Une réforme des retraites par voie d’amendement ? L’illustration des mauvaises manières persistantes du Gouvernement en matière de travail législatif Par Benjamin Fargeaud
L’hypothèse d’une réforme des retraites prenant la forme d’un amendement au PLFSS a provoqué de nombreuses réactions politiques et médiatiques. Quand bien même cette voie apparaît comme techniquement possible, elle soulignerait la légèreté avec laquelle le Gouvernement aborde le travail parlementaire. Ce scénario est toutefois l’occasion de rappeler que cette habitude prise par le Gouvernement d’amender ses propres projets de loi fait l’objet de vives critiques aussi fondées que récurrentes.
The hypothesis of a pension reform by an amendment to the Bill on the Funding of Social Security (“Projet de loi de financement de la sécurité sociale”, hereinafter “PFLSS”) rather than through through a dedicated ordinary law has elicited a lot of reactions in both the political and mediatic spheres. Although hypothetically possible from a technical point of view, this solution would emphasis that the government takes the parliamentary work rather lightly. Such scenario, however, is an opportunity to recall that the government’s habit to amend its own bills draws harsh criticisms, as well-founded as they are recurring.
Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine
Ballon d’essai politique ou véritable projet de réforme ? Quelle que soit la réponse à cette question, l’idée d’une réforme des retraites par la voie d’un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) a déjà fait couler beaucoup d’encre. Pour employer le jargon politique et parlementaire, il est possible de se demander si un tel amendement est le bon « véhicule » législatif pour réaliser cette réforme annoncée lors des campagnes présidentielle et législatives. Si un projet de loi qui lui serait spécialement consacré pourrait apparaître comme le « véhicule » le plus naturel, l’idée de profiter de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale semble présentée comme une hypothèse sérieuse. Une telle perspective a toutefois immédiatement provoqué des réactions hostiles dans les milieux syndicaux et politiques, y compris au sein de la majorité[1]. Simple ballon d’essai stratégique ou véritable projet gouvernemental, ce fait d’actualité est l’occasion de rappeler qu’une telle manœuvre, qui semble techniquement possible, ne serait pas des plus originales. Elle ne ferait que traduire – une fois de plus – les mauvaises habitudes du Gouvernement français en matière de travail législatif et la conception peu reluisante qu’il a du travail parlementaire.
Une voie techniquement possible ?
Conseillers du Gouvernement comme commentateurs autorisés semblent estimer qu’une réforme des retraites prenant la forme d’un amendement au PLFSS serait possible[2]. À cet égard, il faut simplement rappeler que le domaine de la loi de financement de la sécurité sociale est déterminé par des dispositions constitutionnelles et organiques, en particulier l’article 47-1 de la Constitution et les articles LO 111-3 et suivants du code de la sécurité sociale. Il résulte de ces dispositions que l’objet propre du PLFSS réside dans la détermination des « conditions générales de l’équilibre financier de la sécurité sociale » dans les limites de ce que prévoient les dispositions organiques telles qu’interprétées par le Conseil constitutionnel. Ce dernier point est important puisque, dans ce domaine comme dans d’autres, le juge constitutionnel s’illustre par son rejet des « cavaliers législatifs » (en l’occurrence, les « cavaliers sociaux »)[3]. Cette police du domaine du PLFSS vaut d’ailleurs pour les amendements parlementaires comme pour ceux du Gouvernement. Sous réserve du contenu exact de la réforme que le Gouvernement entend proposer par voie d’amendement, il semble donc possible de considérer que cette dernière, en son principe, concernerait bel et bien le cœur de cible du PLFSS.
Une telle manœuvre aurait, au demeurant, des avantages techniques évidents pour le Gouvernement. Elle permettrait de profiter du régime juridique particulier qui est celui du PLFSS. Ce dernier garantit une célérité certaine puisque l’Assemblée ne dispose que de vingt jours après le dépôt du projet pour se prononcer en première lecture, tandis que l’ensemble du Parlement doit se prononcer dans un délai de cinquante jours. Tout cela semble garantir un examen dans des conditions rapides. Ce n’est pas un mince avantage : le précédent projet avait ainsi échoué (notamment) à cause de la durée des débats, elle-même provoquée par le grand nombre d’amendements déposés. La voie d’un amendement au PLFSS permettrait ici (peut-être) d’éviter certains écueils sur lesquels s’était brisé le projet précédent.
Parmi les autres avantages d’ordre technique, il faut mentionner le fait que cette manière d’introduire le sujet permettrait, en cas de difficulté, de faire l’économie d’un usage de l’article 49 alinéa 3. En application de la révision du 23 juillet 2008, ce dernier est limité à un texte par session mais demeure toujours possible pour le PLF et le PLFSS. Or, le dernier projet de réforme des retraites avait abouti à l’emploi de cette procédure pour passer outre l’obstruction parlementaire. Si l’épisode devait se renouveler, l’inclusion de la réforme des retraites dans le PLFSS permettrait opportunément au gouvernement d’économiser un recours à l’article 49 alinéa 3. Eu égard à la configuration actuelle de l’Assemblée nationale, une telle économie pourrait s’avérer utile pour la suite de la session parlementaire.
