Le nouveau visage de l’article 49-3 Par Denis Baranger
L’article 49-3 est le mal aimé du parlementarisme rationalisé. Le gouvernement Borne y a pourtant eu recours à quatre reprises depuis octobre 2022, et devrait encore l’employer plusieurs fois d’ici la fin de l’année. Mais cette nouvelle salve de 49-3 n’obéit pas à la même logique que par le passé. Autrefois utilisée pour cimenter une coalition de gouvernement en cours de dislocation ou pour faire taire des frondeurs, la procédure vise désormais à faire échapper à la défaite un gouvernement qui n’est soutenu à l’Assemblée nationale que par une majorité relative.
Article 49-3 is one of the key component of the French parliamentary system: it enables the cabinet to force the passing in parliament of a statute on the basis of a question of confidence. When the cabinet poses the question of confidence with regard to a bill, the bill is considered as adopted except if a motion of no confidence is voted by the opposition. Yet, this time-worn mechanism is now used in a new context. In the past, it was triggered in order to cement a coalition or silence dissenting MPs. In the new context spawned by the 2022 presidential and legislative elections, article 49-3 is now a lifeline for a minority government.
Par Denis Baranger, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas
Pour le Président, la Première ministre qui jouit de sa confiance, et leur majorité relative à l’Assemblée, le monde d’après les législatives de juin 2022 ressemble de plus en plus à une zone de fortes turbulences*. Le Parlement est redevenu, pour le meilleur ou pour le pire, un lieu de controverse politique virulente, voire de chahut pur et simple. Le gouvernement n’y est pas en lieu sûr. La preuve : privé de majorité absolue à l’Assemblée nationale, il y a subi – fait rare sous la Cinquième République – une série de revers significatifs[1]. À l’habileté des oppositions, s’est ajoutée la propension des alliés (MODEM et Horizons) du groupe Renaissance à faire entendre une petite musique[2] qui pourrait devenir cacophonique au fur et à mesure qu’on se souviendra que le Président Macron ne fera pas (constitution oblige) de troisième mandat consécutif… Dans ce contexte, le recours (à quatre reprises depuis fin octobre)[3] à la procédure de l’article 49, al. 3 de la Constitution par la Première ministre n’a pas vraiment été une surprise. Mais, dans le « monde d’après » inauguré par les élections législatives de juin 2022, la salve des « 49-3 » lancée par Mme Borne n’en constitue pas moins une véritable nouveauté. C’est en effet la première fois sous la Cinquième République que le 49-3 est utilisé comme une arme d’autodéfense par un gouvernement qui deviendrait minoritaire si toutes les oppositions se coalisaient contre lui. Dans ce contexte, le 49-3 a changé de nature. Il ne sert plus de ciment pour une majorité disloquée. Il ne s’agit plus de mettre un terme à des dissensions au sein d’une coalition de gouvernement (comme durant les années Rocard) ou à une fronde interne à un parti majoritaire (comme en 2015 et 2016[4]). En 2022, le 49-3 est devenu l’ultime recours d’un gouvernement aux aguets, intranquille, ne jouissant plus du confort apporté jadis par le fait majoritaire. Pour le moment, les motions de censure déposées par l’opposition n’ont pas été votées. Le jour où elles le seront, il ne restera au Président que la dissolution…
Un retour en disgrâce
Ce retour du 49-3 n’est pas un retour en grâce. À Toulouse, début novembre, pendant un match du Top 14, des militants vêtus de t-shirts où on pouvait lire l’inscription « le 49-3 tue » se sont attachés aux perches d’un en-but de rugby[5]. Le 3 novembre dernier, un député de la NUPES a siégé en portant un bandeau où il se déclarait « en grève » contre le 49.3[6]. Pour la dizaine de procédures identiques prévues d’ici Noël, il sera intéressant de voir quelles seront les nouveautés en matière de militantisme anti-49-3. Verra-t-on le retour de la farine (bio), qui avait eu son moment de popularité en vue de « punir » Manuel Valls en 2016 du recours au même procédé ? En tout cas, nul ne semble aimer cette infortunée procédure. Questionnés par sondage, deux tiers des Français ont manifesté leur désaveu à son égard[7]. Dans le monde nouveau du présidentialisme minoritaire, une chose n’a donc pas varié : l’opprobre dont reste entouré le 49-3. Le langage si choisi de nos gouvernants contemporains sait le dire avec joliesse : avec le 49-3, a dit un ministre anonyme, « on se fait toujours défoncer (sic) dans l’opinion (…). S’il y a un 49-3, « boum, c’est fait (re-sic). Les gens ne feront pas attention s’il y a deux ou quatre motions de censure le même jour »[8]. Dans le même temps, une députée de l’opposition dénonçait, assez classiquement, mais avec la même créativité linguistique, « une brutalité au débat démocratique »[9].
