Elections législatives de 2022 : la fin du présidentialisme majoritaire ?

Par Bruno Daugeron

<b> Elections législatives de 2022 : la fin du présidentialisme majoritaire ? </b> </br> </br> Par Bruno Daugeron

Les élections législatives de juin 2022 n’ont pas seulement modifié les équilibres politiques de l’ancienne législature. Elles semblent aussi en passe de modifier la pratique institutionnelle du présidentialisme majoritaire un peu trop vite associée aux institutions de la Ve République et basée sur la présence à l’Assemblée nationale d’une majorité absolue de députés, unis et disciplinés décidés à soutenir l’action du président de la République. La fin de « la » Majorité pourrait bien entrainer la renaissance de l’idée, trop vite oubliée, de délibération parlementaire permettant de dégager « des » majorités.

 

The June 2022 legislative elections not only changed the political balance of the former legislature. They also seem on the way to modifying the institutional practice of majority presidentialism, associated a little too quickly with the institutions of the Fifth Republic and based on the presence in the National Assembly of an absolute majority of deputies, united and disciplined, determined to support the actions of the President of the Republic. The end of “the” Majority could well lead to the revival of the idea, too quickly forgotten, of parliamentary deliberation making it possible to create « majorities ».

 

Par Bruno Daugeron, Professeur de droit public à l’université Paris-Cité, Directeur du Centre Maurice Hauriou

 

 

 

Comme les médias l’ont abondamment annoncé, les élections législatives de juin 2022 ont accouché d’une situation inattendue aux yeux des nombreux commentateurs de la vie politique : l’absence d’une majorité absolue de députés de la coalition présidentielle. Cette absence empêcherait ce qui est censé caractériser la Ve République : la subordination de l’Assemblée nationale réputée n’être là que pour appliquer le programme du chef de l’Etat élu au suffrage universel. Sur les chaines d’information (et surtout de commentaire) continue où journalistes et politiques forment un chœur plein d’ardeur n’incitant guère à la modération, on surenchérit pour dire combien la situation est inédite et grave. Incompréhensible même, vue l’importance qu’ils ont donnée à l’élection du chef de l’Etat pendant les interminables mois de campagne électorale présidentielle. La « crise de régime » est évoquée sans toujours préciser de quelle « crise » ni de quel « régime » il s’agirait. L’appréciation politique des événements variera en fonction des sensibilités de chacun ; celle liée au droit constitutionnel nous semble pouvoir, dans une perspective historique, être objectivée.

 

 

L’échec du montage présidentialiste

Le premier, et pour l’instant principal, enseignement à tirer de cette situation est que ce n’est pas la Ve République ou même la Constitution de 1958 qui la fonde, qui sont en « crise » (au sens bel et bien présent de la rupture d’un équilibre) mais seulement la pratique institutionnelle à laquelle on avait tenté de les réduire de force depuis une vingtaine d’années à grands coups de quinquennat, d’inversion du calendrier électoral plaçant une élection présidentielle voulue comme programmatique avant les élections législatives considérées comme des élections confirmatives et seulement destinées à donner « une majorité » au chef de l’Etat. Avant même le quinquennat, on a baptisé ce fonctionnement du régime « présidentialisme majoritaire » en faisant tout pour qu’il s’impose dans toutes les hypothèses. C’est le doyen Georges Vedel, un de ses plus ardents défenseurs, qui en parlait le mieux : « L’Assemblée, élue à quelques semaines du président, comporte une majorité prise dans son sillon faite de fidèles, même de grognards. Tout s’emboîte : le président compose le gouvernement à sa guise, lui donne ses orientations détermine la part d’autonomie qu’on peut lui laisser ainsi que la durée qui lui sera assignée. La majorité approuve toujours et contrôle peu. L’opposition prépare l’alternance et peut l’obtenir. Tel est le présidentialisme majoritaire, régime largement dominant depuis quarante ans »[1].

 

Appuyé par d’autres juristes, dont le brillant et regretté Guy Carcassonne, le doyen Vedel avait fini par passer de la description d’un état de fait, la configuration institutionnelle depuis l’apparition progressive du « fait majoritaire » à partir de 1962, confirmé en 1967, 1968 et sous toutes les autres législatures selon des modalités différentes, à la prescription d’un régime de droit en travaillant à ce que cette domination « factuelle » ne soit plus soumise à aucun aléa par des réformes institutionnelles censées la garantir, en particulier contre ce que l’on percevait comme le « risque » majeur de la cohabitation, répétée trois fois en quinze ans. Ainsi furent adoptés le quinquennat en 2000 et l’inversion du calendrier électoral en 2001. Le présidentialisme majoritaire, tel était l’avenir radieux de la Ve République, sa maturité atteinte et son essence enfin révélée. On présentait cette configuration institutionnelle comme la seule voie possible d’un monde constitutionnel moderne et stable qui devait conduire au bonheur politique : clarté dans les choix des hommes et des idées, efficacité dans l’action, responsabilité devant les électeurs. Son acceptation était synonyme de renonciation au péché et à ce qui conduit au mal parlementaire toujours susceptible de déboucher sur l’enfer constitutionnel de l’instabilité. Sur un ton satisfait et un brin condescendant et moralisateur on prétendait ce système efficace, responsabilisant, bien rôdé et sans risque de (mauvaises) surprises au point de décrédibiliser toute critique sur le montage et ses conséquences.

