La (non-)réforme électorale au Québec – Un débat « pour intellectuels » ? Fabrice Pezet
Intervenues le 3 octobre 2022, les récentes élections générales au Québec ont vu le triomphe du Premier ministre sortant, M. François Legault, et de son parti de centre-droit, la Coalition Avenir Québec (CAQ). Les candidats de la CAQ ont en effet remporté 90 sièges sur les 125 que compte l’Assemblée nationale du Québec. Si elle est indiscutable en termes de sièges, la victoire peut sembler plus relative en voix, puisque la CAQ a obtenu 40,98 % des suffrages. Une telle distorsion a relancé le débat sur la réforme du mode de scrutin, d’autant plus que le référendum initialement envisagé par le gouvernement sur cette question a été annulé.
Held on October 3, 2022, Quebec general elections have resulted in a landslide victory for the incumbent Prime minister, Mr. François Legault, and the center-of-right party he leads, Coalition Avenir Québec (CAQ). Coalition Avenir Québec has won 90 seats out of 125. Albeit unquestionable, CAQ victory seems to be more relative given that the party has got 40,98 % of the votes. Such an over-representation has resulted in a renewed debate on the electoral reform, especially since the initially considered referendum on this issue has been cancelled by the ruling party.
Par Fabrice Pezet, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris-Est Créteil
L’annulation du référendum électoral par le gouvernement Legault a probablement constitué le plus impressionnant échec des partisans d’un abandon du mode de scrutin uninominal à tour en vigueur au Canada. Cette réforme constituait pourtant une des promesses du parti de centre-droit Coalition Avenir Québec (CAQ) lors de la campagne électorale victorieuse de 2018. Prise en avril 2022, cette décision a été défendue, de façon quelque peu désinvolte, par M. Legault au motif que la réforme électorale n’est qu’une question « pour les intellectuels ».
Il n’en résulte pas moins que les résultats des élections québécoises d’octobre 2022 illustrent les potentielles distorsions engendrées par le scrutin majoritaire à un tour, en vigueur dans l’ensemble du Canada. En effet, alors que la CAQ n’a bénéficié « que » de 40,98 % des voix, elle a obtenu 72% des sièges (90 sur 125). C’est pourquoi certaines voix dans l’opposition ont réclamé une réforme du mode de scrutin. Mais cet appel à la réforme électorale est aussi un moyen pour l’opposition de rappeler au gouvernement « caquiste » sa promesse non-tenue de procéder à une réforme du mode de scrutin. De fait, si le gouvernement a bien déposé un projet de loi n° 39[1] instituant un mode de scrutin mixte[2], il n’a finalement pas recouru au référendum qu’il avait initialement envisagé. L’annulation ultérieure du référendum peut donc s’interpréter comme une « occasion manquée », particulièrement dans une province où la question du mode de scrutin s’est posée, à des degrés divers, depuis environ 50 ans.
Le cas québécois doit être replacée dans le contexte même de la réforme électorale au Canada[3]. Si des voix s’élèvent régulièrement en faveur d’une réforme du mode de scrutin visant à abandonner le First-Past-The-Post (FPTP) depuis les années 1920, aucune initiative n’a été prise en ce sens[4]. Cette inertie s’explique par différents facteurs : les caractéristiques géographiques et sociologiques du Canada, l’indifférence de l’électorat, l’influence diffuse des cultures politiques britannique et américaine ou encore les stratégies partisanes[5].
L’absence de volonté au niveau fédéral a conduit à voir dans l’expérience des Provinces, c’est-à-dire des Etats fédérés, un possible laboratoire de la réforme électorale. Depuis vingt ans, plusieurs référendums sont en effet intervenus sur cette question : deux en Colombie britannique (2005, 2009), deux dans l’Île du Prince Edouard (2005, 2016-2019) et un en Ontario (2007). Tous se sont soldé par un refus de remplacer le FPTP par un scrutin proportionnel. Le projet (avorté) de référendum au Québec s’inscrit alors dans une double démarche de remise en cause du FPTP et d’association du corps électoral au choix des modalités de représentation.
