Boris Johnson, le « Project Homer » et la désignation des nouveaux membres de la Chambre des Lords : un dernier Cheval de Troie lancé à l’assaut du parlementarisme britannique

Par Marie Padilla

<b>Boris Johnson, le « Project Homer » et la désignation des nouveaux membres de la Chambre des Lords : un dernier Cheval de Troie lancé à l’assaut du parlementarisme britannique</b> </br> </br> Par Marie Padilla

La nomination par Boris Johnson d’une cinquantaine de Lords favorables aux conservateurs semble être une tentative pour imposer une majorité conservatrice au sein de la Chambre des Lords. Cette tentative, désignée sous le nom de « Project Homer », est l’occasion de se pencher sur les conséquences constitutionnelles de la nomination des Lords à vie par le Premier ministre. Bien que cette pratique s’inscrive dans la continuité de l’histoire constitutionnelle britannique, le renouveau de la Chambre des Lords après la réforme de 1999 appelle à renouveler les mécanismes de désignation des pairs. 

 

Largely composed by conservative supporters, Boris Johnson’s resignation honour list appears to be an attempt to pack the House of Lords. Also known as “Project Homer”, this attempt to establish a conservative upper house is the opportunity to reflect on the constitutional implications of Prime ministerial designation. Although it seems in line with historical practice, the post-1999 House of Lords calls for a renewed appointment process.

 

 

Par Marie Padilla, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, Centre d’Études et de Recherches Comparées sur les Constitutions (CERCCLE) – EA 7436

 

 

 

Le 6 septembre 2022, après avoir présenté formellement sa démission à la Reine, Boris Johnson a quitté le 10 Downing Street, laissant place à la nouvelle Première ministre britannique, Liz Truss. Pendant ses trois années à la tête du gouvernement, l’ancien premier ministre a opté pour une conception d’un pouvoir exécutif omnipotent, et ainsi placé à plusieurs reprises la constitution britannique au cœur de crises institutionnelles. Sans surprise, quand il a quitté le pouvoir il ne s’est pas écarté de la ligne de conduite qu’il avait observée dans l’exercice de ses fonctions. Faisant usage du dernier pouvoir qu’il pouvait encore utiliser – celui de proposer au monarque, au moment de sa démission, une liste de personnes à honorer du titre de Lord nommé à vie ce qui leur accorde incidemment le droit de siéger à la Chambre des Lords – il a une nouvelle fois maltraité les équilibres institutionnels britanniques.

 

 

I – Les enjeux institutionnels de la dernière liste de nomination à la Chambre des Lords

Composée d’une cinquantaine de noms, la liste proposée pose deux problèmes. Premièrement, en portant à plus de 130 le nombre de Lords nommés sous le mandat de Boris Johnson, la liste rompt définitivement avec le souhait exprimé par la Chambre des Lords de voir son effectif réduit. Alors que la Chambre est actuellement composée de près de 800 membres, les rapports présentés par la commission du Lord Speaker ainsi que les débats au sein même de la Chambre, ont révélé la ferme volonté des Lords de limiter à 600 membres, le nombre de pairs siégeant au sein de la Chambre[1]. Si cette limitation s’explique en partie par des questions logistiques, s’y ajoute aussi un enjeu de légitimité. La professionnalisation de la Chambre des Lords, entamée depuis la réforme du House of Lords Act de 1999, vise à rompre avec l’image d’une Chambre aristocratique et népotique, encore trop souvent associée à la chambre haute du Parlement britannique. Or, bien que la qualité du travail de la chambre des Lords dans le processus législatif soit reconnue au niveau national et international, une chambre élargie fait peser un risque sur la qualité du travail mené et laisse douter de l’implication réelle de ses membres en raison d’un taux d’absentéisme probablement plus élevé. Face à ce constat, notamment évoqué par Lord Grocott lors des débats du 18 novembre 2021, toute la question est de savoir si le fait de siéger à la Chambre des Lords doit être compris comme une simple distinction ou bien comme un véritable travail[2]. Le processus de modernisation de la Chambre et l’opinion de ses membres tendent à pencher vers la seconde interprétation. Cependant, si le souhait des Lords de voir la taille de la Chambre ramenée à une dimension plus raisonnable a été respecté par Theresa May, aucune limite juridique ou politique ne s’impose au Premier Ministre quant au nombre de Lords qu’il souhaiterait distinguer. Le Peerage Act de 1958, qui encadre le processus de désignation des Lords à vie, dispose simplement que « Sa Majesté a le pouvoir par lettre patente de conférer à toute personne un titre de Lord à vie (…) ».