 

Peu importe qu’il ait eu pour effet de vider de leur substance les élections législatives réduites à un scrutin confirmateur d’une élection présidentielle érigée en ce qu’elle n’est pas censée être : la désignation d’un gouvernant doté d’un « programme » récemment rebaptisé « projet » et soi-disant assuré de pouvoir le mettre en œuvre dans la durée grâce au soutien (quasi) aveugle des députés élus dans cette perspective au scrutin majoritaire d’arrondissement à deux tours. Qu’importe la constitutionnalité, l’artificialité voire la brutalité du montage pour peu qu’il permette au gouvernement d’agir (ou non) mais toujours sans entraves et sans trop avoir à se préoccuper de rendre des comptes à une Assemblée nationale peu regardante et dont on a fini par persuader les membres que le quadrillage de leur circonscription était leur principale raison d’être et l’essence même du travail parlementaire. Peu importe aussi qu’un tel régime ait également conduit à une incroyable concentration du pouvoir à l’Elysée où les conseillers du président comptent plus qu’un ministre et que le secrétaire général semble avoir plus de poids que le Premier ministre.

 

Résultat ? Principal objectif atteint : la stabilité politique est au rendez-vous au-delà de toute espérance puisque toute remise en cause de l’action du gouvernement, et en réalité du chef de l’Etat, est impossible hors élection présidentielle qui, n’en étant pourtant ni le lieu ni l’objet, n’aboutit pas et donne l’illusion, quand le président est réélu, d’un soutien du corps électoral contraint à un choix binaire et sous surveillance. Le prix fort de la disparition de la responsabilité politique ne pouvait donc rester éternellement sans conséquence. Le retour au réel est aujourd’hui violent. Chassez-le par les institutions, il reviendra par les élections. En refusant de voter pour les candidats de la coalition présidentielle (voire en refusant de voter tout court), les électeurs ont non seulement défié politiquement le président de la République mais aussi, sur le plan institutionnel, mis fin au schéma imposé de force pour le plus grand confort de l’exécutif et de ses soutiens en faisant voler en éclat la dimension majoritaire du présidentialisme. La conséquence de cette absence de majorité absolue de députés est une absence de votes automatiques en faveur du Gouvernement et donc du président de la République. Les élections législatives de juin 2022 ont mis un terme à ce que certains avaient fini par associer un peu rapidement à « la logique des institutions de la Ve République ».

 

 

Retour à la délibération ?

Catastrophe ? Nous dirions plutôt soulagement. Les partisans de la lecture parlementaire des institutions et même, pourrait-on dire, de la lecture « institutionnelle » des institutions fondée sur la primauté du rôle constitutionnel des organes de l’Etat sur la logique partisane n’avaient donc pas rêvé : pas de majorité parlementaire, pas de présidentialisme majoritaire ; mais surtout, et plus important encore, pas de délibération parlementaire, pas de loi donc pas d’action si la fonction gouvernementale passe d’abord par la législation. Car si l’on en a pas encore terminé avec l’idée que c’est de la volonté présidentielle qu’il faut partir pour la confirmer ou l’infirmer, celle selon laquelle la loi n’est que le produit d’une ratification par « la » Majorité dessinée non dans chacun des votes mais mécaniquement déduite d’une « matrice de comportement » (selon l’expression de J.-M. Denquin) sur la base du soutien au président, elle, est bel et bien remise en cause. Il n’est désormais plus possible de soutenir que « la » Majorité politique existe indépendamment du vote parlementaire qui la produit et se dessine après la délibération de la Chambre.

