Le lobbying à l’Elysée : une transparence limitée

Par Elsa Forey

<b> Le lobbying à l’Elysée : une transparence limitée </b> </br> </br> Par Elsa Forey

La loi du 17 juillet 1978 sur l’accès aux documents administratifs, combinée aux dispositions sur le lobbying de la loi du 9 décembre 2016, peut constituer un outil d’enquête efficace pour ceux qui s’intéressent aux relations entre les représentants d’intérêts et la présidence de la République. A l’Elysée, le chef de l’Etat reste néanmoins à l’écart de ce mouvement en faveur de la transparence, sans que le traitement particulier qui lui est accordé soit toujours justifié.

 

The Acces to Administrative Documents Act (1978) combined with the lobbying provisions of the Transparency, Anti-corruption and Economic Modernisation Act (2016) can be an effective investigative tool for those interested in the relations between lobbies and the Elysée. The President nevertheless remains isolated from this transparency movement, although his special treatment is not always justified.

 

Par Elsa Forey, Professeure de droit public à l’Université de Bourgogne, Credespo

 

 

 

Dans un jugement du 27 mai 2022, le tribunal administratif de Paris vient d’annuler le refus implicite du Président de la République de communiquer au journaliste, Alexandre Léchenet, des échanges de courriels entre les collaborateurs du Président de la République et les représentants d’intérêts des entreprises Google, Amazon, Microsoft et Uber. Le requérant, membre de l’ « association des journalistes pour la transparence », laquelle œuvre en faveur de la transparence des politiques publiques et plus particulièrement du lobbying, n’en est pas à sa première victoire. Il avait obtenu de ce tribunal, un mois auparavant (jugement du 22 avril 2022), l’annulation de la décision implicite de la ministre du travail lui refusant la communication des mails et des notes prises lors de rendez-vous avec les sociétés Amazon et Uber[1].

 

L’encadrement du lobbying résulte de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite loi Sapin 2) qui a créé un registre numérique dans lequel des représentants d’intérêts déclarent leurs actions auprès des responsables publics. Il s’agit de faire apparaître l’empreinte normative de la loi et du règlement, c’est-à-dire « l’ensemble des informations qui rendent lisibles le processus de fabrication des lois pour le citoyen, en lui permettant de savoir quels acteurs ont participé à son élaboration, qui a été auditionné sur le sujet, qui a soumis des argumentaires en faveur ou en défaveur d’une disposition, etc. »[2] Ne sont répertoriés que les contacts pris à l’initiative des représentants d’intérêts et non des responsables publics mais le dispositif permet aux citoyens de se faire une première idée de l’influence des lobbies sur la prise de décision publique, à charge pour eux ensuite de demander l’accès aux documents administratifs en lien avec les informations figurant au registre des représentants d’intérêts de la HATVP pour en savoir plus et, notamment, « lever le voile sur les activités des géants du numérique » (v. https://blogs.mediapart.fr/alexandre-lechenet/blog) auprès des ministères et de la présidence de la République. En l’occurrence, les quatre entreprises concernées par la demande de communication avaient déclaré sur le répertoire de la HATVP avoir pris contact avec un collaborateur du Président de la République (entre autres, car les fiches recensées par la CADA mentionnent également des activités auprès des membres du Gouvernement ou des membres des cabinets ministériels) en vue d’influer sur la réglementation ou la législation[3]. N’ayant pas obtenu la communication des documents sollicités auprès du directeur de cabinet du Président de la République, le journaliste saisissait la CADA puis le tribunal administratif de Paris. Dans les deux cas, ce sont des échanges et des notes prises lors de rendez-vous entre les représentants d’intérêts et « un collaborateur du Président, ou celui-ci » dont la communication est demandée. En dépit de ce que laisse penser cette formulation du tribunal, le Président de la République (II) n’est pas soumis aux mêmes contraintes que celles qui s’appliquent à ses collaborateurs (I), tant en ce qui concerne l’accès aux documents administratifs qu’en ce qui concerne ses relations avec les représentants d’intérêts. Cette affaire est l’occasion de revenir sur le traitement particulier du chef de l’Etat.