 

De même, il n’impose aucune restriction quant à la répartition des nominations entre les différents partis politiques présent au Parlement. Bien que la période pré-1999 ait été marquée par l’existence d’une majorité conservatrice au sein de la Chambre des Lords, la fin de la présence, depuis 1999, de Lords héréditaires (à l’exception de 92 Lords devant être peu à peu remplacés par un système d’élection entre Lords héréditaires) a recomposé le paysage politique de cette Chambre. Cette dernière ne dispose plus en son sein de majorité absolue et connaît une répartition plus nuancée de ses sièges entre conservateurs, travaillistes, représentants de petits partis et pairs non-affiliés. La pratique, depuis la réforme du House of Lords Act de 1999 , a été pour les premiers ministres de respecter cette répartition. Les Lords ont eux-mêmes insisté sur l’importance du rôle joué par les pairs non-affiliés dans le travail législatif de la chambre. La présence de ces membres serait une garantie pour le processus de délibération et la qualité de l’évaluation des lois sans risque de biais partisans. Or, les nominations proposées par Boris Johnson tout au long de son mandat ont très largement été en faveur de la fraction conservatrice au sein de la Chambre des Lords. La dernière liste de nomination n’y fait pas exception. Sans même envisager les questions liées à la nomination au sein de la chambre de donateurs du parti conservateur – ceci n’allant pas sans rappeler les scandales autour du commerce des titres de Lords au cours du XIXe siècle[3] – les dernières nominations qu’il a proposées participent d’un nouveau déséquilibre dans la Chambre des Lords.

 

Mais ce n’est pas tout, car le second problème posé par la liste de nominations proposée par Boris Johnson lors de son départ, et visant à renforcer la présence des Tories dans la Chambre des Lords, témoigne d’une volonté claire de se saisir politiquement de la chambre haute. Cette volonté est rendue d’autant plus évidente que la diffusion d’une note produite par le cabinet CT Group, dirigé par Sir Lynton Crosby, et conseil de l’ancien premier ministre, expose très explicitement comment renforcer la présence des conservateurs au sein de la Chambre des Lords. Ce document, intitulé « Project Homer », offre un éventail de justifications – représentation géographique renforcée, mise en adéquation de la vision des Lords anti-Brexit avec celle du peuple pro-Brexit – visant à expliquer la surreprésentation des conservateurs sur la liste de nomination de Boris Johnson[4]. De manière plus pragmatique, l’augmentation du nombre de Lords conservateurs permettrait tout simplement au nouveau gouvernement de trouver un appui renforcé alors que doivent encore être discutées et adoptées devant le parlement britannique les projets de loi sur l’Irlande du Nord et sur la Déclaration des droits.

 

Dans cette perspective, le renforcement du soutien conservateur à la Chambre des Lords semble d’autant plus nécessaire que les gouvernements Johnson ont connu le plus haut nombre de défaites devant la Chambre des Lords depuis le milieu des années 1970. Avec près de 114 défaites pour la période 2019-2021 et 128 pour la période 2021-2022, le risque de voir ces deux projets de lois rejetés, ou profondément amendés par les Lords est très probable. Bien que l’effet de telles défaites soit théoriquement limité dans le mesure où le gouvernement peut en surmonter le veto de la Chambre des Lords en se fondant sur les dispositions des Parliaments Act de 1911 et 1949 donnant le pouvoir du dernier mot à la Chambre des Communes, la pratique vise davantage à rechercher un accord entre les deux chambres ou à faire plier la seconde chambre au profit du projet de loi porté par le gouvernement. Aussi, nommer au sein de la Chambre des Lords de nouveaux membres, proches de la majorité de la Chambre des Communes permet de s’assurer une moindre résistance de la chambre. Cette pratique visant à aligner la majorité de la Chambre des Lords sur celle des Communes par la création de nouveaux Lords n’est cependant pas nouvelle et relève, au contraire, d’une pratique ancienne de la part de l’exécutif britannique.