 

Depuis les résultats du second tour, c’est ainsi toute la conception de la fonction parlementaire en période présidentialiste, majoritaire ou même « minoritaire » (cohabitation), qui se trouve défiée : ni « majorité », même de coalition, favorable du présidentialisme programmatique, ni « majorité » hostile de la cohabitation[2]. La nouveauté, plus radicale, tient dans la disparition de l’idée d’un « fait majoritaire », c’est-à-dire d’une majorité acquise par avance et présumée soutenir le gouvernement et ses textes comme si elle ne dépendait d’aucun vote. On mesure la dissonance cognitive pour tous ceux qui croient de bonne foi la Constitution de 1958 fondée sur cette idée alors que c’est précisément pour la situation inverse, c’est-à-dire actuelle, qu’elle a été pensée[3]. On mesure aussi l’incongruité de l’injonction présidentielle aux groupes d’opposition de se mettre d’accord pour qu’ils puissent l’aider à faire adopter « ses réformes » même si elle en dit long, comme l’a récemment souligné Pierre Avril dans un récent billet de ce Blog, sur l’ancrage de l’idée[4]. Or, dans un monde parlementaire bien ordonné, c’est au Gouvernement qu’il appartient de s’adapter à l’Assemblée nationale et non l’inverse. Contrairement à ce qui est souvent soutenu, une majorité se dessinera toujours dans les votes mais ce n’est plus le Gouvernement qui en aura le bénéfice avant même tout débat : il devra en permanence choisir pour savoir non seulement laquelle il accepte mais aussi laquelle il cherche.

 

Aucun artifice, pas même le scrutin majoritaire uninominal à deux tours pourtant vendu comme tel depuis tant d’années et auquel on s’acharne à prêter des vertus qu’il n’a pas, ne permet de créer artificiellement et définitivement quelque chose qui n’existe pas juridiquement. La seule majorité qui vaille est celle produite par un vote issu d’une délibération qui donne tout son sens et son prix à la fonction parlementaire et où rien, sur le plan du droit, n’est censé être joué par principe et par avance avant un débat, fût-il encadré, dont l’issue n’est jamais censée être certaine. C’est d’abord cela que la situation actuelle, au-delà des questions d’équilibre politique, nous donne à voir ou à revoir. La pratique institutionnelle risque cette fois-ci de rencontrer le droit et l’arithmétique et non de les congédier.

 

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La recherche de majorités devrait être le nouveau défi de cette législature qui remet en cause ce qui semblait être la plus grande et la plus imprévue des nouveautés politiques de la Ve République à partir de 1962 puis progressivement et de plus en plus franchement depuis les élections de 1967, 1968 (première majorité absolue pour un parti politique à lui seul, l’UDR) et sous toutes les autres législatures. L’idée selon laquelle il existe une présomption de Majorité, identifiée comme « la » Majorité, pour soutenir le Gouvernement et sa politique et non des majorités à rechercher qu’elles passent par le recueil de la confiance des parlementaires pris en groupe ou même individuellement ou par la neutralisation des oppositions afin qu’elles ne se coalisent pas contre le gouvernement par une censure, semble bel et bien mise en cause. Il aura fallu soixante ans pour revenir à ce qui n’est jamais que le principe même du gouvernement parlementaire que même une élection au suffrage universel du chef de l’Etat sur un programme de gouvernement reléguant les élections législatives à une élection secondaire dans un régime de domination présidentielle, n’aura pas réussi à arrêter. Reste à savoir selon quelles modalités, dans quelle proportion et pour quels équilibres.

 

 

 

[1] Georges Vedel, 7, 5 + 2, 2 + 5…, Le Monde, 23 avril 1997.

[2] V. le récent papier de D. Baranger dans ce blog, « Ni fait majoritaire, ni cohabitation : la Cinquième République dans le monde d’après… », 24 juin 2022  

[3] On se souvient de la lamentation désolée de Michel Debré devant le Conseil d’Etat dans son discours du 27 août 1958, lors de l’élaboration estivale de la Constitution, se plaignant d’être dans l’incapacité juridique de faire naître une discipline majoritaire durable de nature à assurer la stabilité politique au sein des assemblées pour justifier le recours à un Sénat et à des techniques dites de parlementarisme rationalisé : « Ah ! si nous avions la possibilité de faire surgir demain une majorité nette et constante, il ne serait pas nécessaire de prévoir un Sénat dont le rôle principal est de soutenir, le cas échéant, un gouvernement contre une assemblée trop envahissante parce que trop divisée ; il ne serait pas besoin de faire régner l’ordre et la stabilité en coupant les liens entre les partis et le Gouvernement ; il ne serait pas utile de consacrer de longs développements à la motion de censure ». in D. Maus, Les grands textes de la pratique constitutionnelle de la Ve République, 2e éd., La documentation française, 1998, p. 3.

[4] Pierre Avril, « La disparition du Premier Ministre : conséquence ultime d’un présidentialisme exacerbé », Blog de Jus Politicum, 23 juin 2022

 

 

Crédit photo: Assemblée nationale