On rappellera même volontiers que le refus du 49-3 fut l’un des piliers historiques du macronisme. Le jeune ministre de 2015 avait, dit-on, tout tenté pour que cette arme ne soit pas employée en vue de faire adopter sa « loi Macron » sur « la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques ». À supposer que ce soit le cas, force est de reconnaître que le macronisme n’est guère resté fidèle aux promesses de son baptême. Pouvait-il en être autrement ? La « méthode Macron » de 2015 consistait dans un travail patient et pluraliste avec les parlementaires, en vue d’obtenir un accord « dans le détail, en expliquant mesure par mesure ». L’ambition était de remplacer, au Parlement, « la guerre de position » par une « guerre de mouvement » où les crispations se dénouent et où « les gens finissent par réfléchir ». Depuis 2017, la « méthode Macron » ne semble plus guère reposer sur cette sympathie envers le travail parlementaire ni sur ce souci de consensus.
D’ailleurs, en 2015 et 2016, le fond des mesures était pour sa part très peu consensuel. N’est-ce pas cet ensemble de réformes qui ont fait en grande partie imploser le parti socialiste ? On parle là de cette époque, qui paraît aujourd’hui si ancienne, où le siège de la rue de Solférino accueillait un parti de gouvernement qui n’avait qu’un problème de riche : faire tenir sa majorité face à des « frondeurs » venus de l’intérieur. Le 49-3 n’a joué, de ce point de vue, que le rôle d’une rustine. La vieille maison socialiste a implosé. Les frondeurs sont partis, laissant la place à une gauche de combat, la NUPES. La NUPES est un intergroupe dont toutes les composantes n’ont pas la même attitude vis-à-vis du pouvoir. Les socialistes ont récemment démontré une certaine disposition à la modération. Mais si l’on prend le groupe dominant, celui des députés LFI, c’est clairement un esprit de confrontation directe qui l’anime. Ses membres rejettent toute semblance de culture de gouvernement et d’esprit gestionnaire. Au sein de l’opposition, la NUPES cohabite avec une extrême droite plus prudente mais non moins installée dans une posture d’opposition radicale. Quant à la droite qu’on disait autrefois « classique » ou « républicaine », elle se refuse à rejoindre la majorité présidentielle. Mais elle hésite également à provoquer une censure et à risquer une nouvelle dissolution dont elle ressortirait peut-être (encore plus) affaiblie…C’est cette position ambiguë que l’habile stratégie du R.N. ayant consisté à voter deux des motions de censure déposées par la NUPES[10] a mise en évidence : les Républicains ont été le seul groupe de l’opposition à ne pas voter ces deux motions, révélant ainsi leur position ambivalente.
Lors de son premier mandat, le chef de l’État n’avait besoin ni de ménager une majorité tout acquise ni de mobiliser l’artillerie lourde du parlementarisme rationalisé. Le Parlement n’était pas son premier souci : « il ne sait même pas que nous existons », nous avait confié un sénateur en 2018… Cette indifférence vis-à-vis du Parlement est un des traits distinctifs du premier quinquennat (2017-2022) d’Emmanuel Macron. Elle n’a pas totalement disparu. Nous avons pourtant basculé dans une autre époque.
Le « monde d’après » juin 2022 est celui du présidentialisme minoritaire. Un président légitimement élu sur un programme qu’il a toute les raisons de vouloir accomplir ; une majorité relative pour le soutenir à l’Assemblée ; des minorités qui ne se coalisent pas mais savent se comporter en alliées objectives quand la nécessité s’en fait sentir. Quoi qu’il en soit, le fait majoritaire a disparu et avec lui le rassurant dispositif dans lequel le Président pouvait donner au pays le sentiment de le gouverner directement, en faisant adopter par sa majorité présidentielle (« sans filtre », serions-nous tentés de dire…) les lois qui lui paraissaient bonnes. Le libre jeu du régime parlementaire impose d’autres aléas et d’autres contraintes. Ce n’est pas pour autant que le Président, la Première ministre et le gouvernement ont perdu les moyens que leur donne la Constitution pour rappeler à l’ordre un Parlement indiscipliné. Le programme a été tracé sur la nappe de l’Élysée, dès le 22 septembre dernier, par le Président lors d’un dîner avec sa Première ministre : « si une motion de censure est votée, je dissous dans la minute »[11]. Ce lien entre vote de défiance et dissolution n’a d’ailleurs rien de problématique. Certaines constitutions, comme la loi fondamentale allemande de 1949, le rendent explicite en faisant de l’une (la défiance) la condition de possibilité de l’autre (la dissolution).
