45 jours au 10 Downing Street : Liz Truss et la vulnérabilité politique des « takeover Prime Ministers »

Par Marie Padilla

<b>45 jours au 10 Downing Street : Liz Truss et la vulnérabilité politique des « takeover Prime Ministers »</b></br></br> Par Marie Padilla

La démission de la Première ministre Liz Truss après 45 jours à la tête du gouvernement britannique a provoqué une nouvelle crise constitutionnelle au Royaume-Uni. Si cette dernière s’explique en partie par des facteurs économiques et politiques, elle permet aussi de mettre en lumière la fragilité institutionnelle des Premiers ministres désignés par leurs partis, appelés les « takeover Prime Ministers ». Ces derniers sont d’autant plus exposés dans l’exercice de leurs fonctions que lorsque, à l’image de Liz Truss, ils bénéficient du soutien des militants, mais non des députés de leur parti, remettant ainsi en cause leur capacité à diriger la majorité au sein du Parlement.

 

Liz Truss’s resignation from prime ministership occurred after only 45 days in office, provoking a new constitutional crisis in the UK. Although this crisis can be largely explained by financial and political causes, it was also fuelled by institutional factors such as the structural weakness of ‘takeover’ Prime Ministers. Indeed, this kind of Prime Minister enjoys a weaker form of support from their majority in Parliament especially when, as Liz Truss, they are elected through the votes of the members of their party while not benefitting from the support of the majority of their MP’s.

 

Par Marie Padilla, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, Centre d’Études et de Recherches Comparées sur les Constitutions (CERCCLE) – EA 7436

 

 

Le 20 octobre 2022, Liz Truss est entrée dans l’histoire constitutionnelle britannique. Avec seulement 45 jours passés au 10 Downing street, l’ancienne ministre des Affaires étrangères détient un triste record : depuis 1721, aucun Premier ministre britannique n’avait exercé aussi peu de temps ses fonctions à la tête du gouvernement.

 

Élue par les membres du parti conservateur alors qu’elle faisait face à Rishi Sunak – aujourd’hui désigné pour prendre sa succession – Liz Truss s’est imposée dans un contexte politique difficile, particulièrement marqué par la crise énergétique frappant le Royaume-Uni depuis le printemps 2022. Afin de répondre aux enjeux de cette crise, le 23 septembre, Kwasi Kwarten, ministre des Finances du gouvernement Truss, a dévoilé un « mini budget » visant à endiguer les effets délétères de l’inflation sur l’économie britannique. Le projet de réforme prévoyait l’adoption de réductions d’impôt (les plus importantes depuis 1972) et l’encadrement des prix de l’énergie ; le tout devait être financé par un fort endettement de l’État britannique[1]. Or, face à cette perspective, la réaction des marchés et le spectre d’une crise financière ont rapidement conduit les députés conservateurs à demander l’abandon du « mini budget ». Liz Truss a d’abord défendu le projet avant de remercier, le 14 octobre, Kwarsi Kwarten et nommer à sa place Jeremy Hunt. Le 17 octobre, le ministre des Finances a présenté un nouveau plan contredisant l’ensemble des mesures soutenues par Liz Truss. Désavouée par son ministre qui était soutenu par les députés conservateurs, la position de Liz Truss à la tête de la majorité est apparue extrêmement fragilisée. Dans ce contexte, la démission de Suella Braverman, ministre des Affaires étrangères, a rendu impossible le maintien de Liz Truss au 10 Downing Street.

 

En effet, conformément à la convention de la constitution selon laquelle, le monarque nomme pour Premier ministre la personne la plus à même de diriger la majorité au Parlement, Liz Truss est apparue comme n’étant plus, de facto, à la tête de la majorité conservatrice.  Toujours « en poste, mais plus au pouvoir »[2], elle ne pouvait dès lors se maintenir à la tête du gouvernement britannique et a ainsi été amenée à démissionner.   

 

La crise politique et constitutionnelle déclenchée par le « mini budget » est plurifactorielle. Cependant, la fragilité de la position de Liz Truss à la tête d’une majorité qui l’avait pourtant élue moins d’un mois auparavant, suscite des interrogations, surtout lorsqu’on la compare avec la résilience dont a fait preuve Boris Johnson à la tête des Tories, malgré les nombreuses crises rencontrées durant son mandat. Si les facteurs économiques et la politique interne au parti conservateur permettent d’expliquer la survenue de cette crise, les éléments institutionnels ayant favorisé son émergence méritent une analyse plus précise. En effet, la fragilité de Liz Truss en tant que Premier ministre tient en partie à la nature même de son mandat. N’étant pas arrivée au pouvoir par des General elections, mais en raison de sa désignation par son parti pour succéder à Boris Johnson, Liz Truss appartient à une catégorie particulière de premiers ministres britanniques : celle que l’on appelle des « takeover Prime Ministers »[3] – ou « Premiers ministres de remplacement » – qui se caractérisent par une importante vulnérabilité politique.