 

 

I. L’accès aux documents administratifs comme outil d’enquête sur le lobbying à l’Elysée

En vertu de l’article L. 300-2 du code des relations entre le public et l’administration, « sont considérés comme documents administratifs (…) quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’Etat, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission ». On rappellera, à cet égard, que le juge administratif a considéré que les documents de la Présidence de la République entraient dans le champ d’application de la loi de 1978 (CE, 27 novembre 2000, Association Comité tous frères, req. n°188431). La CADA considère que les documents produits ou reçus par les personnes publiques, dans le cadre de leurs rapports avec des représentants d’intérêts, entrent dans le champ de ces dispositions (avis n°20192945 et avis n°20192910, séance du 18 juillet 2019), ce que confirme le tribunal administratif de Paris dans son jugement du 27 mai 2022. Ils sont donc communicables dans le respect des secrets protégés par les articles 311-5 (le secret des délibérations du Gouvernement et des autorités relevant du pouvoir exécutif étant susceptible d’être affecté) et 311-6 de ce code (le secret des affaires en particulier). La première catégorie de secret n’a pas soulevé de difficulté dès lors que les notes sollicitées ont été prises lors de rendez-vous avec les représentants d’intérêts qui se sont tenus en amont de la délibération du Gouvernement (avis CADA n°20192945). Il en est allé autrement du secret des affaires, qui comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies financières et commerciales car le directeur de cabinet du Président de la République avait informé la CADA que les documents demandés comportaient « des mentions faisant état du modèle de développement des quatre entreprises visées, de leurs projets d’investissements ainsi que d’informations précises sur leur statut juridique ou leur situation économique ». Le code des relations entre le public et l’administration prévoit bien la communication des documents si ces informations peuvent être occultées mais en l’occurrence, l’Elysée faisait valoir que cela priverait leur communication d’intérêt. La CADA s’était rangée du côté de la présidence et avait émis un avis défavorable. N’ayant pas pris connaissance des documents sollicités, elle avait sans doute estimé que les explications fournies par l’Elysée étaient suffisantes (contrairement au juge, la commission n’a pas les moyens d’exiger la production des documents détenus par l’administration lorsque celle-ci ne répond pas à sa demande[4]). Le requérant s’est alors tourné vers le tribunal qui a ordonné un complément d’instruction ; bien lui en a pris puisque le juge a enjoint l’Elysée de lui communiquer la plupart des documents sollicités (à l’exception d’une note et de cinq paragraphes d’un échange de courriels couverts par le secrets des affaires, ce qui montre d’ailleurs l’ampleur du travail de tri opéré par le juge administratif lorsqu’il doit concilier ce secret avec l’exigence de transparence).

 

S’il est vrai que « les informations figurant sur le répertoire numérique des représentants d’intérêts comme les moyens permettant à la Haute Autorité de les contrôler sont largement insuffisants »[5], la législation de 1978 sur l’accès aux documents administratifs peut être un bon complément pour réaliser un contrôle du lobbying, y compris au plus haut sommet de l’Etat[6], d’autant que la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil d’Etat va dans le sens des efforts déployés par certains journalistes en faveur de la transparence de la vie publique[7]. Au sein de l’Elysée, le Président reste néanmoins à l’écart de ce mouvement en faveur de la transparence.

 

 

