Le Premier ministre et la Constitution non écrite Par Pierre Mouzet
Si Pierre Avril a récemment dénoncé « la disparition du Premier ministre », il faut relever l’apparition de l’expression « la Première ministre » et s’étonner de la non-disparition du Gouvernement Borne, dont la démission a été refusée : c’est s’interroger sur la portée des usages, conventions et coutumes qui forment la Constitution non écrite.
If Pierre Avril recently denounced “The Prime Minister’s disappearance“, we must note the appearance of the expression “la Première ministre“ and be surprised at the non-disappearance of the Borne Government, whose resignation was refused: there is to wonder about the scope of the uses, conventions and customs that form the unwritten Constitution.
Par Pierre Mouzet, Maître de conférences HDR à l’Université de Tours — IRJI François-Rabelais – EA 7496
Le Pr. Pierre Avril l’a dit avec fracas : le Premier ministre « a totalement disparu » (https://blog.juspoliticum.com/2022/06/23/la-disparition-du-premier-ministre-consequence-ultime-dun-presidentialisme-exacerbe-par-pierre-avril/), la « boulimie présidentielle » ayant fini par attirer à l’Élysée les rapports de l’Exécutif avec le Parlement. Le Président Macron s’en est justifié — « Parce que c’est mon rôle comme garant de nos institutions, j’ai échangé hier et aujourd’hui avec les dirigeants de l’ensemble des formations politiques qui sont en capacité de constituer un groupe à l’Assemblée nationale » a-t-il déclaré lors de son allocution télévisée du 22 juin 2022 — en mêlant ses missions de l’article 5 et de l’article 8 de la Constitution : cette formule synthétique (« garant des institutions »), qui prétend résumer les trois phrases de l’article 5, lui offre d’embrasser le rôle symbolique de tout chef d’État ainsi qu’un rôle politique au demeurant classique dans un régime parlementaire bicéphale — travailler à la formation d’une majorité, donc d’un gouvernement susceptible de jouir de sa confiance — et, en même temps, de couvrir l’orléanisme de la Ve République. Mais la querelle sur l’interprétation constitutionnelle peut être poursuivie. Car si « le Premier ministre » a disparu, c’est d’abord parce que l’on doit aujourd’hui dire « la Première ministre » ! Surtout, le plus gênant n’est-il pas que le Gouvernement « Borne 1 », lui, n’ait — juridiquement — précisément pas disparu, fût-ce pour laisser place à un « Borne 2 », ce que le remaniement de l’été n’est pas, en droit ? Ces questions sont deux autres illustrations, de portée très différente sinon totalement opposée, de la « Constitution non écrite ».
Féminisation obligée ?
N’avons-nous pas affaire au juste à une première méconnaissance de la Constitution de 1958 ? Que les observateurs, la presse ou la Doctrine, parlent de « la Première ministre » est une chose : que les acteurs institutionnels n’emploient pas l’expression « Madame le Premier ministre » en est une autre. L’article 1er du décret du 16 mai 2022, lequel porte pourtant « nomination du Premier ministre », dispose ainsi : « Mme Elisabeth Borne est nommée Première ministre » ; et le décret du 20 mai 2022 relatif à la composition du gouvernement vise logiquement la « proposition de la Première ministre, chargée de la planification écologique et énergétique ».
Il est fort intéressant qu’à son tour le Conseil constitutionnel écrive — dans ses décisions, les seuls de ses actes à faire autorité — « la Première ministre » : ce fut le cas dès sa décision n°2022-1001 QPC du 1er juillet 2022, dans le discret « Vu les observations… », le rôle de Matignon dans le contrôle de constitutionnalité a posteriori n’étant que de défendre la loi ; puis, s’agissant de saisine cette fois, dans la décision n°2022-299 L du 7 juillet 2022. En revanche, lorsque Edith Cresson dirigea le Gouvernement, le Conseil constitutionnel n’employa jamais d’autre expression que « le Premier ministre » (ainsi, par exemple, les décisions n°91-167 L du 19 décembre 1991 ou n°92-307 DC du 25 février 1992).
