Un regard de constitutionnaliste sur la Loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (LOPMI)

Par Thibault Desmoulins

<b>Un regard de constitutionnaliste sur la Loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (LOPMI)</b></br></br> Par Thibault Desmoulins

Le vote solennel au Sénat et la transmission à l’Assemblée nationale de la Loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (LOPMI) constituent l’occasion de poser un regard de constitutionnaliste sur ce texte atypique. Deux aspects retiennent principalement l’attention : d’une part, l’hybridité et l’hétérogénéité de son dispositif mêlant réforme et programmation, suivant une mauvaise habitude du législateur contemporain au regard de la qualité de la loi et de la fonction parlementaire ; d’autre part, l’accroissement et la simplification des fonctions administratives, à l’égard desquelles le risque d’inconstitutionnalité n’est pas exclu et la vigilance toujours due.

 

The solemn vote at the French Senate of the « Loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (LOPMI) » is the occasion to shed a light on this specific bill. Two aspects will catch the attention of constitutionnalists : first of all, the hybridity and heterogeneity of this bill, combining prospective and reforming rules, highlighting a recurring bad habit of the french legislator in regard to parliamentary and legislative functions ; then, the increase and simplification of administrative functions, towards which risks of unconstitutionality is not to be disregarded and vigilance always required.

 

Par Thibault Desmoulins, Docteur en droit de l’Université Panthéon-Assas, qualifié aux fonctions de maître de conférences en droit public (CNU 02)

 

 

Le mardi 18 octobre 2022 eut lieu au Sénat un vote solennel relatif à la Loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (LOPMI). Ce projet de loi avait en réalité déjà fait l’objet d’un premier dépôt en mars 2022, dans une version plus forte (32 articles au lieu de 16), avant que le renouvellement de l’Assemblée nationale ne nécessitât d’en réitérer le dépôt. Le texte porté au bureau du Sénat et bénéficiant d’une procédure accélérée a d’ores et déjà été voté et amendé par la chambre haute. Le vote solennel de mardi était destiné à souligner l’importance de ce texte avant qu’il ne fût transmis à l’Assemblée nationale, après que chaque groupe parlementaire eut pu fournir ses explications de vote et ses commentaires sur ce projet de loi.

 

Sa particularité consiste à s’inscrire dans le prolongement des textes de programmation jusqu’à présent relatifs à la sécurité intérieure : la LOPSI « 1 » du 29 août 2002 et LOPPSI « 2 » du 14 mars 2011. Elle accomplit à son tour une réforme et une projection de la sécurité intérieure jusqu’en 2027. Sa principale portée réside dans la prévision d’une hausse du budget de l’Intérieur, à hauteur de 15 milliards (art. 2), pour moitié employée à exaucer les vœux du livre blanc de la sécurité intérieure de 2020 concernant l’investissement numérique et technologique.

 

Tandis que l’examen de ce projet de loi par le Sénat n’en a pas modifié l’essentiel, malgré les amendements adoptés, nous voudrions poser sur ce texte un regard de constitutionnaliste avant qu’il ne soit déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale. En résultent une première série de remarques critiques relatives à la spécificité législative de la LOPMI (I), ainsi que des remarques de fond adressées au contenu de ce texte (II).

 

 

I. Un dispositif hybride entre prospective et prescription

La première fonction d’une loi d’orientation et de programmation est normalement prospective, consistant à prévoir une trajectoire d’exécution budgétaire sur les années à venir ainsi qu’à définir des priorités de transformations et d’interventions au sein d’un ministère. Pourtant, les lois d’orientation et de programmation antérieures ont déjà pris pour mauvaise habitude de comporter des dispositions réformatrices dans plusieurs codes (code pénal, code de procédure pénale, code de la sécurité intérieure, code de la défense notamment).

