L’État et la crise de la Covid19 : un témoignage instructif Par Olivier Beaud
Le présent billet est une courte recension du livre de l’ancien directeur de l’Agence Régionale de Santé de l’Île-de-France qui entend souligner le double intérêt de ce témoignage : il permet de saisir l’État en action, gérant la crise de la Covid19, du mieux qu’il a pu, et il invite aussi à réfléchir à l’aporie que constitue la mise en œuvre de la responsabilité pénale dans une affaire aussi grave que cette crise sanitaire exceptionnelle.
This post is a short review of the book authored by the former director of the Regional Health Authority of Ile-de-France region, with the intention to underline the double interest of this testimony: it allows us to grasp the State in action, managing the Covid19 crisis, as best as it could, and it also invites us to reflect on the aporia that constitutes the implementation of criminal liability in a case as serious as this exceptional health crisis.
Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas
Le présent billet vise à rendre compte du livre de l’ancien directeur de l’Agence Régionale de Santé (ARS) de l’Île-de-France qui s’est retrouvé au cœur de la tourmente de mars 2020 à 2021 et qui a eu la bonne idée de ramasser les réflexions que cette crise sanitaire exceptionnelle lui a inspirées[1]. Ce livre fait suite à celui de l’ancien ministre, Olivier Véran sur la question et à ceux d’autres acteurs, comme Martin Hirsch (directeur de l’AP-HP) ou certains professeurs de médecine. évidemment, il vaudrait la peine de les comparer.
L’auteur, énarque et conseiller d’État, mais qui, avant de l’être, fut professeur d’histoire-géographie, est un haut fonctionnaire expérimenté qui a tâté du cabinet ministériel (directeur-adjoint du ministère de la Santé) et qui, après son mandat à la Direction de l’ARS, est devenu le directeur de cabinet de l’actuelle Première ministre[2]. On pressent déjà la réaction de certains lecteurs devant un tel pedigree, celui d’un technocrate qu’on aime tant détester en France. Ce livre devrait pourtant contribuer à faire vaciller ces préjugés chez les esprits encore libres, car c’est un témoignage lucide sur cette crise sanitaire. Son auteur fait partie de ces hauts fonctionnaires capables d’être à la fois des hommes d’action et de réflexion. On avouera cependant avoir été plus réceptif au témoignage de l’homme d’action qu’à ses réflexions théoriques sur la puissance publique et sur la manière de la réinventer[3], mais c’est un jugement fort subjectif.
L’État en action : la gestion d’une crise hors normes
En effet, Aurélien Rousseau se présente d’abord et avant tout comme un homme d’action dont la tâche principale fut de résoudre, dans une urgence extrême et dans une tension maximale, les immenses problèmes d’organisation que posait le surgissement d’une épidémie aussi dévastatrice que la Covid19. Son témoignage confirme, si l’on ne le savait pas déjà, que l’Etat, ce concept abstrait, ce « monstre froid » est surtout composé d’hommes, de gouvernants et de fonctionnaires (les « agents » dont il discute le mot), qui font tourner la machine. « Le service public, ce sont des femmes et des hommes qui l’exercent (..) C’est une notion faite de chair et d’os » (p. 255). Or, en période de crise, cette dimension « humaine » et aussi collective si l’on peut dire est essentielle et capitale. De nombreuses notations qui parsèment cet ouvrage font ressentir l’importance non seulement du travail en groupe « le pack » du rugby qu’il cite), mais aussi des liens interpersonnels pour que l’administration fonctionne correctement, mettant de l’huile dans les rouages. De ce point de vue, explique-t-il de façon convaincante, les nombreux liens qu’il avait auparavant noués dans sa carrière avec des acteurs majeurs de cette crise sanitaire lui ont été utiles pour aboutir à des solutions bricolées en toute urgence et pour surmonter des lourdeurs, et aussi des conflits. Cet homme d’action rend aussi hommage longuement (à partir de son expérience personnelle de malade hospitalisé il y a 15 ans) aux soignants sans lesquels le combat contre l’épidémie aurait été perdu.