L’appellation « Première ministre » a parallèlement été utilisée par la Présidente (on n’ose écrire : et pour cause) de l’Assemblée nationale, première femme à être élue à cette fonction, durant tout le débat de politique générale du 6 juillet 2022 au Palais-Bourbon. Il en fut de même de la quasi-totalité des présidents et présidentes de groupes (au Sénat, il n’y eut pas de discussion après la déclaration lue le même jour par le Ministre Bruno Le Maire), dont on sait combien ils sont nombreux : seule Marine Le Pen s’est contentée d’un assez peu respectueux « Madame Borne », qu’elle répéta d’ailleurs.
Il ne s’agit pas ici de discuter de la pertinence, politique ou sociétale, de cet usage nouveau : le problème est de savoir s’il est, ou s’il peut être, la concrétisation juridique d’une norme alors qu’il va clairement — même ceci pouvant toutefois être discuté — à l’encontre de la lettre de la Constitution, écrite il est vrai à une autre époque que la nôtre.
Un épisode passé, assez récent cependant, pourrait être signifiant à cet égard. On se souvient en effet que le député Julien Aubert fut sanctionné (par un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal, entraînant privation du quart de son indemnité parlementaire) pour s’être obstiné à refuser en séance, le 6 octobre 2014, le « Madame la Présidente » de rigueur, la Constitution étant là aussi rédigée exclusivement au masculin ; qu’après le rejet de son recours gracieux devant le Bureau de l’Assemblée nationale il se plaignit au juge administratif ; et que celui-ci s’estima incompétent tant en première instance (TA Paris, 24 juin 2015, n°1500257, AJDA 2015.1692 concl. K. Weidenfeld) qu’en appel (CAA Paris, 12 juillet 2016, n°15PA03424, AJDA 2016. 2058 concl. C. Cantié) et en cassation (CE, 3 mars 2017, n°403398, arrêt non publié). Il y avait donc bien une norme juridique, support d’action disciplinaire. Mais celle-ci n’était que d’usage interne.
L’affaire n’est nullement anecdotique : outre que le sexisme ne l’est pas, l’enjeu est la place que l’on accorde au droit non-écrit. Qu’un simple usage soit possible ne fait guère de doute : la preuve en est, d’ailleurs, dans les actes précités. Que cet usage soit inconstitutionnel est discutable : il faut être fort réactionnaire (originaliste ?) pour prétendre que le texte de la Constitution l’interdit et que tous les acteurs le violent quand ils le féminisent d’autorité. Mais que cet usage soit obligatoire, donc être, ou être devenu, normatif, là est la question !
Démission obligatoire ?
Nommée un 16 Mai, sans doute plus par hasard que par ironie, Mme Elisabeth Borne a remis sa démission un mois plus tard, le 20 juin 2022, au lendemain du renouvellement de l’Assemblée nationale : rien que de très normal — ce fut le cas de tous ses prédécesseurs en pareille situation — y compris pour qui vient pour la première fois d’être élue. Mais le Palais de l’Élysée a fait savoir, le mardi 21 juin, que le Président Macron l’avait refusée « afin que le gouvernement reste à la tâche » ; aucun communiqué de presse n’est cependant publié sur le site Internet de la présidence de la République et « l’adresse aux Français » du mercredi 22 n’en dit mot, Matignon n’étant ni cité, ni même évoqué… Personne ne s’est offusqué, non pas de ce choix, mais de ce pouvoir. Il semble que tout un chacun ait confondu la personne et la fonction, la politique et le droit, la situation provoquée par l’absence de majorité absolue pour la XVIe Législature et la situation en soi d’un lendemain d’élections nationales. Et tout se passe comme si les interrogations sur l’avenir de Mme Borne avaient absorbé les plus solides acquis quant aux règles relatives à la démission du gouvernement. Car on ne savait pas, jusqu’à présent, que le Président de la République disposait d’un tel droit !