Malgré le côté incongru de recourir à une telle procédure – un simple amendement à un projet de loi dont l’objet est beaucoup plus général – pour une modification législative dont l’importance pratique et symbolique est grande, il apparaît donc que les conseillers du Gouvernement ont de sérieuses raisons de penser qu’il s’agit d’un chemin possible et avantageux. Au demeurant, ils seraient d’autant plus fondés à le penser qu’il n’y aurait là rien de bien exceptionnel tant le Gouvernement est coutumier des amendements additionnels ouvrant de nouveaux sujets au sein des projets de loi qu’il a lui-même déposé. Si l’on fait abstraction de l’importance politique du sujet, il ne s’agit au fond que d’une maltraitance de l’institution parlementaire fort habituelle qui ne fait que traduire la persistance des mauvaises mœurs gouvernementales en la matière.
Un mépris constant et préoccupant du travail parlementaire
« Un amendement, ce n’est pas un gros mot. C’est le cœur battant du travail parlementaire. Ce sera quelque chose de débattu au Parlement »[4]. Les parlementaires ont tout intérêt à garder en mémoire cette déclaration du ministre des relations avec le Parlement afin de pouvoir la citer en temps utile. Il est toutefois à craindre que cette citation ne s’applique, dans l’esprit du Gouvernement, avant tout aux amendements de ce dernier. Au demeurant, elle n’est exacte qu’à la condition de ne retenir qu’une lecture très restrictive et « péjorative » de ce qu’est le travail parlementaire.
Ce qui est toutefois certain, c’est que la modification d’un projet de loi par le biais d’un amendement gouvernemental portant article additionnel est un scénario classique de la vie parlementaire. Les ministres sont en effet, tout autant que les parlementaires, friands de ce type d’amendement permettant de profiter d’un texte en discussion pour aborder des sujets connexes. On pourrait être tenté d’y voir une manœuvre habile destinée à contourner l’examen scrupuleux du Conseil d’État, dont l’avis sur le contenu des projets de loi est obligatoire, ainsi que l’obligation de présenter une étude d’impact, dont le contenu aurait risqué de souligner les obscurités ou limites de telle ou telle énième réforme législative. Une application rigoureuse du rasoir d’Occam conduit toutefois à écarter de telles mauvaises intentions au profit d’une explication plus simple : le mélange d’impréparation, d’improvisation et d’opportunisme politique qui préside parfois au suivi des textes gouvernementaux par les bureaux et cabinets ministériels conduit à user régulièrement de ce type d’expédient permettant de réparer un oubli antérieur ou de réagir à un fait d’actualité. La tentation est d’autant plus forte pour le Gouvernement que le cadre juridique lui est très favorable. Son droit d’amendement n’étant enserré dans aucun délai, il dispose – contrairement aux parlementaires – du privilège d’ouvrir de nouveaux sujets jusqu’au dernier moment. Il lui faut simplement établir, afin d’échapper à la qualification de « cavalier législatif », que l’amendement présente « un lien, même indirect » avec le projet de loi initial.
Cette manière de procéder agace évidemment au plus haut point les parlementaires. Ceux de l’opposition, bien sûr, mais cela n’émeut guère le gouvernement. Ceux de la majorité ne sont néanmoins guère plus heureux de découvrir au dernier moment les dispositions que le gouvernement entend leur faire adopter. Ce dernier se trouve dans une position favorable dont, une fois encore, il ne craint pas d’abuser : les exigences de la solidarité entre la majorité et l’exécutif conduisent les députés à tolérer, la plupart du temps, ces mauvaises pratiques. Les parlementaires contraints d’avaler ces couleuvres sont d’autant plus fondés à s’en plaindre que la manœuvre n’est pas toujours innocente : mettre les parlementaires, au dernier moment, devant le fait accompli d’un amendement évidemment présenté comme supérieurement important pour le Gouvernement est une manière très efficace de leur forcer la main. Faute de temps et faute d’avoir pu travailler le sujet en amont, les parlementaires de la majorité sont amenés à croire sur parole le gouvernement – ce qui n’est assurément pas la garantie d’un travail parlementaire efficace.
Au risque de rappeler des banalités, il faut insister sur le fait qu’il s’agit là d’une manière de procéder qui dégrade considérablement le travail parlementaire. Les parlementaires français disposent de peu de moyens et leur force de travail est amputée d’autant. Leur capacité d’examen des textes dépend du temps qui leur est accordé et demande donc de l’anticipation. Pour cela, ils ont besoin de connaître en amont les thèmes appelés à faire l’objet de modifications législatives. Un travail sérieux nécessite des recherches, des auditions et des travaux préparatoires. Ce temps est nécessaire à un travail technique mais également politique dans l’hypothèse de discussions et négociations internes entre le Gouvernement et sa majorité. Ce n’est donc pas un hasard si le temps est une des principales revendications de la majorité parlementaire lorsqu’il est question de modifier les rapports entre l’exécutif et le Parlement[5]. Connaître en amont le programme (sincère) de travail du Gouvernement demeure en effet la meilleure assurance de ne pas être mis devant le fait accompli à la faveur d’un sujet survenu n’importe comment dans le débat législatif. À cet égard, une réforme des retraites par la voie d’un amendement inopiné au PLFSS représenterait, toute considération de stratégie politique mise à part, un exemple particulièrement frappant de travail législatif mené dans des conditions déplorables.
Ce constat n’est pas polémique. Il est même plutôt consensuel si l’on se fie aux positions prises par les parlementaires (majorité comprise) lorsqu’il est question de réfléchir à la réforme des institutions. Le rapport Bartolone-Winock de 2016 proposait ainsi d’interdire au Gouvernement d’amender ses propres projets de loi (ou a minima de les soumettre à un délai de dépôt). Plus récemment, la députée Yaël Braun-Pivet (alors présidente de la commission des lois) proposait d’interdire à l’organe exécutif d’introduire par voie d’amendement des articles additionnels à ses projets de loi[6]. Dans un ordre d’idée comparable, Jean-Jacques Urvoas s’était fait fort (dans les colonnes de ce blog) d’avoir réussi à imposer, en tant que président de la commission des lois entre 2015 et 2017, un moratoire en pratique sur ce type d’amendement gouvernemental[7].
Quelle que soit la postérité de l’idée d’une réforme des retraites par la voie d’un amendement au PLFSS, cette polémique est ainsi l’occasion de souligner que ces pratiques gouvernementales sont aussi constantes que nuisibles pour la qualité du travail parlementaire. C’est également l’occasion de rappeler que des propositions de réforme institutionnelle existent et qu’elles sont susceptibles de réaliser un large consensus. Sauf du côté du Gouvernement, bien sûr.
[1] Il est possible d’évoquer François Bayrou mettant en garde contre l’idée d’un « passage en force » (https://www.liberation.fr/politique/reforme-des-retraites-francois-bayrou-met-en-garde-contre-un-passage-en-force-20220918_GWUQZ3I3WRF3XNLZWNADAV2M7A/) ou encore la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, qui a également pris position contre une telle idée (https://www.ouest-france.fr/politique/institutions/assemblee-nationale/entretien-pas-de-grandes-reformes-par-voie-d-amendement-alerte-yael-braun-pivet-4c2b13dc-3b3c-11ed-a6d4-69a981b2a43f).
[2] V. Pierre Egéa, « Adopter la réforme des retraites par amendement gouvernemental : une solution risquée juridiquement et politiquement », Le club des juristes, 22 septembre 2022, [https://www.leclubdesjuristes.com/uncategorized/adopter-la-reforme-des-retraites-par-amendement-gouvernemental-une-solution-risquee-juridiquement-et-politiquement-par-pierre-egea/]. V. également l’avis des spécialistes de finances sociales interrogés dans l’article suivant : Public Sénat, « Retraites : une réforme d’amendement est-elle possible juridiquement ? », 20 septembre 2022, [https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/retraites-une-reforme-par-voie-d-amendement-est-elle-possible-juridiquement].
[3] Anne-Claire Dufour, Les pouvoirs du Parlement sur les finances sociales, Paris, Dalloz, Bibliothèque parlementaire et constitutionnelle, 2012, p. 87 et s. ainsi que p. 235 et s.
[4] Public Sénat, « Réforme des retraites : « un amendement n’est pas un gros mot », insiste Franck Riester », 19 septembre 2022, [https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/reforme-des-retraites-un-amendement-n-est-pas-un-gros-mot-insiste-franck].
[5] Lors de l’examen du projet de révision constitutionnelle présenté à l’été 2018, la commission des lois de l’Assemblée nationale avait ainsi adopté un amendement obligeant le Gouvernement à présenter régulièrement à chaque assemblée un programme prévisionnel des textes et débats dont il envisage l’inscription à l’ordre du jour.
[6] Yaël Braun-Pivet, « Plaidoyer pour un Parlement renforcé. 25 propositions concrètes pour rééquilibrer les pouvoirs », Fondation Jean Jaurès éditions, décembre 2021, [https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2021/11/rapport-parlement-braun-pivet.pdf], tout particulièrement les propositions n°6 et n°7.
[7] Alexis Fourmont, Elina Lemaire, Jean-Jacques Urvoas, « Un plaidoyer à contre-temps ? (À propos du plaidoyer pour un Parlement renforcé de Yaël Braun-Pivet) », Jus politicum blog, 14 décembre 2021, [https://blog.juspoliticum.com/2021/12/14/un-plaidoyer-a-contre-temps-a-propos-du-plaidoyer-pour-un-parlement-renforce-de-yael-braun-pivet-par-alexis-fourmont-elina-lemaire-et-jean-jacques-urvoas/].