 

Sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, la LOPSI « 1 » (adoptée en 2002, pour la période 2003-2007) avait rénové l’architecture de la sécurité intérieure[1]. La particularité de cette première LOPSI résidait dans sa volumineuse annexe, laquelle déterminait les « orientations de la politique de sécurité intérieure ». Son premier alinéa affirmait déjà sans détour – mais avec audace – que « la sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives », tandis que les « orientations » à suivre allaient permettre l’adoption de nombreux décrets d’application réformateurs. Cette combinaison a notamment permis de réaffirmer en 2002 le rôle décisionnel d’un Conseil de sécurité intérieure, désormais présidé par le chef de l’État au lieu du Premier ministre[2], le renforcement de l’échelon local en matière de sécurité (accentuant le rôle de la police municipale et créant les groupes d’intervention régionaux), et plus encore la faculté pour les officiers de police judiciaire (OPJ) « d’accéder directement à des fichiers informatiques et de saisir à distance par la voie télématique ou informatique les renseignements qui paraîtraient nécessaires à la manifestation de la vérité ».

 

La LOPPSI « 2 » (2011) avait ajouté la « performance » aux objectifs d’orientation et de programmation, pour y inclure un domaine encore plus vaste, allant de la lutte contre la criminalité générale et la récidive jusqu’à la délinquance routière[3]. On y voit, de nouveau, s’étendre les possibilités de délégation de pouvoirs aux polices municipales ainsi qu’à des entreprises de sécurité privée, une réforme « cyber » appliquée à la lutte contre la pédopornographie, dont les moyens d’enquête et les sanctions pénales ressortent renforcés, et la substitution d’un cadre élargi de « vidéo protection » à celui de la « vidéo surveillance ». À la différence de la LOPSI « 1 » cependant, l’essentiel du dispositif de cette loi s’avère prescriptif et modifie directement de nombreux codes au moyen de 142 articles, tandis que les dispositions prospectives s’avèrent réduites à une annexe proportionnellement modeste et une prévision budgétaire quinquennale vite établie. En d’autres termes, à compter de la LOPPSI « 2 », les lois d’orientations s’avèrent tout autant, si ce n’est davantage, réformatrices que programmatrices.

 

Sans surprise, la LOPMI s’inscrit dans le prolongement des orientations de sécurité intérieure précédentes. Elle comporte tout d’abord une partie budgétaire, dont les prévisions acquièrent ici une portée normative incomplète puisque leur exécution reste à confirmer lors de l’examen des projets de loi de finances à venir, sous le regard vigilant du ministère de l’Intérieur. Elle se compose ensuite d’un dispositif très hétérogène divisé en chapitres : « Renforcer la filière investigation », « Renforcer la fonction investigation » et « Améliorer la réponse pénale » (modifiant le code de procédure pénale) ; « Faire face aux crises hybrides et interministérielles » (modifiant le code de la sécurité intérieure) ; « Dispositions relatives à l’outre-mer » (habilitant le gouvernement à intervenir par voie d’ordonnances dans ce domaine).

 

La LOMPI présente ainsi une double hybridité problématique, dont on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une « malfaçon législative »[4] ou, à tout le moins, d’une mauvaise habitude du législateur ou du gouvernement : d’une part, la LOPMI rassemble des dispositions à la fois prospectives (en matière de budget) et prescriptives (en matière de procédure pénale et de sécurité intérieure) ; d’autre part, son approche globale de la sécurité intérieure la conduit à rassembler des dispositions très diverses, introduites dans plusieurs codes. Or, ce type de législation « polygraphique » – introduisant des modifications en tous codes et sur tous sujets –, quoique devenu ordinaire, s’avère préjudiciable à l’examen et à la discussion des sujets évoqués, qui nécessiteraient d’être replacés de manière complète dans leur environnement juridique et libéral. C’est a fortiori le cas pour cette LOPMI soumise à une procédure accélérée en cette courte période de rentrée législative.