L’effet sur les oppositions
Voilà, si l’on peut dire, pour les effets « macro ». Le 49-3 a aussi différents effets « micro » qu’il est intéressant de commencer à identifier dans ce contexte politique inédit. Sur le plan politique, il force les différentes composantes de l’opposition à adopter une stratégie claire. Faut-il ou non déposer une motion de censure ? Faut-il voter celle déposée par le voisin ? Il en va de même pour le gouvernement, tenu de sélectionner les amendements qu’il retient, puisque c’est à lui de déterminer le texte sur lequel il engage sa responsabilité.
Autre point méritant l’attention : le recours au 49-3 par le gouvernement Borne montre que les restrictions imposées par la révision de 2008 ne sont que très relatives. D’une part, le nombre de recours au dispositif n’est pas limité dans le cas des projets de lois de finances et des projets de financement de la sécurité sociale. Notons, au passage, que c’est la première fois depuis 1993 que le 49-3 est utilisé pour un texte financier, ce qui montre la tension entourant l’actuel débat sur les recettes et les dépenses de l’État. Le budget n’est pas une loi comme les autres. Toute l’activité, et la continuité de l’État, en dépendent. « En même temps », la discussion budgétaire engage un nombre important de débats économiques et sociaux au caractère très politique. On l’a vu avec la discussion sur la taxation des « superdividendes » occasionnés par la montée des prix de l’énergie, sans parler des habituelles controverses relatives aux niches fiscales.
Le 49-3 budgétaire ou social n’est donc pas un 49-3 « technique ». Il est de part en part un outil politique, comme le montre la manière dont le gouvernement a sélectionné les 117 amendements retenus dans le texte budgétaire sur lequel la responsabilité a été une première engagée le 19 octobre : une majorité est d’origine gouvernementale ; on trouve ensuite des amendements « majoritaire » (venus de Renaissance et de ses alliés) et seulement une poignée d’amendements issus des oppositions. Le gouvernement peut ainsi faire valoir qu’il a laissé la discussion parlementaire avoir lieu[12]. Il avait auparavant tenté de la préparer par les « dialogues de Bercy » : une discussion en amont avec les parlementaires sous l’égide du ministre délégué aux comptes publics, Gabriel Attal[13]. Mais le gouvernement n’a pas fait beaucoup d’efforts en vue de prendre en compte les positions de l’opposition, voire celles des membres minoritaires de sa propre coalition. Dans la centaine d’amendements retenus, on en trouve une majorité issus du gouvernement ou de Renaissance et de ses alliés, le plus souvent sur des mesures mineures (relèvement de la valeur faciale des tickets restaurant, usage de l’huile de friture comme biocarburant[14], crédit d’impôt pour la garde d’enfants…) n’engageant pas de grands choix de politique économique ou sociale. Le 49-3 a donc produit un effet de polarisation et de clarification, y compris au sein de la majorité présidentielle[15].
Après tout, le 49-3 n’est pas un outil fait pour la conciliation, même si certains avaient fait miroiter la possibilité d’un « 49-3 sympa » (sic) intégrant des mesures venues de l’opposition et votées en séance publique. Mais le 49-3 est probablement trop disgracié dans l’opinion, et jusque dans les rangs de la majorité présidentielle, pour se permettre d’être jamais qualifié de « sympa ». D’ailleurs, l’atmosphère en séance a été, lors de cette discussion budgétaire et sociale, d’une rare virulence. L’opposition n’avait pas plus de véritable désir de conciliation que la majorité. En atteste le dépôt quasi instantané de la première motion de censure par le groupe NUPES quelques minutes après que la Première ministre ait posé la question de confiance le 19 octobre[16]. Tout était préparé. Chacun était dans son rôle.
La réponse des oppositions au 49-3 ne consiste d’ailleurs pas seulement dans le dépôt de motions de censure. D’une part, les opposants peuvent adapter leur stratégie de dépôt d’amendements. Pour le moment, rien de nouveau de ce côté. 3300 amendements avaient été déposés sur le projet de première partie de loi de finances, sur lesquels 1500 ont tout de même fini par être examinés. C’est trop pour permettre une discussion dans les délais constitutionnels. Et par conséquent, le gouvernement était plus ou moins tenu de faire tomber le couperet du 49-3. D’autre part, comme l’a fait la NUPES sur le Projet de loi de financement de la Sécurité Sociale, il leur est loisible de déposer des motions de rejet préalable du texte soumis.