Dans les provinces anglophones, c’est moins l’absence de débat que le refus du corps électoral qui explique l’échec des initiatives en ce sens. Au Québec, c’est à la fois l’absence de volonté de la classe politique et le désintérêt de la population qui en est à l’origine. Il existe cependant une différence entre le Québec et les autres provinces canadiennes s’agissant de la réforme électorale. Si la question du mode de scrutin a été évoquée à partir des années 1920, en même temps que dans l’ensemble du Canada, au Québec, elle n’a jamais réussi à s’imposer comme une thématique populaire, dépassant le simple cadre partisan. Il est révélateur que le projet (avorté) du gouvernement Legault a été le premier projet législatif de réforme électorale[6]. La réforme électorale est donc avant tout restée cantonnée à un rôle de « produit d’appel » déployé par les partis. Les circonstances dans lesquelles, en avril 2022, le gouvernement Legault a abandonné le projet de référendum, initialement prévu le même jour que les élections générales d’octobre, témoignent du caractère assez opportuniste sinon artificiel de la réforme électorale.
Cette « non-réforme électorale » québécoise souligne les limites de l’exercice. L’absence même de référendum peut apparaître comme une véritable « occasion manquée » du point de vue québécois (I). Cependant, elle révèle également le côté très artificiel de la « cause » que représenterait la réforme électorale au Québec, qui paraît relever de l’affichage politique (II).
I. La (non-)réforme électorale, une occasion manquée
L’intérêt du projet québécois porte sur son caractère avant tout mixte. Il établit en effet un compromis entre le scrutin majoritaire à un tour, susceptible de permettre l’émergence d’une majorité parlementaire, et un scrutin proportionnel, destiné à assurer la représentativité des courants d’opinion « significatifs ». De ce point de vue, le Québec se distingue des provinces anglophones où l’alternative est le scrutin proportionnel, soit le Single Transferable Vote (Colombie britannique), soit, plus généralement, le Mixed Member-Proportional.
Le mode de scrutin envisagé était décrit comme étant un « scrutin mixte compensatoire »[7].
Il est « mixte » par sa nature même : le projet prévoit que 80 députés sont élus au scrutin majoritaire à un tour dans le cadre d’une circonscription et que 45 députés sont élus à la proportionnelle dans le cadre de 17 régions. Ce scrutin est enfin dit « compensatoire » dans la mesure où les sièges distribués à la proportionnelle permettent de distribuer de façon plus ou moins proportionnelle l’ensemble des sièges alloués à chaque région.
Inédit au Canada, ce mode de scrutin est en fait un scrutin « semi-proportionnel » dans la mesure où, s’il s’inscrit dans un rééquilibrage proportionnel, il ne réalise pas une représentation proportionnelle à strictement parler. Du reste, les simulations réalisées en prenant comme base les résultats des élections de 2018, même si elles sont toujours hasardeuses, ont montré que la répartition en sièges n’est pas proportionnelle à la répartition des voix[8].
Le choix d’un scrutin mixte, par opposition aux alternatives proportionnalistes proposées dans les provinces anglophones, s’explique par des considérations tant politiques qu’historiques qui sont en fait liées entre elles.
Politiquement, hormis ponctuellement, la vie politique québécoise ne s’est jamais caractérisée par un bipartisme pur et parfait sur le long terme. Cela correspond à la pluralité des débats traversant la société québécoise : le débat national (fédéralisme/souverainisme/indépendance) ; le débat linguistique et culturel (rôle du Français dans la société ; multiculturalisme) ; le débat religieux (anciennement, la place de l’Eglise catholique ; plus récemment, le rapport à la religion musulmane). Or, au Québec, ces questions n’ont jamais été réellement solubles dans le seul bipartisme. Cela ne signifie pas qu’il n’y a jamais eu de bipartisme au Québec. Mais cela signifie plutôt qu’il n’a jamais été totalement structurant en ce sens qu’il n’a pas épuisé la totalité des clivages connus par la société québécoise. Ne s’y retrouve donc pas réellement le bipartisme, soit entre libéraux et conservateurs, soit entre conservateurs et néo-démocrates, caractérisant les provinces anglophones. Au Québec, la pluralité des questions conduit naturellement à un multipartisme, ce qui a conduit les promoteurs de la réforme électorale à s’intéresser à la réalisation d’un équilibre entre représentativité et gouvernabilité.
