Élection du bureau de l’Assemblée nationale : une polémique et des précédents Par Benjamin Fargeaud
L’élection du bureau de la nouvelle Assemblée nationale a vu surgir plusieurs polémiques relatives à la représentation de tel ou tel groupe au bureau. Ces évènements sont l’occasion de rappeler que ce type de controverse est courant dans la vie parlementaire française. Un bref regard en arrière nous rappelle toutefois que l’inclusion de l’ensemble des groupes parlementaires au bureau a toujours été l’objectif poursuivi. S’il a parfois été admis de cantonner un groupe à des fonctions subalternes malgré son importance numérique, cette hypothèse semble être demeurée exceptionnelle.
The election of the bureau of the new National Assembly saw several controversies arise concerning the representation of this or that group in the bureau. These events are an opportunity to recall that this type of controversy is common in French parliamentary life. A brief look back, however, reminds us that the inclusion of all parliamentary groups in the Bureau has always been the intended goal. Although it has sometimes been accepted to confine a group to subordinate functions despite its numerical importance, this hypothesis seems to have remained exceptional.
Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine
Parmi les figures imposées de la vie parlementaire française rythmant les premiers pas de la législature, il en existe une qui déçoit rarement ces derniers temps : la controverse relative à l’élection du bureau. De fait, l’enjeu est important. Il s’agit en effet de désigner l’un des principaux organes directeurs de l’institution. Aux côtés du président de l’Assemblée nationale siègent six vice-présidents en charge de la direction des débats, trois questeurs chargés de la gestion des finances de l’Assemblée et douze secrétaires qui veillent sur le procès-verbal et les scrutins. Le bureau pris dans son ensemble est un organe collégial exerçant des attributions diverses allant de l’adoption de l’instruction générale du bureau (qui complète le règlement de l’Assemblée) aux décisions en matière d’immunités parlementaires en passant par l’administration générale de l’Assemblée. Dans un souci de bonne administration, il est acquis de longue date que « l’élection des vice-présidents, des questeurs et des secrétaires a lieu en s’efforçant de reproduire au sein du Bureau la configuration politique de l’Assemblée » (article 10 RAN).
Il est procédé à l’élection des membres du bureau selon une procédure précise. Dans un premier temps, les présidents de groupe se réunissent pour tenter de trouver un accord sur la composition du bureau. Chaque poste représente un certain nombre de points sur un total de 35,5 points (4 points pour la présidence, 2 points par vice-présidence, 2,5 points par poste de questeur et 1 point pour un secrétaire) et chaque groupe dispose d’un nombre de point proportionnel à son importance numérique. Les groupes peuvent alors choisir des postes en fonction du nombre de points dont ils disposent, l’ordre de priorité étant théoriquement fixé en fonction de l’effectif de chaque groupe. Si les présidents de groupe tombent d’accord, la composition du bureau est actée. En cas de désaccord, une seconde phase caractérisée par une plus grande incertitude s’ouvre : l’élection des membres du bureau, fonction par fonction, au scrutin plurinominal majoritaire par l’ensemble des députés. L’élection au bureau ne peut alors être obtenue qu’à la majorité absolue, sauf à partir du troisième tour de scrutin où la majorité relative suffit.
La précision de la procédure n’élimine toutefois pas toutes les difficultés. Son inscription à l’article 10 RAN est d’ailleurs le fait d’une résolution d’octobre 2017 destinée à mettre fin au conflit qui opposait la majorité d’alors au groupe « Les Républicains ». Ces derniers avaient refusé de siéger au bureau en mesure de rétorsion à l’élection du député Thierry Solère (relevant alors du groupe « Les Constructifs : républicains, UDI, indépendants ») au poste de questeur d’opposition qu’ils estimaient devoir revenir au groupe LR. La réécriture de l’article 10 RAN n’a toutefois pas empêché que la seizième législature s’ouvre, comme la précédente, sur une incapacité des présidents de groupe à tomber d’accord quant à la composition du bureau.