Si un tel livre est aussi important pour quiconque s’intéresse à l’État, c’est aussi parce qu’il traite de la crise et de l’action de l’État à partir du problème central de la prise de décision. On connaît mal cette « boite noire » du système et l’immense mérite de ce livre est d’en ouvrir un peu l’accès. À cet égard, la difficulté qui s’est posée aux acteurs administratifs réside dans deux facteurs majeurs qui sont bien retracés, à savoir la peur qui tenaillait les décideurs, et l’incertitude dans laquelle ils étaient plongés pour prendre des décisions tant cette épidémie d’un type nouveau défiait toutes les anciennes conjectures. La peur avait même sa représentation qu’a donné la télévision quand elle a montré qu’à Bergame, les hôpitaux ne pouvaient pas prendre en charge les malades qui mouraient de la Covid sur des brancards et dans des couloirs. Les décideurs avaient donc pour objectif qu’un tel épisode ne se déroulât pas en France lorsque, après la première alerte en janvier, l’épidémie déferla début mars 2020 dans l’Île-de-France et dans l’Est. Le livre alors vaut ici pour la description de toutes les décisions prises pour empêcher une issue aussi fatale et de la mobilisation de toutes les équipes, de l’administration (dans toute sa diversité, l’ARS, mais aussi, la CNAM…) et des hôpitaux et cliniques privées. Il n’est donc pas surprenant que, dans son récit, la métaphore guerrière surgisse de temps en temps pour camper le directeur de l’ARS en Général tenant non seulement à mobiliser ses troupes, mais aussi à aller sur le terrain pour se rendre compte de la situation[4]. Comme toute grande organisation administrative, l’ARS doit fonctionner avec un chef qui commande, mais aussi avec une équipe qui travaille de concert et animée du même but et de l’élan. Cette description de l’Administration en « mode commando » avec tout ce que cela comporte d’efforts et de pris de risques est souvent captivante.
Cependant, le point probablement le plus intéressant de cet ouvrage concerne la prise de décision en période d’incertitude. À cet égard, le 5ème chapitre intitulé « Construire et partager la connaissance » nous plonge dans la crise, dans les différentes vagues de l’épidémie et de ses réponses. Le seul moyen de réduire l’incertitude était la collecte des données et l’ouvrage vaut selon nous par la façon dont tous les acteurs, en travaillant ensemble, ont réussi à collecter ses données, les traiter, de façon à mettre en adéquation le nombre de malades nécessitant l’hospitalisation et le nombre de lits de réanimation, ou à faire coïncider les doses de vaccins avec des personnes à vacciner. Cela est en réalité une tâche d’une extrême difficulté ce que le lecteur comprend bien grâce à ce livre. Son auteur estime que l’État n’a pas failli, n’hésitant pas à citer des chiffres exacts pour la multiplication du nombre de lits de réanimation dans les hôpitaux et les cliniques. Par exemple, sa description de la façon dont l’Etat a réussi à déprogrammer près de 40% des opérations dans les cliniques pour faire place à des réanimations fait comprendre ce travail de coordination que l’État a dû faire pour éviter la saturation dans les hôpitaux publics.
On peut certes y voir un plaidoyer pro domo, qu’on doit confronter avec d’autres témoignages, mais pour un juriste, l’intérêt d’un tel témoignage est de fournir un exemple de science administrative appliquée, bien plus intéressante que les pesantes « politiques publiques » que doivent subir les étudiants.
Aurélien Rousseau a écrit ce livre, une fois la tourmente passée et – on le suppose – après s’être un peu reposé. Sur ce point, l’auteur se sent attendu, car le moins que l’on puisse dire est que les critiques n’ont pas manqué contre l’État qui aurait failli et contre les ARS qui seraient en partie responsables de graves dysfonctionnements. Sans que cela soit explicitement affirmé, ce livre est aussi une réponse à toutes les critiques souvent contradictoires, faites à la puissance publique accusée d’être tantôt trop envahissante, tantôt trop inerte. Le credo de l’auteur est évident à percevoir : il croit encore à l’État, à son efficacité et il pense que la crise a été, tout compte fait, bien géré par tous les acteurs relevant de cet État, conçu de façon large en réalité. Certes, en période de crise aussi aiguë, l’État ne peut plus être, selon lui, l’État-stratège, mais doit devenir le pilote ou l’instrument de pilotage qui prend en charge avec d’autres acteurs l’accueil des malades et, un an plus tard, la vaccination.