 

 

II. Une réforme inquiétante de la sécurité intérieure

Le contenu hétérogène de la LOPMI révèle tout d’abord la volonté de revaloriser l’attractivité des carrières et des fonctions des forces de l’ordre à partir d’une généralisation de la formation d’OPJ, couplée à des mesures de simplification de la procédure pénale. On y trouve également affichée la volonté d’adaptation aux menaces numériques et informatiques, qui fondent la volonté de créer des « brigades du tigre » numériques (selon l’expression de Gérald Darmanin lors d’une audition au Sénat) disposant d’outils renouvelés tels que la saisie de crypto-actifs (art. 3), et l’élargissement des actes d’enquête sous pseudonyme (art. 4 bis). C’est enfin le renforcement des moyens locaux de maintien de l’ordre qui transparaît, avec notamment la création de 200 nouvelles brigades de gendarmerie en zone rurale ou périurbaine, sans toutefois rénover dans ce texte la place et le rôle des polices municipales. Ces premiers aspects, prolongeant les lois d’orientation et de programmation antérieures, appelleraient des développements particuliers auxquels on préfèrera deux aspects qui intéresseront plus directement l’analyse constitutionnelle.

 

Il convient d’attirer l’attention, en premier lieu, sur la généralisation des amendes forfaitaires délictuelles (AFD). Celles-ci sont étendues par l’article 14 à tous les délits punis d’une seule peine d’amende ou d’un an de prison maximum (sauf exception, pour les mineurs en particulier). Onze délits sont déjà concernés par cette procédure (conduite sans permis, usage de drogue…) et, avec cette extension, près de 3 400 délits « en cas de faits simples et établis » pourraient être potentiellement visés. Cet effort de simplification procédurale, qui sera apprécié sur le terrain par les forces de l’ordre, entraine cependant un transfert de compétence préjudiciable à la séparation des pouvoirs et à l’État de droit : en effet, ce type d’amendes forfaitaires délègue aux autorités de police une fonction relevant ordinairement de l’autorité judiciaire. On assiste alors à une extension légale au phénomène de « contraventionnalisation » des délits inaugurée en droit positif par la loi du 18 novembre 2016.

 

Or, sa constitutionnalité est loin d’être évidente si l’on songe à l’atteinte que ces amendes délictuelles portent à des droits et libertés fondamentaux. En effet, l’AFD prive le justiciable de garanties fondamentales, telles que le respect du contradictoire, l’individualisation de la peine pour tenir compte de la personnalité de l’auteur de l’infraction, de sa situation sociale et économique, le recours à des mesures alternatives par le procureur de la République. Force est de rappeler, d’une part, que les avis du Conseil d’État avaient d’ailleurs recommandé au gouvernement de renoncer à cette extension[5], et, d’autre part, que le Conseil constitutionnel avait semblé borner de telles amendes à celles de faible montant et à des délits de faible gravité[6].

 

En second lieu, il est surprenant de trouver dans cette loi un dispositif relatif à la gestion de crise (article 15). Il faut rappeler à cet égard le rôle particulier du ministère de l’Intérieur en matière de gestion de crise : il assure par principe la direction de la cellule interministérielle de crise (CIC) activée par le Premier ministre, et il assure une direction opérationnelle de nombreux plans en matière non seulement de sécurité, mais aussi de secours et de crises. Il s’agit ici de tirer les leçons de la crise du Covid-19 durant laquelle le ministère de l’Intérieur a pu se voir reprocher une attitude passive (en début de crise notamment, au motif que la crise était de nature sanitaire) ainsi qu’un défaut organisationnel, ne lui permettant pas de correspondre efficacement avec les ARS et les autorités locales. La LOPMI prévoit à cet égard d’« accroître les prérogatives des préfets de département afin d’assurer leur autorité sur les établissements publics de l’État et les services déconcentrés en cas d’évènements d’une particulière gravité » (art. 15). Cette proposition s’inscrit dans le prolongement des recommandations contenues dans la dernière étude annuelle du Conseil d’État consacrée à la gestion de la crise du Covid-19.