II. Le statut du Président de la République : un argument d’autorité contestable

Les dispositions de l’article 67 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle du 23 février 2007 (« Le Président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité (…) Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite ») font-elles obstacle à ce que le droit d’accès aux documents s’exerce auprès du chef de l’Etat ? Selon la doctrine de la CADA (avis n°20090869 du 19 mars 2009, plus récemment avis n°20204454 du 10 décembre 2020), les dispositions de la loi du 17 juillet 1978 doivent être interprétées à la lumière de l’article 67 de la Constitution.  Ainsi, le Président de la République « ne saurait être regardé comme l’une autorités mentionnées à l’article 1er de la loi du 17 juillet 1978, tenues (…) de communiquer les documents administratifs qu’elles détiennent à toute personne qui en fait la demande ». Dans le même ordre d’idées, la commission estime que les documents produits ou reçus par les services de la présidence dans le cadre des missions qui leur sont dévolues sont communicables sous réserve qu’ils soient détachables de l’exercice des fonctions du Président de la République ou de sa situation personnelle. La référence au 2è alinéa de l’article 67 C laisse penser que la CADA se range derrière l’opinion doctrinale qui voit dans l’inviolabilité « une immunité purement procédurale, valable pendant la durée du mandat et couvrant ainsi tous les actes du Président de la République, qu’ils soient attachés à la fonction présidentielle ou détachés d’elle »[8]. Plus contestable est l’impasse qui est faite par la commission quant à la nature des actions mentionnées dans cet alinéa, ce qui la conduit implicitement à opter pour une interprétation large et très discutable des actes qui ne peuvent être engagés contre le chef de l’Etat pendant le mandat présidentiel. La jurisprudence administrative privilégie une approche un peu différente qui correspond mieux à l’équilibre recherché par la commission présidée par Pierre Avril entre la continuité de l’Etat (qui empêche de mettre en péril l’exercice des fonctions présidentielles) et « une impunité, de fait et de droit, finalement aussi intolérable dans son principe et insupportable aux citoyens que le harcèlement judiciaire ». Ainsi, le tribunal administratif de Paris a jugé, à propos de la communication des sondages et des études commandées par l’Elysée entre 2007 et 2009, que la demande « ne saurait être regardée comme ayant la nature d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite dont le Président de la République ferait l’objet au sens des dispositions précitées de l’article 67 de la Constitution » (jugement du 17 février 2012). Il a suivi les conclusions du rapporteur public qui, sur la base des travaux parlementaires, avait affirmé que la protection constitutionnelle accordée au chef de l’Etat ne saurait porter que sur des faits susceptibles d’aboutir à des sanctions. Or, la CADA est une autorité administrative indépendante dépourvue de pouvoir de sanction (en dehors de celles qu’elle peut prononcer en vertu de l’article 22 de la loi de 1978 en cas d’infraction aux règles d’utilisation des informations publiques). La rédaction du jugement permet de penser, en revanche, que les documents « produits ou reçus par le Président de la République en tant que personne privée » échappent au champ d’application de la loi de 1978 organisant le droit d’accès, ce qui est conforme à la doctrine de la CADA.  

 

Le Président de la République n’est pas non plus une personne publique au sens de l’article 18-2 de la loi du 11 octobre 2013, raison pour laquelle la CADA avait considéré que la demande adressée par Monsieur Léchenet à l’Elysée devait « être nécessairement regardée comme portant sur les documents produits ou reçus par (ses collaborateurs)» (avis n° 20192945). En effet, à la différence de ces derniers, le Président de la République ne compte pas parmi les acteurs publics dont les relations avec les représentants d’intérêts doivent être déclarées dans le registre de la HATVP. Dans le même ordre d’idée, il n’est pas mentionné parmi les personnes auxquelles les représentants d’intérêts doivent s’abstenir de proposer ou de remettre des présents, dons ou avantages quelconques d’une valeur significative. Alors qu’il figurait dans le projet de loi initial, le Conseil d’Etat avait estimé qu’il n’y avait pas lieu de le faire entrer dans le champ d’application de la loi car « le statut du Président de la République relève de la seule Constitution » (avis du 24 mars 2016). Ce retrait suscita de nombreux débats à l’Assemblée nationale comme au Sénat, le Gouvernement (soutenu par le rapporteur du projet à l’Assemblée nationale) « s’en remettant » (l’expression revient à plusieurs reprises) à l’avis du Conseil d’Etat. « Il s’agirait là d’une remise en cause du statut du Président de la République ; le statut du Président de la République relève de la seule Constitution », est-il martelé sans plus de précisions (en dehors du fait qu’il s’agit d’une question de hiérarchie des normes et non de séparation des pouvoirs). L’argument se retrouve, lors de la législature suivante, dans les interventions du gouvernement, au moment où le projet de loi pour la confiance dans la vie publique (2017) est en discussion : « Il eût fallu pour toucher au statut du Président de la République modifier la Constitution », plaide la ministre de la Justice contre ceux qui souhaitaient réintégrer le chef de l’Etat dans le périmètre du registre de la HATVP. Toutes ces affirmations s’abritent derrière l’avis du Conseil d’Etat, très sommaire sur la question, sans aller plus loin. On peut cependant s’interroger. Que recouvre « le statut du Président de la République » ? En quoi est-il différent de celui des parlementaires, qui est en partie aussi, défini par la Constitution? Et surtout, en quoi le statut du chef de l’Etat est-il remis en cause par la constitution du registre de la HATVP ? Comme le remarquent plusieurs parlementaires, ce sont les représentants d’intérêts susceptibles d’entrer en contact avec les pouvoirs publics qui sont visés, les obligations ne pèsent pas sur le Président de la République. On ne peut que regretter que le Gouvernement se soit retranché derrière un avis du Conseil d’Etat pour éluder ces questions, d’autant qu’il est impossible d’ignorer que le chef de l’Etat est, sous la Vème République, en position d’impulser des politiques publiques. A cet égard, on peut se demander si cette interprétation large du statut présidentiel, qui contribue à entretenir l’opacité sur les relations entre le chef de l’Etat et les représentants d’intérêts, ne vient pas nourrir le « climat de suspicion persistant » contre lequel la commission Avril entendait lutter.