Historiquement, le rôle assigné au scrutin mixte a été de garantir cet équilibre. L’émergence du scrutin mixte comme correctif à la rigueur du scrutin majoritaire à un tour est contemporaine de l’idée de réforme électorale[9]. Elle remonte aux années 1970 et aux projets de Robert Burns, alors ministre de René Lévesque (parti québécois – indépendantiste), qui fut alors le premier chef de gouvernement à sérieusement envisager la possibilité d’une réforme électorale[10]. Le Livre vert publié par Robert Burns mentionnait, outre deux alternatives proportionnalistes (représentation proportionnelle, système proportionnel à l’allemande), un scrutin mixte où 2/3 des députés seraient élus au FPTP et 1/3 au scrutin proportionnel. Si le projet de scrutin mixte reçut effectivement le soutien du Premier ministre René Levesque, tant le cabinet que les députés « péquistes » s’y sont montrés hostiles, entraînant l’abandon de la réforme et la démission de Robert Burns (1979). Les différents projets ultérieurs en ce sens vont s’inscrire dans le schéma d’un scrutin mixte : l’avant-projet de loi déposé par le gouvernement libéral de Jean Charest (2004) comme le projet de loi n° 39 du gouvernement « caquiste » de François Legault (2019) ont repris cette idée d’un scrutin mixte compensatoire. Au Québec, ce schéma constitue donc l’alternative principale au FPTP. L’absence de référendum électoral sur cette question apparaît ainsi comme une « occasion manquée ». Mais cet échec révèle a contrario le caractère finalement artificiel de l’enjeu que constitue la réforme électorale.
II. La (non-)réforme électorale, un affichage politique
L’échec des différentes initiatives en faveur d’une réforme électorale au Québec signale le caractère assez artificiel du débat autour du mode de scrutin. En réalité, le débat sur le mode de scrutin est un des grands perdants des élections d’octobre 2022.
Le fait même que l’abandon du référendum électoral n’ait pas eu de réelles conséquences sur le score de la Coalition Avenir Québec est révélateur. Pourtant, le projet de réforme électorale avait été un élément essentiel du programme de la CAQ lors des élections de 2018. Toutefois, le très bon résultat (ne serait-ce qu’en sièges) de la CAQ en 2022 confirme que l’électorat québécois n’est pas sensible à la question du mode de scrutin. La réforme électorale semble avant tout perçue comme un enjeu secondaire sinon artificiel. Un tel constat n’est d’ailleurs pas limité à la seule « Belle Province ». L’échec répété au niveau de l’ensemble des provinces canadiennes des différents référendums sur la question montre, soit que la question ne mobilise pas les électeurs, soit qu’il existe un certain attachement au FPTP.
Le cas québécois ne constitue donc pas une singularité. En revanche, il se distingue des provinces anglophones par les modalités du débat. Celles-ci peuvent constituer une clé d’explication (quoique peu concluante en soi) de l’échec du projet de réforme. En Colombie britannique, en Ontario ou sur l’Île du Prince Edouard, le projet de réforme électorale s’est accompagné de diverses mécanismes « participatifs » visant à associer les électeurs à cette question, que ce soit des conventions civiques constituées d’électeurs tirés au sort (Ontario, Colombie britannique) ou des référendums initiaux à choix multiples (Île du Prince Edouard). Par contraste, au Québec, la question du mode de scrutin est restée l’apanage des parlementaires et du monde politique. Les électeurs québécois ne se sont jamais approprié cette question ni n’ont été associés au processus. C’est en ce sens que le problème de la réforme électorale est effectivement demeuré une question « pour intellectuels ».
Quel avenir pour l’idée de réforme électorale ? L’absence de référendum relativise, ne serait-ce qu’à moyen-terme, les possibilités d’une réforme du mode de scrutin. L’échec électoral des formations politiques poursuivant cet objectif n’incite en effet pas à l’optimisme. Historiquement, la question de la réforme électorale est intrinsèquement liée au parti québécois (indépendantiste). Ce parti s’est longtemps identifié à cette cause[11]. Or, le déclin connu par ce dernier conduit à hypothéquer les chances de mener à bien cette réforme. On peut en dire autant de la stagnation connue par l’autre formation favorable à une réforme[12], Québec solidaire (socialiste).
Par ailleurs, l’interruption du processus de réforme au Québec constitue un nouveau revers pour les partisans d’une modification du mode de scrutin pour les élections fédérales. La réforme électorale québécoise aurait en effet pu être l’occasion de disposer d’une expérience nouvelle, associée à un mode de scrutin inédit et ce, dans une des provinces parmi les plus importantes (environ 25 % des sièges à la chambre des communes fédérale). A cet égard, le mode de scrutin mixte, avec le rôle qu’il attribue à la dimension territoriale, aurait pu apparaître comme une solution alternative au rejet évident de la proportionnelle perceptible dans le pays. De ce point de vue, l’échec même du processus, associé à l’indifférence des électeurs, dans la « Belle Province » comme dans les provinces anglophones, ne fait que confirmer le sentiment d’un manque évident d’appétence pour cette question.
[1] Ce projet de loi a été présenté à l’Assemblée nationale du Québec le 25 septembre 2019. Disponible à : https://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-39-42-1.html
[2] 80 députés auraient été élus au scrutin majoritaire à un tour ; 45 députés auraient été élus au scrutin proportionnel.
[3] V. A. Potter, D. Weinstock, P. Loewen, Should We Change How We Vote? Evaluating Canada’s Electoral System, McGill Queen’s University Press, 2017. Pour une présentation de cet ouvrage, v. P. Dutil, « Why Trudeau Abandoned Electoral Reform – The Case against change », Literary Review of Canada, mai 2017.
[4] A ce jour, la seule veritable initiative a été la redaction d’un rapport par un comité parlementaire pour la réforme électorale. V. Strengthening Democracy in Canada: Principles, Process and Public Engagement for Electoral Reform – Report of the Special Committee on Electoral Reform, décembre 2016. Disponible à : https://www.ourcommons.ca/Content/Committee/421/ERRE/Reports/RP8655791/errerp03/errerp03-e.pdf
[5] V. F. Pezet, « Il est urgent d’attendre – L’improbable réforme électorale au Canada », JP Blog, 28 octobre 2021. Disponible à : https://blog.juspoliticum.com/2021/10/28/il-est-urgent-dattendre-limprobable-reforme-electorale-au-canada-par-fabrice-pezet/
[6] Un avant-projet de loi avait été déposé par le gouvernement Charest (libéral) en 2004.
[7] Il reprend l’Additional member system employé pour élire les membres du parlement écossais ou du parlement gallois dans le cadre de la dévolution au Royaume-Uni.
[8] Suivant la simulation, la CAQ aurait remporté 48 % des sièges avec 37,4 % ; le parti québécois, 12 % des sièges avec 17,1 % des voix : Québec solidaire, 11,2 % des voix avec 16,1 % des voix.
[9] V. J. Verville, La réforme du mode de scrutin au Québec : Trajectoires gouvernementales et pistes de réflexion, Presses de l’Université du Québec, 2020.
[10] Précédemment, le gouvernement libéral de Robert Bourassa (1970-1973) avait entrepris des initiatives en ce sens, mais sans véritablement avoir la volonté de conduire effectivement cette réforme.
[11] Le parti québécois a été le premier à inscrire la réforme électorale dans son programme de 1969.
[12] La réforme électorale est en fait un point relativement secondaire dans le programme de Québec solidaire.
Crédit photo: Assemblée nationale du Québec