Ce sont en effet clairement deux choses différentes que de maintenir la cheffe du Gouvernement à Matignon ou de la renommer immédiatement après avoir accepté sa démission, alors même que l’expression employée par le Président Macron lors de son interview télévisée du 14 juillet, « confirmer la Première ministre Elisabeth Borne », permet de les couvrir toutes deux. Le prétendu Gouvernement « Borne 2 » évoqué par la presse — laquelle a relevé que le Secrétaire général de l’Élysée n’était pas présent sur les marches du Palais, le lundi 4 juillet, pour en annoncer la composition, les journalistes confondant à l’occasion cet usage et une coutume — n’est juridiquement pas qualifiable ainsi, dès lors que la Première ministre n’a pas effectivement démissionné.
La Constitution codifiée, c’est-à-dire le texte promulgué le 4 octobre 1958 et jamais réécrit à l’endroit de ses articles 8, 20, 21 ou 50, est muette sur les raisons de la démission du Gouvernement, hormis le cas d’une mise en cause formelle de sa responsabilité par l’Assemblée nationale. Mais elle est complétée par la Constitution non écrite : le Pr. Avril a de longue date démontré la nature conventionnelle de la responsabilité politique du Premier ministre devant le chef de l’État en situation présidentialiste. Or, ce pouvoir de révocation n’a jamais été l’unique règle de la Constitution non écrite : de Gaulle lui-même s’estimait tenu d’accepter la démission du gouvernement « au début d’une législature nouvelle », comme en témoignent à la fois ses propos lors du Conseil des ministres du 28 novembre 1962, fidèlement rapportés par Alain Peyrefitte (C’était de Gaulle, tome 1 [Éditions de Fallois/Fayard, 1994], Le livre de poche p. 360), et le remplacement du Gouvernement « Pompidou I » par le « Pompidou II ».
Il est curieux que la motion de censure rejetée le 11 juillet 2022 n’en ait dit mot, alors qu’elle reprochait à la Première ministre de ne pas engager sa responsabilité en application de l’article 49, alinéa 1, « contrairement à la tradition républicaine appliquée depuis des décennies, et à la pratique ininterrompue depuis 30 ans » : si la « tradition républicaine » a été méconnue, c’est par le Président de la République ! Or, la « tradition », quand elle remplit les critères de la coutume, est bien une norme constitutionnelle : on l’a vu notamment dans l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’État du 8 avril 2009, Hollande et Mathus (n°311136, Lebon p. 140 avec les conclusions de Mme de Salins) à l’endroit de la prise en compte du temps de parole présidentiel dans les médias audiovisuels.
La manière dont le Président Macron a refusé la démission du Gouvernement Borne peut ouvrir la voie à une interprétation gaullienne de l’article 50, lequel dispose qu’en cas d’adoption d’une motion de censure « le Premier ministre doit remettre au Président de la République la démission du Gouvernement » mais que de Gaulle avait lu comme si y étaient ajoutés les mots : « qui n’est pas tenu de l’accepter s’il prononce la dissolution de l’Assemblée nationale. » On se souvient que, dans l’arrêt Brocas du 19 octobre 1962 (n°59252 et 59253, Lebon p. 553, RDP 1962, p. 1181, conclusions Bernard), l’Assemblée du Conseil d’État avait condamné cette interprétation, en jugeant que le Gouvernement Pompidou n’était plus compétent que pour expédier les affaires courantes, autre « principe traditionnel du droit public ».
Pour l’heure, quelles sont les solutions à notre problème de droit ? La première, radicale sinon ridicule, est de considérer que la compétence du Gouvernement Borne n’inclut que « les affaires courantes ». La deuxième, novatrice, est de penser que l’obligation coutumière est seulement, pour le chef du gouvernement, de présenter sa démission : cette règle constitutionnelle a été respectée et il n’y aurait donc tout simplement… pas de problème. Une troisième solution est d’admettre qu’il n’y avait pas dans l’acceptation présidentielle une coutume, mais une convention, et que le Président Macron l’a brisée, prouvant ainsi la possible fragilité de semblables règles et, en même temps, l’utilité du concept.
Crédit photo: Jacques Paquier, CC BY 2.0