Dès lors, une des thèses de ce livre consiste à proposer l’état comme le « garant des coalitions ». L’expression de « coalition » – peu judicieuse selon nous – désigne l’association d’une large palette d’intervenants, publics ou privés (les cliniques privées). Cette crise aurait prouvé qu’on doit s’écarter de la vision de l’état qui aurait le monopole de l’intérêt général (opinion dominante en France) pour le présenter comme l’instance de coordination entre différentes instances de l’intérêt général. Il écrit notamment : « L’État peut beaucoup, mais pas seul. Il doit accepter qu’il n’a pas le monopole de l’intérêt général, que les collectivités, ainsi que le dispose la Constitution, “s’administrent librement“, peuvent porter des initiatives qui non seulement n’auraient pas été imaginées par les responsables étatiques, mais qui, même si elles avaient été, ne pouvaient pas être mises en œuvre par l’État seul » (p. 173).
L’auteur ne peut évidemment ignorer les critiques récurrentes faites à la gestion des hôpitaux et à l’ARS, mais il défend le bilan de « l’agenciarisation » de l’État et de ce nouveau management. On doute sur ce point que les praticiens des hôpitaux seront convaincus par sa défense tant est grand l’écart qui sépare la vision des managers (directeur de l’ARS et directeurs des hôpitaux) de ceux qui sont sur le terrain, mais on laissera aux connaisseurs dudit terrain le soin de répondre à cet éloge de l’administration de la santé.
La question épineuse de la responsabilité
En revanche, on peut s’interroger sur une absence criante dans ce livre : sauf erreur de notre part, aucun mot n’est dit sur la délicate affaire de la pénurie initiale des masques, au début de l’épidémie et de la gestion de cette pénurie par l’État. On sait que ce point particulier est à l’origine des innombrables plaintes déposées au pénal contre les différents décideurs soit devant la Cour de justice de la République soit devant les tribunaux correctionnels. On vient d’apprendre par exemple que l’ancien Premier ministre, Édouard Philippe était convoqué devant la CJR pour savoir s’il serait mis en examen pour les infractions de mise en danger de la vie d’autrui et abstention volontaire de combattre un sinistre, comme l’a été l’ancienne ministre de la Santé, Mme Buzyn.
Si Aurélien Roussau ne parle pas du tout de la question des masques dans ce livre, c’est — on peut le supposer — en raison des enquêtes pénales en cause. Toutefois, il fait allusion à deux reprises à ces poursuites pénales. Une première fois lorsqu’il écrit que certains « travaillent à l’analyse, à charge, et je l’espère à décharge, de notre action » (pp. 43-44) ; l’allusion au travail des juges d’instruction est transparente, et on comprend, dès le début de cet ouvrage, que les affaires judiciaires constituent la toile de fond de ce témoignage. Dans sa seconde allusion, l’auteur évoque, cette fois de façon explicitement critique, ses convocations devant les juges. Il constate alors, non sans amertume, ce décalage entre l’action pénale et l’action administrative :
« Je ne veux pas entrer dans le débat sur la manière dont l’irruption concomitante à la gestion de crise du juge pénal a pu peser sur la manière de conduire les décisions. Je pense, cependant, que quand nous aurons pris du recul, nous devrons nous poser cette question sereinement, dans un débat transparent. Je ne crois pas que les dizaines d’heures passées comme témoin devant la Cour de justice de la République, en 2020 et 2021, m’aient conduit à être plus prudent et partant, trop peu téméraire dans la prise de certaines décisions. Mais, je sais à quel point cela a été rude, dur, de devoir alors que nous étions dans le cœur de l’action, ou que nous n’avions de répits provisoires que depuis quelques jours, se justifier non pas devant la représentation nationale, mais aussi devant un juge, s’interrogeant, dans le cadre de son instruction, sur des décisions que parfois vous aviez prises le matin même. Rien de tout cela n’est anodin. Le principe de responsabilité de l’administration doit demeurer cardinal : l’analyse à charge et à décharge peut-elle cependant se fondre dans le même rythme et la même urgence ? » (pp. 166-167)
En termes assez feutrés, Aurélien Rousseau décrit le caractère assez grotesque de ces poursuites pénales dont on sait qu’elles sont vouées à l’échec (en tout cas devant la Cour de justice de la République). L’administrateur constate, sans en tirer de conséquences, que la responsabilité pénale vient concurrencer la responsabilité politique en temps réel, c’est-à-dire pendant le temps de l’action. On ajoutera que de telles poursuites pénales apparaissent même un peu « indécentes » au regard des efforts accomplis par toutes ces personnes qui n’ont pas compté ni le temps ni l’énergie pour aller au feu, et combattre l’épidémie. Aurélien Rousseau note à plusieurs reprises que les hommes chargés de cette veille sanitaire ont peu dormi pendant des mois[5]. Une digression s’impose ici, car en lisant cet ouvrage, on ne peut pas manquer d’observer que les décideurs en prise avec cette crise sanitaire, majeure, apparaissent comme des gens de bonne volonté qui se trouvent accusés et sommés de s’expliquer devant le juge pénal en raison de plaintes formulées par certains avocats, alors que certains d’entre ces derniers se comportent comme des accusateurs médiatiques qu’on a du mal à prendre au sérieux[6].
Toutefois, le passage le plus intéressant du livre concernant cette éventuelle responsabilité des décideurs en temps de crise, ici d’épidémie, figure à la page 124 lorsque l’auteur évoque le décalage entre le principe de la responsabilité et son application à des cas de ce genre, marqués par l’incertitude, ou si l’on veut, de l’action en temps d’incertitude. Il décrit bien, selon nous, la contradiction entre le monde du droit et le monde social et l’irréalisme du droit pour ne pas dire l’irréalisme dans lequel baignent nos magistrats :
« Les catégories juridiques avec lesquelles seront regardées et finalement jugées, les actions de chacun des responsables publics seront faites pour un monde de certitude. Le seul ressort du principe de précaution, face à une situation incertaine, ne peut évidemment pas fonctionner, car il fallait agir, parfois avec peu d’éléments, toujours dans le doute. Or, au terme du raisonnement, en droit, il y a des actes illégaux ou légaux, il y a faute ou absence de faute ; celle-ci peut être intentionnelle ou pas ; détachable du service ou non… Bien sûr, il demeure des éléments pour lesquels c’est évident et les faits sont là, c’est le quotidien des juridictions. Mais est-on sûr de pouvoir reconstituer a posteriori tous les choix, leurs motivations, leurs fondements ? (..) Au fond n’est-ce pas l’exercice du doute comme corollaire de l’action qui est le gage le plus sûr pour avancer en zone de turbulences ? » (pp. 124-125)
Ces propos confirment ce que l’on sait au moins depuis l’affaire du sang contaminé : les principes traditionnels de la responsabilité pénale sont incapables de traiter rationnellement les décisions collectives de cette nature, prises en période d’incertitude et sous la pression du temps. Que les magistrats continuent de façon imperturbable à manier le Code pénal avec la truelle, cela reste un sujet d’étonnement, en tout cas pour nous. Il est vraiment grand temps de réfléchir sereinement à l’aporie de la responsabilité pénale pour des évènements de ce genre[7], tout en regrettant l’absence de responsabilité politique qui mine lentement mais sûrement, notre démocratie.
[1] Aurélien Rousseau, La blessure et le rebond (Dans la boîte noire de l’État face à la crise), Paris, Odile Jacob, 2022.
[2] En dressant son portrait cette semaine, le Monde l’a ainsi qualifié de « cerveau gauche de Mme Borne » Le Monde du 13 oct. 2022. Dans le même numéro figure en dernière page une courte recension de cet ouvrage.
[3] On avouera être moins convaincu par les deux derniers chapitres où l’auteur plaide en faveur du « rebond de la santé publique » (qui pourrait être contre ?) et d’un nouveau type de management public.
[4] La description de la visite présidentielle à l’hôpital de Pontoise est un moment fort de ce livre car l’auteur avoue le scepticisme qu’il éprouvait envers ce genre d’exercice qu’il assimilait à de la « com » avant de découvrir son bien-fondé.
[5] Il raconte notamment une anecdote cocasse : il s’endort vers 3h du matin lorsqu’il envoie un SMS, incompréhensible, au président de la République.
[6] Il est impossible ici de ne pas nommer Me Di Vizio qui se flatte d’avoir trouvé dans le Code pénal l’article permettant de déposer sa plainte contre les gouvernants et les fonctionnaires. On sait que cet avocat, devenu une véritable vedette sur les réseaux sociaux, est passé récemment devant le conseil de discipline de l’Ordre des avocats pour ses outrances verbales. Nous n’avions pas tort de parler de « populisme pénal ».
[7] Nous espérons revenir ici sur cette question dans un entretien avec le sociologue François Vatin qui évoquera le grand oublié de ces discussions : le raisonnement probabiliste.
Crédit photo : Vincent Ghilione, CC BY-NC 2.0