 

Plus généralement, on peut être perplexe quand on songe aux nombreuses dérogations dont bénéficie le Président de la République et qui ne sont pas toujours justifiées par « son statut ». Alors que l’absence de responsabilité présidentielle contraste avec la pratique présidentialiste du régime, une remise à plat de tous ces avantages nous semblerait judicieuse.

 

 

 

[1] D’autres ministères sollicités avaient d’ailleurs répondu favorablement à sa demande d’accéder à des documents du même type. C’est le cas du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche dont les documents communiqués faisaient apparaître qu’à l’occasion d’une visite à Paris, le Président de Microsoft Monde avait obtenu une audience avec la ministre où il avait été question de « l’intelligence artificielle dans l’enseignement supérieur » et de « la place des entreprises dans la réforme de l’enseignement supérieur » (https://blogs.mediapart.fr/alexandre-lechenet/blog)

[2] J-L. NADAL, « Les représentants d’intérêts et la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique », in J-F. KERLEO, Le lobbying, Influence, contrôle et légitimité des représentants d’intérêts, LGDJ, 2020, p.397.

[3] Par exemple, la fiche d’Amazon indique que l’action engagée vise à « Promouvoir un droit du travail plus adapté aux contraintes du e-commerce ».

[4] En revanche, lorsque l’administration oppose le secret des affaires, elle doit se justifier auprès de la CADA qui évalue la pertinence de la réponse donnée pour rendre son avis.  On notera que, dans un autre avis rendu le même jour, à propos d’une demande de communication adressée par le même journaliste à la ministre du travail et à son cabinet et portant sur des échanges avec les mêmes entreprises (Amazon et Uber), la CADA émet un avis favorable (sans avoir pu prendre non plus connaissance des documents sollicités) « sous réserve que les éventuelles mentions susceptibles de porter atteinte aux secrets protégés par les articles L.311-5 et L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration soient occultées ou disjointes ». Contrairement à la présidence, la ministre n’avait présenté aucune observation et n’avait ainsi pas opposé le secret des affaires.

[5] J.-F. KERLEO, « L’Etat face au lobbying. La redéfinition des fondements de notre ordre juridique », in Le lobbying, …, op. cit.,  p. 8.

[6] A titre de comparaison, le registre des entrées de l’Elysée n’est communicable qu’aux personnes intéressées pour la partie qui les concerne, en application de l’article L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration (CADA, avis n° 20193134 du 19 décembre 2019 à propos d’une demande de communication des extraits de ce registre mentionnant les visites d’un homme d’affaires français sur la période allant de juin 2017 à juin 2018).

[7] Cf. à ce sujet, A. QUINT, « L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ; nouvelle voie d’accès aux documents administratifs », CADA, rapport d’activité 2021, paru en juin 2022). 

[8] Cf. O. BEAUD (« L’extension de l’immunité pénale aux collaborateurs du président de la République. Un retour à la raison d’Etat, », D. 2011, p. 2946) qui souligne que cette interprétation a l’appui de l’autorité doctrinale de Pierre Avril.

 

 

Crédit photo: Nouvelle Démocratie, CC BY-NC 2.0