La communicabilité des listes électorales. Réflexions sur une décision bienvenue du Conseil d’État Par Alexis Fourmont
Le 9 novembre 2022, le Conseil d’État statuant au contentieux a estimé, dans la décision n° 449863, qu’il convenait d’annuler certains passages d’une instruction du ministère de l’intérieur limitant plus que de raison la communicabilité des listes électorales. Pourtant, en vertu d’une réforme intervenue en 2016, l’électeur inscrit sur une liste électorale possède le droit d’obtenir la communication de sa liste électorale à jour à la date à laquelle l’administration se prononce sur la demande dont elle est saisie (article L 37 du code électoral). Cette décision est particulièrement bienvenue, parce que l’instruction du ministère de l’intérieur allait à l’encontre du principe d’égalité des candidats aux élections locales. En outre, elle ouvre, plus largement, les perspectives de la démocratie locale.
On 9 November 2022, the Conseil d’Etat nullified the provisions of an instruction issued by the Ministry of the Interior that limited the disclosure of electoral lists beyond necessity. Indeed, by virtue of a reform that took effect in 2016, a voter registered on an electoral list has a right to obtain a copy of his electoral list up to the date on which the administration decides on the request (Article L 37 of the Electoral Code). This decision is particularly welcome, because the Ministry of the Interior’s instruction ran counter to the principle of equality between candidates in local elections. Moreover, it widens the prospects of local democracy.
Par Alexis Fourmont, Maître de conférences en droit public de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La loi n° 2016-1048 du 1er août 2016 a rénové les modalités de tenue des listes électorales. En effet, leur révision n’est plus annuelle, puisqu’elles sont dorénavant actualisées de manière permanente au sein d’un répertoire électoral unique (REU), tenu par l’INSEE qui se fonde principalement sur les inscriptions et radiations prononcées par le maire. Le maire est devenu le pivot de ces procédures, la commission administrative décisionnelle ayant disparu au profit de la commission de contrôle. Cette instance est essentiellement compétente pour examiner les recours administratifs préalables et « également » chargée de s’assurer de la régularité de la liste électorale aux termes de l’article L 19 issu de la loi de 2016. La liste est extraite du REU lors de chaque scrutin. Pour les années sans élection, la commission se réunit pour la contrôler au moins une fois en fin d’année (article R 10). À ces occasions, la liste est rendue publique, conformément à l’article L 19-1, après avoir été examinée par la commission de contrôle. Ainsi les logiques à l’œuvre ont-elles sensiblement évolué ces dernières années.
L’article L 37 du code électoral prévoit que tout électeur, tout candidat et tout parti ou groupement politique peut « prendre communication et obtenir copie de la liste électorale […] à la condition de s’engager à ne pas en faire un usage commercial ». Un électeur a demandé communication de la liste électorale à jour de sa commune, ce qui lui a été refusé, position confortée par l’instruction INTA1830120J du ministère de l’intérieur relative à la tenue des listes électorales complémentaires en date du 21 novembre 2018. En effet, par le biais d’un addendum du 4 février 2021, il a été précisé au point 6.1 que « le régime de libre communicabilité ne s’applique qu’à la liste électorale en cours de validité […]. Seul l’accès à cette liste déroge aux dispositions du code du patrimoine et à celles du code des relations entre le public et l’administration relatives à la communicabilité des archives publiques et des documents administratifs. Dans la mesure où les listes électorales ne sont plus arrêtées au 31 décembre, mais six semaines avant un scrutin (article L 30), il convient de considérer que la liste électorale communicable est la dernière liste arrêtée pour un scrutin ». Ainsi cette instruction limitait-elle plus que de raison la communication de la liste électorale (non-actualisée) à la seule liste valable pour le dernier scrutin, avec parfois plus de deux ans de décalage.
Le requérant a déposé un recours pour excès de pouvoir contre ces dispositions et, le 9 novembre 2022, le Conseil d’État statuant au contentieux a estimé, dans la décision n° 449863, qu’il convenait d’annuler ce point 6.1 au motif qu’il viole le droit de l’électeur inscrit sur une liste électorale d’obtenir la communication de sa liste électorale à jour à la date à laquelle l’administration se prononce sur la demande dont elle est saisie (article L 37 du code électoral). Cela doit s’effectuer indépendamment de la publicité annuelle de la liste, organisée par l’article L 19-1 du code électoral. Dans le 4e considérant, le Conseil d’État ajoute que, « dans les mêmes conditions, un électeur peut obtenir des services de l’État dans le département l’ensemble des listes électorales, à jour à cette même date, des communes de ce département ».