 

 

1. Les « takeover Prime Ministers», une version affaiblie du Premier ministre britannique 

Il existe deux chemins pour devenir Premier ministre au Royaume-Uni. Le premier consiste à mener son parti lors des élections législatives et à, ensuite, remporter la majorité des sièges à la Chambre des Communes. Le second suppose d’être désigné à la tête de son parti alors que ce dernier détient déjà la majorité au sein de la Chambre des Communes et que le précédent premier ministre a dû, pour une raison ou pour une autre, mettre fin à ses fonctions. Là où le premier chemin implique que le Premier ministre soit désigné, indirectement, par l’ensemble du corps électoral, le second chemin ne permet pas de construire la même légitimité démocratique pour les « takeover Prime Ministers » qui ne procèdent pas directement de l’élection. Or, la pratique institutionnelle britannique tend à démontrer que le mode d’accès aux fonctions de Premier ministre emporte un réel effet quant au maintien de celui-ci dans ses fonctions.

 

En l’absence d’une constitution écrite et dans le silence relatif de la loi ainsi que de la jurisprudence, l’institution du Premier ministre britannique apparaît comme « une créature des conventions de la constitution »[4]. Si la fonction même est mentionnée dans divers textes législatifs, la nature et les pouvoirs du Premier ministre relèvent de la composante politique de la constitution britannique[5]. Ainsi, ni sa nomination ni sa démission ne se voient encadrées par des règles juridiques. En revanche, le Cabinet Manual – qui consiste en une formalisation des principales conventions encadrant le fonctionnement du pouvoir exécutif – précise dans son article 1.1 que « le Monarque nomme le Premier ministre et, sur son avis, les autres membres du gouvernement ».

 

Historiquement, le Souverain disposait d’une discrétion dans le choix de son Premier ministre, le rôle de ce dernier étant de présenter, défendre et faire adopter devant le Parlement les politiques déterminées par le monarque. Dès lors, et comme l’illustre le cas de Sir Robert Walpole, qui fut le premier Prime Minister britannique, le choix d’un Premier ministre par le monarque dépendait de ses compétences en tant que parlementaire[6]. En retour, la confiance placée par le parlement dans le Premier ministre se voyait adossée à la confiance accordée par le Monarque. En d’autres termes, du XVIIIe siècle à la seconde moitié du XIXe siècle, les Premiers ministres britanniques étaient à la fois responsables devant le souverain et devant la Chambre des Communes.

 

Ce mode de désignation a néanmoins évolué au cours du XIXe siècle. La démocratisation du Parlement britannique et la structuration des partis politiques ont conduit le monarque à désigner comme Premier ministre le chef du parti majoritaire au sein de la Chambre des Communes. Requise constitutionnellement, la désignation par le monarque est ainsi devenue un élément symbolique, le choix du Premier ministre échappant en pratique au souverain. Dès lors, cette convention ne conditionne pas ou plus les modalités de sélection du Premier ministre et permet tout autant à des Premiers ministres élus par l’ensemble du corps électoral qu’à des Premiers ministres désignés par une procédure interne à leur parti, d’accéder au 10 Downing street.

 

Cependant, s’il n’existe que deux voies d’accès aux fonctions de Premier ministre, les manières de quitter celles-ci se révèlent diverses. Un Premier ministre peut ainsi être privé de l’exercice de ses fonctions à raison d’une maladie ou de son décès. De même, il peut être amené à quitter ses fonctions à la suite d’une motion de censure. Cette hypothèse semble néanmoins de moins en moins probable à mesure que la discipline interne des partis et la pratique du whip ont rendu plus difficile pour la Chambre des Communes de recourir à cette procédure. Une remarque similaire peut être formulée quant au recours à la dissolution anticipée de la Chambre des Communes, le Fixed Term Parliament Act de 2011 encadrant plus strictement sa mise en œuvre. La dernière hypothèse, la plus commune, est celle d’un Premier ministre qui démissionnerait de manière volontaire ou involontaire. Un Premier ministre peut décider de lui-même de renoncer à l’exercice de ses fonctions. Ce fut notamment le cas pour David Cameron, prenant ainsi acte des résultats du Brexit contraires à ses vues.  Il peut aussi être poussé à la démission par sa propre majorité. Le 2 novembre 1990, Margaret Thatcher fut ainsi la première Premier ministre amenée à quitter ses fonctions à la suite d’un vote interne à son propre parti. Ainsi, même un Premier ministre ayant remporté des General elections peut être écarté par sa majorité. Or, c’est précisément dans cette dernière situation que la pratique semble mettre en lumière une réelle vulnérabilité des « takeover Prime Ministers ».

 

En effet, et bien que tout Premier ministre soit « leader uniquement grâce au soutien de son parti »[7], et que dès lors le Premier ministre soit dépendant à la fois de sa majorité au Parlement, mais aussi au sein de l’exécutif[8], l’équilibre institutionnel ne joue pas de la même manière en fonction du mode d’accès aux fonctions de Premier ministre. La construction tout au long du XXe siècle d’un Premier ministre qui, au-delà d’une fonction exécutive et d’une fonction partisane, devait aussi exercer une fonction électorale[9] en devenant un vrai chef de campagne pour son parti, est venue renforcer sa légitimité politique face aux autres membres du gouvernement. Cette dynamique a ainsi participé de la remise en cause du système du cabinet où le Premier ministre était responsable devant ses ministres pour favoriser l’émergence d’un Premier ministre omnipotent parfois associé à tort au président américain.

 

Pour autant, les « takeover Prime Ministers » ne peuvent se prévaloir d’une telle légitimité politique, n’endossant pas, en raison de leur mode de désignation, une fonction électorale devant l’ensemble des citoyens. La légitimité électorale revient ici au parti et non au Premier ministre. De plus, le recours au « takeover Prime Minister » suppose pour le parti détenant la majorité parlementaire de s’être préalablement séparé de son précédent premier ministre. Or, cela suppose, le plus souvent, un contexte de crise qui risque de laisser le parti divisé et donc de rendre plus difficile au nouveau premier ministre la constitution d’une majorité stable et l’obtention de la confiance de son propre parti[10]. Ainsi, alors qu’entre 1916 et 2022, parmi les 22 Premiers ministres britanniques qui se sont succédé, 15 ont été des « takeover » – faisant de cette deuxième voie d’accès à Downing Street la première dans la pratique – les mandats exercés par ces Premiers ministres ont été, en moyenne, deux fois plus courts que ceux des Premiers ministres élus[11].

 

C’est donc dans leur capacité à se maintenir à la tête du gouvernement que les « takeover Prime Ministers » semblent désavantagés face à leurs pairs élus. En cela, le cas Liz Truss ne s’écarte pas de la pratique, mais lui est au contraire conforme. En revanche, l’extrême fragilité de cette dernière à la tête du gouvernement semble devoir être expliquée au-delà du seul statut des « takeover Prime Ministers ». Elle doit en effet être lue en combinaison avec les nouveaux modes de désignation des leaders du parti conservateur.

 

 

2. La démocratisation des partis politiques, facteur d’une fragilité accrue pour les « takeover Prime Ministers»

Lisons maintenant l’article 2.18 du Cabinet Manual qui prévoit :  « Lorsqu’un Premier ministre décide de présenter sa démission alors que son parti dispose de la majorité dans la Chambre des Communes, il revient au parti ou à la coalition de partis au pouvoir d’identifier la personne qui peut lui succéder ». Jusqu’au milieu des années soixante, au sein du parti conservateur une telle procédure ne relevait pas d’une question démocratique. La pratique consistait à laisser « émerger » le futur leader sans s’engager dans un processus électoral[12]. Au contraire, les travaillistes ont toujours pratiqué des élections pour désigner le chef du parti. Cependant, jusqu’à la fin des années 70, cette élection concernait uniquement les membres du parlement et excluait donc les militants. En 1981, relevant un déficit démocratique, le collège électoral du Labour Party fut élargi à l’ensemble des militants, faisant ainsi suite à une réforme similaire au sein du parti libéral[13]. Face à ce processus de démocratisation des partis, les conservateurs, qui avaient déjà abandonné la simple désignation d’un leader qui s’imposerait de lui-même pour une élection par les membres du parlement, ont adopté en 1998 un nouveau processus électoral pour désigner le chef du parti[14].

 

Ce processus se découpe en trois étapes. D’abord, une condition de recevabilité est imposée aux candidats. Ces derniers doivent être soutenus par un certain nombre de membres du Parlement. 20 signatures étaient par exemple exigées lors de l’élection de l’été 2022 pour que la candidature fût jugée recevable. À la suite de cette première sélection, les candidats encore en lices vont se voir opposer lors de différents scrutins. Celui obtenant le moins de voix parmi les membres du Parlement est écarté. Ce système ne s’arrête que lorsqu’il ne reste plus que deux candidats ou – comme cela a été le cas pour Rishi Sunak – un seul candidat. Dans cette dernière hypothèse, le candidat est désigné chef du parti conservateur et donc Premier ministre. Le processus démocratique ne joue pas ici pleinement et il a ainsi pu être reproché à Rishi Sunak d’avoir été « couronné » par son parti. En revanche, lorsque deux candidats émergent des séries de votes devant les membres du parlement conservateur, ces derniers sont opposés lors d’une élection qui est cette fois ouverte à l’ensemble des militants du parti.

 

Ce processus électoral fut mis en application pour la première fois lors de la désignation de la succession de Theresa May en 2019. Lors du dernier vote, Boris Johnson obtint ainsi à la fois la majorité des voix des parlementaires et celle des militants. La confiance de la majorité au Parlement correspondait ainsi au soutien des militants. Or, le cas de l’élection de Liz Truss selon ce même procédé, lors de la succession de Boris Johnson, propose une hypothèse légèrement différente. Cette dernière, retenue pour le dernier tour avec Rishi Sunak, a remporté l’élection avec 81,326 votes, soit 57% des voix exprimées. Cependant, elle n’a pas obtenu la majorité des voix des députés conservateurs, cette dernière étant allée à son opposant. Dès lors, contrairement à Boris Johson, l’élection de Liz Truss n’a pas vu coïncider le soutien des militants et la confiance des députés conservateurs. Or, la nouvelle Première ministre pour rester à la tête du gouvernement devait pouvoir diriger sa majorité au Parlement et donc disposer de la confiance réelle des députés conservateurs[15]. C’est en effet ce qu’exige la constitution britannique à travers de ses « conventions ». En d’autres termes, et avant même la survenue de la crise du « mini budget », Liz Truss était placée dans une position constitutionnelle délicate, fragilisant profondément son mandat. En ce sens, le processus de démocratisation interne au parti conservateur, en ouvrant la possibilité pour un « takeover Prime Minister » d’être élu sans pour autant obtenir la confiance des députés conservateurs, fragilise durablement la position du chef du gouvernement. La légitimité démocratique des partis se voit ici opposée à la stabilité constitutionnelle du Premier ministre. 

 

Loin d’être anecdotique, la démission de Liz Truss a ainsi mis en lumière une incohérence profonde et un risque de blocage entre les règles constitutionnelles encadrant la fonction du Premier ministre au Royaume-Uni et le processus de démocratisation des partis politiques britanniques.

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] “What was in the mini-budget and what is the government’s new plan?”, BBC news, 17 octobre 2022, disponible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/business-62920969 .

[2] Gaby HINSLIFF, “Humilated Liz Truss is in office but rarely in power. Rebel MPs have the whip hand now”, The Guardian, 3 octobre 2022, disponible à: https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/oct/03/humiliated-liz-truss-office-power-rebel-mps-whip-hand .

[3] Ben WORTHY, “Ending in Failure ? The Performance of ‘Takeover’ Prime ministers 1916-2016”, The Political Quaterly, vol. 87, n°4, octobre- décembre 2016, pp. 509-517.

[4] Michael FORAN, « Prime Ministers, Party Members, and the Efficient Secret », UK constitutional Law blog, 26 octobre 2022, disponible à : https://ukconstitutionallaw.org/2022/10/26/michael-foran-prime-ministers-party-members-and-the-efficient-secret/ .

[5] Rodney BRAZIER, Choosing a Prime minister: the transfer of power in Britain, Oxford, OUP, 2020, p. 7.

[6] Philip NORTON, Governing Britain, Manchester, Manchester University Press, 2020, p. 130.

[7] John MAJOR, The Autobiography, Londres, Harper Collins, p. 686.

[8] Richard HEFFERMAN, Paul WEBB, “The British Prime minister: Much More than ‘First Among Equals’”, in. Thoams POGUNTKE, Paul WEBB (dir.), The Presidentialization of Politics: A comparative study of modern democracies, Oxford, OUP, 2005, pp. 26-62, p. 43.

[9] Idem.

[10] Ben WORTHY, “Ending in Failure ? The Performance of ‘Takeover’ Prime ministers 1916-2016”, op. cit., p. 514.

[11] Idem., p. 512.

[12] Rodney BRAZIER, Choosing a Prime minister: the transfer of power in Britain, op. cit., p. 90.

[13] Richard HEFFERMAN, Paul WEBB, “The British Prime minister: Much More than ‘First Among Equals’”, p. 45.

[14] Idem.

[15] Michael FORAN, « Prime Ministers, Party Members, and the Efficient Secret », op. cit.

 

 

Crédit photo : Prime Minister’s Office, OGL 3, via Wikimedia Commons