 

 

II – La nomination au sein de la Chambre des Lords, un levier classique du pouvoir exécutif dans ses rapports avec le pouvoir législatif

Un éclairage historique de la pratique des nominations au sein de la Chambre des Lords permet de souligner que la création de nouveaux Lords a toujours constitué un moyen d’action et de sanction utilisé par le pouvoir exécutif à l’égard du pouvoir législatif. Historiquement, le pouvoir de nommer de nouveaux Lords (alors héréditaires) a d’abord été un attribut du monarque. Clairement établi à partir de la moitié du XVe siècle[5], ce pouvoir visait dans un premier temps à assurer la stabilité de la chambre en nommant de nouveaux Lords afin de remplacer ceux n’ayant pas d’héritiers pour leur succéder. Sous le règne d’Henri VIII, la rupture avec l’Église romaine conduisit à ce qu’une partie des Lords spirituels fût écartée de la Chambre des Lords. Ces derniers furent remplacés par désignation royale et le pouvoir de nomination de nouveaux Lords fut alors compris comme un moyen de préserver et pérenniser l’existence de la chambre haute[6].  

 

Or, au fur et à mesure que la Chambre des Communes se renforça, le monarque utilisera la création de nouveaux Lords comme un contrepoids à celui de la chambre basse. Cela fut particulièrement marquant sous la dynastie des Stuarts où les rois Jacques Ier et Charles Ier désignèrent à eux deux près de 120 nouveaux pairs. La période vit aussi se développer la vente de titres de Lords directement organisée par la Couronne qui y trouva alors une source de revenus[7]. À l’issue de la Guerre civile, la Chambre des Lords paya son soutien du Roi car elle fut abolie. Elle ne sera rétablie qu’en 1660. Les nominations de Lords furent alors à nouveau pratiquées et utilisées par le monarque non seulement comme des récompenses mais aussi un moyen de créer de nouveaux soutiens au sein du Parlement. Au début du XVIIIe siècle, alors que le bipartisme britannique était clairement établi, les scandales entourant la désignation de Lords par la reine Anne, puis par le roi George I, provoquèrent la fin des nominations émanant du seul monarque. Ce dernier nommera désormais les nouveaux Lords sur proposition du chef du gouvernement. Si le monarque pouvait encore refuser la nomination de personnes désignées par son premier ministre – George III rejeta ainsi les propositions de son premier ministre sous la coalition Fox-North – au début du XIXe siècle, il était désormais acquis que, si formellement le monarque nommait les nouveaux Lords, c’était au premier ministre que reviendrait la prérogative de les choisir.

 

La désignation des Lords devient alors un enjeu politique entre conservateurs et libéraux, chacun ­­ des camps — une fois arrivé au pouvoir — nommant massivement de nouveaux Pairs au sein de la chambre des Lords afin de s’assurer une majorité favorable dans la chambre haute. Le gouvernement du conservateur Pitt ou du libéral Lord Grey en offrent de parfaits exemples. De manière similaire, le recours aux nominations de nouveaux Lords, ou plutôt la menace de ces nominations, va devenir un outil aux mains du gouvernement pour discipliner la chambre haute. Ainsi, les résistances de la Chambre des Lords face au Great Reform Act de 1832 ou au Parliament Act de 1911 furent en partie vaincues par la menace de voir la chambre haute être submergée de nominations favorables au gouvernement[8].   

   

En ce sens, la pratique adoptée par Boris Johnson ne semble pas étrangère à l’utilisation historiquement faite des nominations de nouveaux Lords. Pour autant, elle représente une anomalie au regard de l’établissement d’une « nouvelle » Chambre des Lords après la réforme de 1999.

 

 

 

III – Le problème constitutionnel de la nomination des Lords à vie par le Premier Ministre dans la « nouvelle » Chambre des Lords 

Le renouvellement de la Chambre des Lords issu de l’adoption du House of Lords Act en 1999 doit être regardé comme un processus de modernisation et de légitimation en deux étapes. La suppression des Lords héréditaires composait la première étape de ce processus, la seconde devant être la réforme du mode de désignation des Lords à vie. Or, cette deuxième étape attend depuis 1999 d’être concrétisée. Derrière cette latence, se cache un véritable problème de légitimité et une fragilité institutionnelle pour la Chambre des Lords face à l’exécutif. Alors que la chambre haute investit de plus en plus sa fonction de contrôle des projets de loi, elle reste exposée à la seule volonté du Premier ministre. Lord Hannan of Kingsclere souligne en ce sens qu’il n’est pas tenable qu’une chambre du parlement soit désignée par le pouvoir exécutif. Il ne peut y avoir de contrôle réel sur ce dernier dans la configuration actuelle[9].

 

La création par Tony Blair de la House of Lords Appointment Commission (HOLAC) en mai 2000 semblait offrir une première garantie contre les nominations abusives émanant du chef du gouvernement. En effet, le rôle de cette dernière commission et de se prononcer sur l’adéquation des noms proposés par le premier ministre avec les fonctions de Lords. Il s’agit notamment de s’assurer que le comportement passé de la personne envisagée pour le titre de Lord n’entachera pas la réputation de la Chambre. Or, toute la difficulté est que la HOLAC ne dispose pas pour assurer ce contrôle de pouvoirs délégués par le Parlement souverain. Dès lors, ses décisions ne s’imposent pas au pouvoir exécutif et ne peuvent avoir qu’une valeur consultative. Il n’est dès lors guère surprenant que Boris Johnson n’ait pas renoncé à nommer en novembre 2020 Peter Cruddas, important donateur du parti conservateur, après un avis négatif de la commission. De même, malgré la demande formulée par une représentante travailliste à la Chambre des Communes, la commission ne peut rejeter la liste proposée par le premier ministre. Son rôle est limité à un rôle consultatif[10]. Face à l’absence de pouvoirs contraignants de la HOLAC, l’une des premières pistes envisagées par les Lords est de reconnaître à la commission un statut légal qui rendrait alors obligatoire ses avis au premier ministre. En ce sens, une proposition de loi, la House of Lords (Peerage nominations) Bill, portée par Lord Norton of Louth a été déposée devant la Chambre des Lords à l’été 2022. La seconde solution, souvent discutée serait celle, plus radicale, du recours à l’élection pour désigner les nouveaux membres de la Chambre des Lords.

 

L’intégrité de la « nouvelle » Chambre des Lords ne tient qu’à la retenue et aux bonnes pratiques adoptée par le Premier Ministre. Les différentes nominations de Lords réalisées par Boris Johnson ont pourtant révélé la nécessité de réaliser la dernière étape de réforme de la Chambre des Lords en repensant le processus de désignation de ses membres. En ce sens, le « Project Homer » trahit l’opportunisme de certains dirigeants politiques britanniques qui, en cherchant à tourner à leur avantage une faille institutionnelle connue et encore non résolue, démontrent qu’il faut achever la réforme de la Chambre des Lords.

 

 

 

 

[1] House of Lords, « Fourth Report of the Lord Speaker’s committee on the size of the House”, publié le 9 mai 2021, disponible en ligne à: https://committees.parliament.uk/publications/5753/documents/65642/default/.

[2] House of Lords, Hansard, Deb. Vol. 816, 18 novembre 2021, disponible en ligne à: https://hansard.parliament.uk/lords/2021-11-18/debates/4F3CED4C-C219-4504-B6E9-6B022ABA35D9/HouseOfLordsAppointmentsProcess .

[3] Meg Russel, The Contemporary House of Lords, Oxford, OUP, 2013, p. 22.

[4] Gordon Brown, « Boris Johnson is planning to fill the Lords with his cronies and legitimize bribery”, The Guardian, 29 juillet 2022, disponible en ligne à: https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/jul/29/boris-johnson-lords-cronies-legitimising-bribery .

[5] Meg Russel, op. cit., p. 16.

[6] Idem.

[7] Idem.

[8] Meg Russel, op. cit., p. 22.

[9] House of Lords, Hansard, Deb. Vol. 816, 18 novembre 2021, disponible en ligne à: https://hansard.parliament.uk/lords/2021-11-18/debates/4F3CED4C-C219-4504-B6E9-6B022ABA35D9/HouseOfLordsAppointmentsProcess .

[10] Lord Bew, “letter to Ms Chamberlain”, publiée le 1er août 2022, disponible à : https://lordsappointments.independent.gov.uk/wp-content/uploads/2022/08/2022-08-01-Lord-Bew-to-Wendy-Chamberlain-MP-resignation-honours.pdf .

 

 

 

Crédit photo : Pippa Fowles / No 10 Downing Street (CC BY-NC-ND 2.0)