Voici donc venu le 49-3 nouveau : texte inchangé, mais contexte bien différent. De ciment majoritaire, il est pratiquement devenu un outil contre-majoritaire, un outil de gouvernement quasi minoritaire. Terminons par deux remarques. D’une part, le 49-3 ne fait pas les majorités. Il peut à la limite, les consolider provisoirement. Il ne peut pas les créer ex nihilo. D’autre part, et nous n’avons cessé de le dire depuis le commencement de ce blog, le 49-3 n’est pas le mal constitutionnel incarné. Quelle opposition pourrait prétendre qu’une fois devenue majorité, elle n’y aura pas recours ? Au total, Madame Borne pouvait-elle se dispenser de l’employer ? Il est probable que non. Aucun gouvernement ne peut, ni ne devrait, renoncer au 49-3. C’est un ultime recours, certes, mais il a démontré une nouvelle fois qu’il était un outil indispensable. Cela ne signifie pas qu’il soit paré de toutes les vertus. Le gouvernement a pour le moment évité qu’une motion de censure ne rassemble les oppositions contre lui. Mais rien ne garantit que cette coalition des opposants ne finisse par se réaliser. Le 49-3 nouveau, cet outil de damage control employé par le gouvernement pour surmonter la perte de sa majorité absolue, s’est trouvé à la fois un nouvel usage et de nouveaux adversaires.
* Je remercie M. Thibault Desmoulins pour sa relecture et ses conseils.
[1] Citons notamment lors de l’examen du projet de budget rectificatif pour 2022 : le vote par les oppositions d’une revalorisation supplémentaire de 500 millions d’euros pour les pensions de retraite (27 juillet) ; puis le vote par les oppositions de l’allocation de 120 millions d’euros aux départements versant le RSA (24 juillet), mesure à laquelle le gouvernement s’était opposé.
[2] Ainsi le groupe Horizons (qui soutient Édouard Philippe) a-t-il voté avec les oppositions le 24 juillet sur le RSA départemental.
[3] Une première fois, à la suite de l’autorisation donnée en Conseil des ministres, le 18 octobre sur la première partie de la Loi de finances pour 2023 ; une seconde fois, 24 heures plus tard (19 octobre) sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) ; une troisième fois le 26 octobre sur le budget de la sécurité sociale ; et enfin, pour le moment, une quatrième fois sur la partie dépenses du budget le mercredi 2 novembre dernier. Par contre, il est à noter que le projet de loi de finances rectificatif a été adopté le 9 novembre (en première lecture) sans recours à cette procédure. En réponse, pas moins de six motions de censure ont été déposées entre le 19 octobre et le 2 novembre 2022.
[4] Cf. Denis Baranger, « La gauche contre le 49.3 » (26 Déc. 2016), https://blog.juspoliticum.com/2016/12/26/la-gauche-contre-le-49-3/
[5] Aujourd’hui en France, 5 novembre 2022.
[6] Le Figaro, 3 nov. 2022.
[7] Sondage BFM – Elabe du 18 octobre 2022. Ce sondage est à rapprocher de celui par lequel 75% des personnes sondées s’étaient déclarées hostiles à l’emploi du même 49-3 sur la loi « Travail » en 2016 (sondage BFM-Elabe du 11 mai 2016).
[8] Un ministre anonyme, cité par Libération du 20 octobre 2022, (« 49-3, Passage en force et moment des motions »).
[9] Le Monde, 22 octobre 2022, « Budget de la Sécu : un texte de nouveau adopté sans vote ».
[10] Le 24 octobre et le 31 octobre. Il est à noter que lors de la seconde de ces motions n’a semble-t-il pas été votée par certains députés membres de l’intergroupe NUPES mais n’appartenant pas au groupe LFI.
[11] Le Parisien et AFP, 29 sept. 2022. (« Chiche », « prince impuissant » : l’opposition réagit menace de dissolution brandie par Emmanuel Macron »).
[12] « Le texte que je présente aujourd’hui n’est pas le décalque du projet qui vous avait été initialement soumis ». E. Borne, à l’assemblée le 19 octobre. Le Monde, même jour.
[13] C’est aussi un effort de dialogue avec les oppositions qui semble avoir permis au gouvernement d’éviter d’employer le 49-3 en vue de l’adoption du projet de loi de finances rectificatives en première lecture dans la nuit du 8 au 9 novembre dernier. Cf l’Opinion, 10 novembre 2022.
[14] Un des rares amendements issus de la NUPES et conservés par le gouvernement.
[15] Si, pour le MODEM, François Bayrou en a appelé à « plus de justice » dans le budget, Édouard Philippe de son côté a demandé une plus grande rigueur budgétaire et un contrôle de l’endettement. On l’a dit, Horizons n’a pas toujours voté avec le groupe Renaissance lors du débat budgétaire.
[16] Notons toutefois que la NUPES a déposé sa motion de censure sans attendre de connaître la liste des amendements retenus par le gouvernement. Au contraire, la motion du RN n’a été déposée qu’après que le texte gouvernemental ait été rendu public. On voit là deux stratégies d’opposition, l’une frontale et virulente, l’autre cherchant à donner des signes de plus grande retenue.
Crédit photo : site internet de l’Assemblée nationale