 

Trois détails attirent toutefois l’attention du constitutionnaliste : en premier lieu, ni le gouvernement ni le Conseil d’État ne semblent plus se soucier de la distribution des pouvoirs établie en temps normal, susceptible d’être librement modifiée concernant des « mesures [qui] n’ont ni pour objet, ni pour effet, d’habiliter l’autorité administrative à prendre des mesures restrictives de libertés qu’elle ne peut prendre en temps normal »[7]. Se trouve dès lors approuvée avec indifférence l’extension considérable du pouvoir décisionnel des autorités déconcentrées en lieu et place d’autres établissements de l’État, que ce soit au niveau régional ou au niveau local. Ce critère ne peut que confondre le juriste soucieux d’une distribution claire et stable des pouvoirs.

 

Par ailleurs, l’avis du Conseil d’État rejette l’existence d’une sorte de « régime de crise » qui serait intermédiaire entre le droit normal et le droit d’exception, qui aboutirait à des pouvoirs extraordinaires pouvant être déclenchés de manière discrétionnaire par l’autorité préfectorale. C’est la raison pour laquelle le Conseil d’État a invité le gouvernement à abandonner l’exigence d’une « déclaration de crise » préfectorale, motivée et donc susceptible de recours, avant de recourir au dispositif prévu par la LOPMI[8].

 

Enfin, le critère de recours aux dispositions de la LOPMI par le préfet en temps de crise s’avère expurgé de toute base matérielle d’appréciation quant à « l’ampleur exceptionnelle » et aux circonstances de la crise. Là encore, l’appréciation discrétionnaire du préfet s’y substitue au profit de ce qui « lui est nécessaire pour assurer l’organisation des opérations matérielles permettant le rétablissement de l’ordre public » (projet d’article L. 742-2-1).

 

Tout juriste, a fortiori tout juriste publiciste, sait la difficulté de prédire l’issue d’un éventuel examen de constitutionnalité d’une loi (par voie de saisine directe) par le Conseil constitutionnel. Toutefois, les dispositions relatives à l’AFD ainsi qu’aux crises nous semblent témoigner d’une dangereuse tentation contemporaine consistant à accroître partout et insensiblement les pouvoirs de l’administration. La LOPMI illustre – hélas ! –  cette tendance générale à laquelle les derniers états d’urgence et les dernières lois sécuritaires ont largement contribué. On peut au moins espérer que les parlementaires de l’opposition saisiront le Conseil constitutionnel pour tenter de faire censurer plusieurs dispositions de ce projet de loi, hautement contestables du point de vue de la garantie des libertés.

 

En guise de conclusion, le constitutionnaliste doit constater tristement que la loi LOPMI s’inscrit clairement dans ces deux mouvements de fond qui traversent le droit public : d’une part, une législation polygraphique ne laissant que peu de temps et d’espace à l’examen de chaque sujet dans le cadre d’un environnement juridique et libéral et, d’autre part, l’accroissement préoccupant des prérogatives de l’Administration qui s’effectue au détriment de l’autorité judiciaire et des garanties ordinaires de l’État de droit en temps de crise. Il est vraiment dommage que le Parlement prête la main par ce genre de législation à cette domination insolente de l’État administratif.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] LOI n° 2002-1094 du 29 août 2002 d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure

[2] v. D. no 2022-890 du 15 mai 2022 ; comp. D. no 97-1052 du 18 nov. 1997.

[3] LOI n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure

[4] Expression empruntée au commentaire d’Olivier Beaud et Cécile Bargues sur la loi initiale de 1955 relative à l’état d’urgence (v. L’état d’urgence. Une étude constitutionnelle, historique et critique, Paris LGDJ, coll. « Systèmes », 2018, p. 35 et s.).

[5] CE avis, 5 sept. 2022, no 405710, §. 13 et CE avis, 10 mars 2022, no 404913, §. 35 à 40.

[6] Cons. const. no 2019 778 DC du 21 mars 2019, §. 252.

[7] CE avis, 10 mars 2022, no 404913, §. 13.

[8] CE avis, 10 mars 2022, no 404913, §. 13.

 

 

Crédit photo : Gzen92, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons