Questions de constitutionnalité à propos de la création d’un tribunal spécialisé dans les violences intrafamiliales

Par Anna Tamion

<b> Questions de constitutionnalité à propos de la création d’un tribunal spécialisé dans les violences intrafamiliales </b> </br> </br> Par Anna Tamion

Le 1er décembre 2022, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi portant création d’un tribunal spécialisé dans les violences intrafamiliales. L’éventuelle instauration de cette juridiction spéciale soulève des questions constitutionnelles importantes, qui tiennent à la fois à l’impartialité de ses membres et à l’égalité devant la justice.

 

On the December 1st, 2022, the National Assembly adopted a legislative bill creating a new jurisdiction specializing in family violences. The potential establishment of this new jurisdiction deals with constitutionnal questions, such as the impartiality of its members and the equality before the courts.

 

Par Anna Tamion, Doctorante à l’Université Paris-Panthéon Assas

 

 

 

L’Assemblée nationale a voté, jeudi 1er décembre 2022 à 23h59, une proposition de loi portant création d’une juridiction spécialisée dans les violences intrafamiliales. Cette proposition, adoptée de justesse (à 41 voix contre 40), a été déposée par des députés du parti Les Républicains.

 

La proposition, composée de deux articles visant à modifier le code de l’organisation judiciaire, prévoit la création d’au moins un tribunal des violences intrafamiliales dans le ressort de chaque cour d’appel, ainsi que d’au moins un juge des violences intrafamiliales au siège de chaque tribunal des violences intrafamiliales. Ce dernier serait compétent pour juger des délits d’atteinte à l’intégrité de la personne commis contre les ascendants, les conjoints et les enfants. Le juge des violences intrafamiliales serait compétent pour instruire les affaires pénales, pour siéger dans le tribunal, et disposerait également d’attributions civiles, notamment pour prendre des ordonnances de protection.

 

Ce texte a fait l’objet d’un conflit ouvert entre les députés de l’opposition – réunis pour faire voter cette proposition – et la majorité, laquelle a souligné la précipitation ayant présidé à son adoption par l’Assemblée nationale et, en conséquence, les lacunes juridiques qu’elle comprendrait. Ce conflit devrait se poursuivre devant le Sénat, et il n’est pas certain que le texte y bénéficie d’une alliance des oppositions analogue à celle qui s’est produite à l’Assemblée nationale. En outre, il semble présenter des problèmes constitutionnels relativement importants que le présent billet a pour objet de présenter brièvement.

 

 

1. L’incertitude sur la portée de la spécialisation du tribunal des violences intrafamiliales

L’exposé des motifs de la proposition de loi évoque à plusieurs reprises la création d’une « juridiction spécialisée » dans les violences intrafamiliales. Celle-ci, est-il précisé,  a pour modèle le juge des enfants, qui est considéré comme une juridiction pénale spéciale (même si, pour l’essentiel de ses attributions, il est un juge civil, celui de la protection des mineurs en danger). Pour autant, la portée réelle de la spécialisation organisée par cette proposition de loi apparaît incertaine.

 

Une juridiction spéciale dispose, par opposition à une juridiction de droit commun, d’une compétence d’attribution accordée par la loi. En droit civil, par rapport au tribunal judiciaire qui est juridiction de droit commun, font figure de juridictions spéciales le tribunal de commerce, le conseil des prud’hommes et le tribunal paritaire des baux ruraux. La juridiction spéciale se distingue ainsi de la simple attribution d’un contentieux particulier à un magistrat. Il en est ainsi, par exemple, du juge aux affaires familiales, dont le décret de nomination par le Président de la République ne fait pas mention de la fonction mais dont l’affection résultera de la seule décision du président du tribunal judiciaire. En outre, en droit pénal, il est généralement souligné que cette spécialisation a pour cause la nature particulière de l’infraction ou bien la qualité de son auteur[1]. Ainsi font notamment partie des juridictions pénales spéciales les juridictions pour les mineurs, la Cour de Justice de la République et les juridictions militaires. Devant ces juridictions, s’appliquent généralement une procédure particulière et/ou un droit substantiel singulier (infractions spéciales, peines spéciales). On le comprend aisément, dans la mesure où la spécialisation des juridictions pénales doit reposer sur de bonnes raisons, c’est-à-dire des raisons suffisamment fortes d’exiger de soustraire l’affaire au juge naturel et donc à l’application du droit commun.

 

En l’occurrence, un doute surgit sur la portée de la spécialisation annoncée par l’exposé des motifs. En effet, l’article 1er de la proposition dispose que le tribunal est compétent pour juger des délits d’atteinte à l’intégrité des personnes – donc des délits de droit commun – et selon les règles du code de procédure pénale. En d’autres termes, aucun droit dérogatoire ne semble s’appliquer dans cette juridiction « spéciale ». A titre de comparaison, on peut noter, par exemple, que le juge des enfants – explicitement pris pour modèle par l’exposé des motifs – a la possibilité de statuer en chambre du conseil, donc à huis clos, ou encore que les débats devant la cour d’assise des mineurs ne sont pas publics, en principe.

 

En quoi cette juridiction serait-elle, alors, spéciale ? Il semble, comme nous l’avons souligné, que les civilistes tendent à admettre l’existence de juridictions spéciales dès lors que la loi prévoit une compétence d’attribution, le cas échéant confirmée par un décret de nomination du magistrat évoquant spécifiquement les fonctions pour lesquelles il est nommé, sans considération de la procédure ou du droit substantiel applicable devant elle. Dans cette perspective, le juge de l’exécution est considéré comme une juridiction spéciale.

 

Le tribunal des violences intrafamiliales est-il, dès lors, une juridiction spéciale au sens où il implique une procédure spéciale et/ou un droit dérogatoire ? Ou bien cette qualification de « juridiction spéciale » désigne-t-elle seulement le traitement d’un contentieux par un magistrat dont c’est la mission à temps plein, le cas échéant formé spécialement pour cela ? L’absence de régime juridique spécial semble indiquer qu’il s’agirait de la seconde branche de l’alternative, mais, en même temps, c’est un véritable tribunal qui est créé, et le modèle du juge des enfants est affirmé explicitement. Outre l’absence de clarté de la loi qui retiendrait peut-être l’attention d’un juge constitutionnel, on peut donc s’interroger sur plusieurs problèmes éventuels selon la notion de spécialisation retenue.

 

 

2. L’éventuel problème d’égalité devant la justice

Le législateur se voit-il imposer des limites constitutionnelles dans la création d’une juridiction spécialisée « au sens fort », c’est-à-dire appliquant une procédure et/ou un droit substantiel spéciaux ? Sur le principe, il n’y a pas d’obstacle à la création de juridictions spéciales, malgré le principe d’égalité devant les juridictions et le « droit au juge naturel » posé par les articles 16 et 17 de la loi des 16 et 24 août 1790, qui abolissent les privilèges de juridiction. Cependant, le juge constitutionnel exige, en vertu du principe d’égalité devant la justice, que les différences de procédures « ne procèdent pas de distinctions injustifiées »[2].

 

Dans le cas présent, même si les auteurs de l’exposé des motifs affirment que les violences intrafamiliales « ne ressemblent pas aux autres violences », cette considération – aussi juste soit-elle d’un point de vue social et probablement moral – ne semble pas nécessairement emporter la conviction du juriste. L’auteur n’a pas de qualité particulière, au contraire du mineur ou du militaire, par exemple. En revanche, la nature spécifique de l’infraction semble plus propice à débat. D’un côté, elle apparaît singulière, puisqu’elle a lieu dans la sphère privée de l’intimité (ce qui emporte des conséquences du point de vue de sa preuve et de son signalement, par exemple). Néanmoins, on voit mal en quoi une juridiction spéciale pourrait répondre à ces problèmes posés par la spécificité de ces infractions. Or, la raison avancée pour la création d’une telle juridiction doit être cohérente avec la nécessité de spécialisation. Par exemple, les mineurs demandent plus de clémence et l’introduction de mesures éducatives, et les hommes politiques une juridiction composée non exclusivement de magistrats professionnels.  Sauf à considérer – et c’est là que le bât blesse – qu’une juridiction spéciale est nécessaire pour juger plus rapidement et condamner plus sévèrement les auteurs de ces violences, aucune raison ne semble rattacher la singularité des violences intrafamiliales à l’existence d’une juridiction spéciale pour les connaître. Or, c’est précisément la raison invoquée par l’exposé des motifs :  « la juridiction spécialisée permet de juger vite, plus fermement et d’être saisie plus facilement par les victimes ». Dans cette mesure, la question de la compatibilité de cette proposition de loi avec l’égalité devant la justice semble sérieuse.

 

En pratique, néanmoins, on ne voit pas bien, en l’état actuel de la rédaction de la proposition, comment ce juge pourrait être plus sévère et plus diligent étant donné qu’il applique le droit commun et qu’aucune procédure spéciale n’est prévue. Ceci nous conduit à envisager la seconde hypothèse dégagée à partir de l’ambiguïté de la notion de spécialisation : celle dans laquelle la juridiction ne serait spécialisée que dans la mesure où elle se voit attribuer l’ensemble d’un contentieux, qu’elle juge selon le droit commun.

 

 

3. La question de l’impartialité du tribunal des violences intrafamiliales

Si la spécialisation dont il est question dans la proposition de loi n’emporte pas d’application d’un droit dérogatoire, il semble tout de même qu’un autre problème de nature constitutionnelle puisse éventuellement se poser : celui de l’impartialité du juge des violences intrafamiliales siégeant dans le tribunal du même nom.

 

Bien entendu, comme ce juge dispose de pouvoirs d’instruction mais aussi de compétences civiles qui pourraient le conduire à se faire une opinion sur une affaire jugée ensuite par le tribunal qu’il présiderait, la proposition de loi prévoit que le juge ayant instruit, renvoyé l’affaire devant le tribunal ou encore statué sur une demande d’ordonnance de protection ne peut présider ladite juridiction. Dans ce cas, un juge aux violences intrafamiliales d’un tribunal du ressort de la même cour d’appel est désigné par ordonnance du premier président. En pratique, il est possible de s’interroger sur la faisabilité d’un tel mécanisme. Dans la mesure où le texte exige seulement qu’il y ait au moins un tribunal et au moins un juge des violences intrafamiliales dans le ressort de chaque cour d’appel, il se peut tout à fait que le remplacement soit très complexe à organiser. Ce serait en particulier le cas dans les juridictions de taille restreinte. Par conséquent, l’impartialité, qui est rattachée par le Conseil constitutionnel à l’article 16 de la DDHC[3], semble précaire dans ce tribunal des violences intrafamiliales, malgré la garantie formelle prévue.

 

Reste à savoir si le juge constitutionnel accepterait d’opérer une telle appréciation réaliste de l’exigence d’impartialité. Il s’est parfois appuyé sur des éléments très concrets pour apprécier l’étendue ou le respect des droits et libertés constitutionnels. Ainsi, il avait fait référence, pour déterminer le champ de la liberté de communication, aux « contraintes techniques inhérentes aux moyens de la communication audiovisuelle »[4] ou aux «  inégalités de fait dont les femmes ont jusqu’à présent été l’objet » pour valider une disposition législative maintenant un régime de retraite favorable aux femmes[5]. Sans s’engager dans un réalisme poussé – qui serait d’autant plus périlleux qu’il concernerait, indirectement, les effectifs de la fonction publique – le juge constitutionnel pourrait plus simplement s’inquiéter du respect du principe d’impartialité sur la base des garanties formelles prévues par le texte, à savoir, comme nous l’avons dit, un minimum d’un seul juge des violences intrafamiliales dans le ressort de chaque cour d’appel.

 

Ce problème semble redoublé par le fait que l’objectif à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice, qui est d’ordinaire utilisé par le Conseil constitutionnel pour tempérer les exigences relatives à la répartition des compétences juridictionnelles ou au droit au recours[6], ne semble pas plaider en faveur de la constitutionnalité de la proposition de loi. La bonne administration de la justice, évoquée depuis longtemps par le Conseil constitutionnel[7], est devenue un objectif à valeur constitutionnelle en 2009[8]. Si, en tant qu’objectif à valeur constitutionnelle, elle n’est pas invocable directement par les plaideurs[9], le Conseil constitutionnel peut l’utiliser pour garantir l’effectivité des droits et libertés, au travers de l’invocation de considérations d’intérêt général[10]. Or, en l’occurrence, la création d’un tribunal et d’un juge des violences intrafamiliales semble s’éloigner de la bonne administration de la justice, au regard des chevauchements de compétence attendus avec le juge aux affaires familiales, qui peut prendre des ordonnances de protection dans le cadre d’une procédure de divorce, et le juge des enfants ou le tribunal pour enfants, qui pourraient statuer sur des violences commises à l’encontre d’ascendants par l’enfant mineur. En outre, s’il n’y a qu’un seul tribunal des violences intrafamiliales dans le ressort d’une cour d’appel – ce qui est la seule exigence posée par la proposition de loi – le jugement de ces délits sera moins proche des justiciables que ce qu’il n’est à l’heure actuelle, puisque chaque tribunal judiciaire dispose d’un tribunal correctionnel.

 

L’hypothétique création d’un tribunal des violences familiales semble ainsi poser de nombreux problèmes du point de vue du droit constitutionnel, et il est possible de penser qu’ils trouvent une source commune dans un manque de clarté de la loi pénale.

 

 

 

[1] Bernard Bouloc, Précis de procédure pénale, Paris, Dalloz, 2022, 28e éd., p. 580.

[2] n° 2004-510 DC du 20 janvier 2005, Loi relative aux compétences du tribunal d’instance, de la juridiction de proximité et du tribunal de grande instance.

[3] n°2003-466 DC du 20 février 2003, Loi organique relative aux juges de proximité.

[4] n°82-141 DC du 27 juillet 1982, Loi sur la communication audiovisuelle.

[5] n°2003-483 DC du 14 août 200, Loi portant réforme des retraites.

[6] Hélène Apchain, « Retour sur la notion de bonne administration de la justice », AJDA, 2012, p. 587.

[7] Voir par exemple n° 2002-461 DC du 29 août 2002, Loi d’orientation et de programmation pour la justice, cons. 24.

[8] n°2009-595 DC du 3 décembre 2009, Loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.

[9] n°2010-77 QPC du 10 décembre 2010.

[10] Pierre de Montalivet, « Les objectifs à valeur constitutionnelle », Cahiers du Conseil constitutionnel, n°20, juin 2006.

 

 

Crédit photo: Hailey Kean