Deux sujets semblent avoir divisés les présidents des dix groupes parlementaires nouvellement constitués au sein de l’Assemblée nationale. D’une part, l’attribution du poste de questeur réservé à l’opposition, disputé entre le groupe « Les Républicains » et le groupe « La France insoumise ». D’autre part, l’attribution de deux vice-présidences au groupe « Rassemblement national ». C’est cette dernière question qui fait l’objet du présent billet. L’inclusion du RN, nouveau venu au sein de l’Assemblée avec ses 89 députés, a soulevé une polémique aussi bien à l’intérieur de l’hémicycle (bien qu’il semble que ce soit surtout le groupe écologiste qui ait tenté de bloquer cette entrée au bureau, allant jusqu’à présenter de sa propre initiative des candidats à la vice-présidence pour essayer de contrer, sans succès, l’élection des candidats RN[1]) qu’à l’extérieur où tribunes et prises de position sont apparues pour dénoncer l’inclusion des nouveaux venus[2]. Deux thèses s’opposent ici. D’une part, il y a ceux qui invoquent le règlement et la nécessaire représentation de tous les groupes parlementaires au sein du bureau de l’Assemblée pour justifier l’élection des deux vice-présidents RN (relégués toutefois au bout de l’ordre protocolaire malgré le fait que leur groupe est le plus nombreux après le groupe « Renaissance », la première vice-présidence étant confiée à la socialiste Valérie Rabault). D’autre part, il y a ceux qui regrettent l’absence d’un « front républicain » excluant le parti d’extrême-droite des organes dirigeants de l’Assemblée. Nonobstant le règlement, le scrutin majoritaire permettait une telle manœuvre et ses défenseurs arguaient du fait qu’une approche semblable serait appliquée au sein du Parlement européen ou du Bundestag allemand. La première thèse a toutefois prévalu, comme en témoigne l’élection de deux candidats RN aux postes de vice-président de l’Assemblée. Il est même possible de souligner qu’elle s’est imposée sans réelle difficulté puisque cette répartition des postes était déjà celle étudiée dans le projet d’accord préalable entre présidents de groupe, que leur élection s’est vraisemblablement faite pour partie avec les voix de la majorité parlementaire et que les contre-candidats présentés par le groupe écologiste n’ont même pas récolté l’ensemble des voix théoriques de l’intergroupe NUPES.
Cette controverse est néanmoins intéressante dans la mesure où elle soulève une problématique somme toute classique : l’intégration au sein des instances dirigeantes d’une assemblée parlementaire des forces politiques jugées, à un titre ou un autre, radicales ou extrémistes. Pour être délicate, la question n’est évidemment pas nouvelle dans un pays où les mœurs parlementaires n’ont pas toujours brillé par leur discipline ou leur stabilité et où les rapports politiques sont davantage fondés sur le conflit que sur le compromis. À cet égard, un bref regard sur l’histoire parlementaire récente peut apporter un éclairage utile en relativisant l’originalité de la polémique du moment. Les différents précédents mobilisables en la matière semblent en effet souligner trois constantes dans la composition du bureau de l’Assemblée. D’une part, le bureau est un objet régulier de polémiques aussi récurrentes qu’éphémères. D’autre part, l’intégration de l’ensemble des groupes au bureau est effectivement la règle. Enfin, cette intégration nécessaire n’exclut pas qu’il soit parfois possible de jouer sur la représentation « qualitative » des groupes, en écartant les groupes « indésirables » de fonctions stratégiques. Cette dernière arme semble toutefois utilisée avec parcimonie. C’est ce que suggèrent trois précédents historiques qui vont être rapidement présentés : 1948, 1956 et 1986.
1948 : écarter les communistes de la première vice-présidence
Parmi les différents incidents relatifs à la composition du bureau de l’Assemblée nationale, le plus sérieux intervient sous la IVe République. Au début de la session parlementaire de l’année 1948, l’Assemblée doit élire son nouveau bureau. La situation est alors particulièrement difficile en raison de la mise à l’écart des communistes du gouvernement dans un contexte intérieur (les grandes grèves de 1947-1948) et extérieur (la guerre froide) extrêmement tendu. Le PCF dispose néanmoins toujours du premier groupe parlementaire en nombre de membres. Les représentants de la Troisième force décident alors de livrer une interprétation particulière des dispositions constitutionnelles et réglementaires en vigueur en intégrant effectivement des représentants communistes à proportion de l’importance de leur groupe mais en les écartant de la première vice-présidence et de la questure. En ce qui concerne le premier poste, cette exclusion est liée aux dispositions de la Constitution d’octobre 1946 relatives à la dissolution de l’Assemblée. En cas de dissolution, il est en effet prévu que le président de l’Assemblée nationale prend la tête du gouvernement (article 52). Or, la santé du président Herriot (75 ans à l’époque) est fragile et la plupart des groupes ne souhaitent pas prendre le moindre risque de voir Jacques Duclos accéder aux fonctions de président du conseil par un tel concours de circonstances. Par ailleurs, la majorité des groupes s’est également mise d’accord pour écarter le candidat communiste de la questure. Le groupe PCF proteste alors contre ce qu’il considère être une violation de la Constitution dans la mesure où l’article 11 de cette dernière dispose que les Chambres élisent leur bureau à la « représentation proportionnelle des groupes ». L’incident parlementaire est d’autant plus vif que la séance parlementaire devant entériner l’élection du bureau est présidée par le député communiste Marcel Cachin en sa qualité de doyen d’âge. Ce dernier lève la séance sans procéder à la désignation du bureau et en appelle solennellement au président de la République pour constater l’inconstitutionnalité de la situation dans la mesure où les communistes ne seraient pas représentés à proportion de l’importance de leur groupe. Les parlementaires communistes ne réussissent toutefois pas à faire durablement obstacle à la désignation du bureau et se réfugient dans le boycott. La polémique est vive mais également éphémère. Un an plus tard, les communistes font le choix de l’apaisement et réintègrent le bureau. Malgré une nouvelle protestation de principe contre la liste arrêtée par la réunion des présidents de groupe, le groupe PCF accepte en janvier 1949 que Jacques Duclos n’obtienne que la seconde vice-présidence[3]. Par la suite, la réforme constitutionnelle de 1954 réécrit prudemment l’article 11 de la Constitution en éliminant la référence à la « représentation proportionnelle des groupes » et en renvoyant aux règlements des Chambres. Précaution inutile en ce qui concerne les communistes avec lesquels un modus vivendi a été trouvé, mais la modification a toutefois par la suite été opposée aux poujadistes.
1956 : la marginalisation des élus poujadistes
Moins célèbre, la désignation du bureau pour la session parlementaire de 1956 est tout aussi intéressante. Les élections qui suivent la dissolution de décembre 1955 sont caractérisées par l’arrivée au Palais Bourbon du groupe « Union et fraternité française » (extrême-droite poujadiste) avec 52 députés. L’accueil des nouveaux venus, relevant d’un mouvement qui s’est signalé par son antiparlementarisme, est plutôt réservé comme en témoigne le refus de valider l’élection d’un certain nombre d’entre eux. Sans les exclure radicalement, il n’est pas non plus question de leur accorder une place trop importante au bureau. Les présidents de groupe tombent alors d’accord, à l’exception du groupe « UFF », sur une répartition où les poujadistes héritent de deux postes de secrétaires. Cette répartition est contestée en séance publique par un jeune député poujadiste qui n’est autre que Jean-Marie Le Pen[4]. Ce dernier invoque l’existence – déjà – du système par points et dénonce la sous-représentation au bureau de son groupe. Cette dernière est difficilement niable mais cela n’embarrasse pas l’Assemblée qui repousse à une large majorité l’opposition du groupe « UFF ». Édouard Depreux (SFIO), répondant à Jean-Marie Le Pen, prend de haut le nouveau venu en prétendant n’avoir jamais entendu parler de l’existence d’un système à points pour la composition du bureau et en refusant de s’appesantir sur ces « petits détails ». La désignation du bureau s’achève ainsi sans incident majeur et en prenant acte de la marginalisation des poujadistes. Cette dernière est maintenue jusqu’à la fin de la IVe République dans la mesure où l’accès à une vice-présidence est encore barré au groupe « UFF » en 1957[5]. L’argument est identique à celui opposé en 1948 aux communistes : si le règlement prévoit une représentation proportionnelle, il ne précise pas comment cette dernière doit être mise en œuvre.
1986 : un bureau avec le FN mais sans les communistes
Un troisième incident lié à l’inclusion au sein du bureau d’une force jugée politiquement extrémiste intervient – sans surprise – en 1986 avec l’arrivée du Front national à l’Assemblée. La loi électorale proportionnelle permet alors au parti d’extrême-droite de former un groupe parlementaire de 35 députés. Ces derniers semblent toutefois préoccupés de démontrer qu’ils peuvent « se comporter en députés responsables »[6] et ne prennent pas ombrage d’être limités à des postes de secrétaires. L’incident vient du groupe communiste, également réduit à 35 élus mais qui estime avoir droit à un poste de vice-président. Or la majorité RPR-UDF s’adjuge trois des vice-présidences et le groupe socialiste récupère les trois restantes sans envisager d’en laisser une aux communistes. Pour témoigner de leur mauvaise humeur, ces derniers décident alors de boycotter le bureau en mettant en avant leur refus du consensus autour de l’entrée des députés d’extrême-droite. La bonne foi de cet argument est toutefois douteuse : doté d’un vice-président, le groupe communiste se serait vraisemblablement accommodé d’une telle cohabitation. C’est ainsi que l’intransigeance des communistes les écartent en 1986 du bureau au moment même où les élus FN y entrent sans fracas.
Ces trois épisodes de la vie parlementaire française permettent de relativiser la portée des polémiques ayant accompagné la constitution du nouveau bureau de l’Assemblée nationale. En la matière, les polémiques sont récurrentes et la bonne foi des arguments publiquement mobilisés laisse souvent à désirer. Il est toutefois possible de relever que l’inclusion de l’ensemble des groupes parlementaires, y compris les plus radicaux, a toujours été la politique suivie depuis 1945 à l’Assemblée nationale. Cependant, cette représentation a été tempérée à plusieurs reprises en ne confiant que des postes à responsabilité limitée à certains groupes qui auraient pu espérer davantage. Cette dernière stratégie n’a toutefois été employée qu’avec parcimonie : au cœur de la guerre froide, les communistes ne sont pas écartés de la vice-présidence de l’Assemblée, pas plus que n’est envisagé de « cordon sanitaire » contre le Front national en 1986. Le seul contre-exemple significatif semble être la marginalisation très nette du groupe « UFF » entre 1956 et 1958 à la faveur d’une interprétation du règlement dont on peut soutenir – a minima – qu’elle est discutable.
Dans cette perspective, les évènements de la semaine dernière apparaissent, somme toute, relativement cohérents avec les précédents évoqués. La plupart de ces derniers convergent pour une raison vraisemblablement simple : il est de bonne politique parlementaire que l’ensemble des groupes soient représentés au bureau, même s’ils sont nouveaux venus et contestataires. Après tout, c’est en étant associée aux responsabilités que l’opposition est amenée à descendre des hauteurs tribuniciennes pour prendre conscience des réalités et nécessités de la vie parlementaire.
[1] Mariama Darame, Ivanne Trippenbach, Julie Carriat, Jérémie Lamothe, « Folle semaine à l’Assemblée nationale, où le RN s’est institutionnalisé », Le Monde, 1er juillet 2022.
[2] Isabelle This-Saint-Jean, « Assemblée nationale : quand l’extrême-droite frappe à la porte, il faut savoir la tenir fermée », Libération, 1er juillet 2022.
[3] Jacques Fauvet, « Le changement d’attitude communiste peut amener une détente du climat politique », Le Monde, 13 janvier 1949.
[4] JORF, Assemblée nationale, Débats, séance du 25 janvier 1956, p. 79.
[5] Cf. l’incident lors de la désignation du bureau pour la session parlementaire 1957/1958 (JORF, Assemblée nationale, Débats, séance du 2 octobre 1957, p. 4481-4482).
[6] Thierry Bréhier, « Les communistes sortent, l’extrême-droite entre », Le Monde, 7 avril 1986.
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