’éventuels blocages ne vont pas advenir. Ceux qui refuseront d’avoir assez d’imagination politique pour les surmonter en assumeront la responsabilité devant le pays. Mais rien ne manque aux institutions pour permettre d’éviter cette situation de blocage. Tout récemment encore, le programme de la Nouvelle Union Populaire, Ecologique et Sociale (NUPES) en appelait (rituellement) à une Sixième République. Ce thème fédérateur pour les partis de gauche qui se sont rassemblés autour de M. Mélenchon a d’ailleurs semble-t-il été repris à son compte par M. Quatennens lors de sa visite à l’Élysée du 22 juin dernier. On ne sait pas très bien ce que les partisans d’une Sixième République veulent mettre derrière cet intitulé, hormis un régime parlementaire somme toute assez classique. Il n’est pas urgent de le savoir. Force est de reconnaître que les oppositions issues des élections législatives de juin 2022 s’accommodent pour le moment assez bien de la Constitution de 1958. Pour cette dernière, se dessine sous nos yeux une configuration inédite, la dernière en date de ses géométries variables. Ni fait majoritaire, ni cohabitation : le monde d’après commence pour la Cinquième République…
Denis Baranger
[1] Nous avions évoqué cette hypothèse dès un billet paru en 2017, après l’élection de M. Macron pour son premier mandat. Il aura simplement fallu patienter cinq ans pour que nos prédictions se réalisent…V. D. Baranger, « Avec quelle majorité M. Macron pourra-t-il gouverner » ? (JP Blog, 8 mai 2017).
[2] « Il ne s’agit pas de coalition, nous n’avons pas un régime parlementaire, mais l’idée qu’on puisse cheminer avec des gens qui ont des sensibilités, des convictions différentes sur une série de réformes, c’est comme ça que je veux faire » ; discours prononcé à Strasbourg le 12 avril ; cf. Théo Ruyz (« Présidentielle 2022 : (…) Macron pris à partie lors de son meeting à Strasbourg »), Midi Libre, 13 avril 2022.
[3] Emma Donada, « Législatives : Emmanuel Macron pourrait-il dissoudre l’Assemblée nationale immédiatement après le second tour ? », Libération-Checknews, 15 juin 2022. Le journal a ensuite inséré un correctif, après consultation de plusieurs juristes.
[4] On voit ici les limites de la communication institutionnelle du Conseil constitutionnel. Les journalistes ont tendance à confondre la juridiction qui ne se prononce, et ne doit se prononcer, que par voie de décisions officielles, et le dispositif de communication institutionnelle qui l’entoure mais ne jouit bien sûr pas de la même autorité. Les journalistes ne sont pas à blâmer. C’est tout le dispositif de communication de notre juge constitutionnel (des « commentaires aux cahiers » jusqu’au site de la juridiction, aux prix délivrés sous son égide, aux journées qu’il organise, etc.) qui sème la confusion.
[5] Au même titre que le Premier Ministre et le Président du Sénat.