Cette décision présente un grand intérêt, parce qu’elle annule des dispositions restreignant abusivement le droit de l’électeur inscrit à la communication de la liste électorale. La méconnaissance du principe d’égalité des candidats aux élections locales a certainement emporté la conviction du Conseil d’État (I). Le rôle des commissions de contrôle a été conforté (II). Enfin, cette décision ouvre, plus largement, les perspectives de la démocratie locale (III).
I. La méconnaissance de l’égalité des candidats aux élections locales
Le ministère de l’intérieur comme la CADA ont estimé que la réforme précitée de 2016 ne modifiait pas substantiellement le régime de communicabilité des listes électorales. Ainsi la CADA était-elle apparue réticente s’agissant de la communication de la liste électorale actualisée. En effet, elle a émis un avis le 10 décembre 2020, dans lequel elle affirme que « les mises à jour en continu du répertoire électoral unique, qui sont inhérentes à son caractère permanent, constituent une étape intermédiaire à la constitution des listes électorales, extraites de ce répertoire. Dans ce laps de temps, les listes électorales ne peuvent donc être regardées comme présentant un caractère achevé. Elle en déduit que les seules listes électorales communicables aux électeurs dans le cadre de l’article L 37 du code électoral sont celles qui ont été examinées le plus récemment par la commission de contrôle, à savoir soit celles qui sont associées à un scrutin, soit celles qui sont arrêtées le lendemain de la réunion de cette commission ». Il en irait de même des tableaux des inscriptions et radiations des électeurs, lesquels pourtant peuvent être extraits à tout moment. L’addendum à la circulaire mentionnée plus haut retenait une approche plus restrictive encore, puisqu’il éliminait irrégulièrement des documents communicables les listes « contrôlées » en fin d’année pour les années sans élection.
L’une ou l’autre de ces positions emporte des conséquences négatives s’agissant de l’égalité des candidats aux élections locales : du fait de cette rupture d’égalité, le maire disposerait alors en permanence d’une information actualisée qu’il collecte – il est devenu l’autorité décisionnelle en matière d’inscription sur les listes – et dont il peut se servir à tout moment à des fins politiques en vue ou non des élections, tandis que ses électeurs, ses adversaires électoraux et son opposition municipale en auraient été privés tout au long de l’année.
Pourtant, le maire n’est pas placé dans une situation fondamentalement différente de celles des autres candidats ou élus et cette asymétrie ne repose sur rien d’autre qu’une forme de « théorie des deux corps du maire » (Conseil d’État, 3 juin 2022, Commune d’Arvillard, n° 452218), soutenue par les conclusions contraires mais désavouée par la décision, qui aboutit en l’espèce à un raisonnement sans doute trop abstrait et éloigné de la réalité : certes, en tant qu’agent de l’État il a accès à ces informations électorales très stratégiques, mais comme candidat il lui serait interdit de les utiliser. Cette thèse n’est guère défendable d’un point de vue pratique : comment imaginer, alors qu’aucun texte ne l’interdit, qu’un maire candidat ou soutenant un candidat, n’utilise les listes électorales à jour et les inscriptions récentes pour mobiliser son électorat ? Le maire dispose d’une faculté même provisoire de faire obstacle à l’inscription d’un électeur ou de radiation (R. Rambaud, « Élections municipales : attention aux manœuvres sur les listes électorales », AJDA, 2019, p. 2265). Faut-il admettre qu’il soit seul à détenir une vision actualisée du corps électoral jusqu’à la réunion d’une commission qui n’a rien de décisionnel et se réunit au plus tard 21 jours avant le scrutin, date à laquelle les candidats seraient alors dans une situation égalitaire ?
L’instruction attaquée aurait abouti à ce qu’un candidat, ou un parti politique, pendant les six mois précédant une élection (article L 52-12 du code électoral) s’adresse à des électeurs dont il ne connaît pas avec certitude l’inscription ou la radiation au moment où il les sollicite. Il se peut bien sûr qu’un décalage s’installe alors entre la dernière liste communicable et la réalité du corps électoral. La rupture d’égalité serait donc flagrante si le maire est candidat lui-même, ou sans être candidat, soutient un candidat. L’utilisation des mêmes facilités doit être assurée dans de strictes conditions d’égalité à tous les candidats, surtout s’il s’agit de la connaissance du corps électoral (Conseil d’État, 29 juillet 2002, Élections de Maisons-Laffitte, n° 240098). Tel est d’autant plus le cas que la campagne électorale débute nécessairement avant la campagne officielle et, au reste, les dépenses en vue de l’élection, dont celles de correspondance aux électeurs en utilisant la liste électorale (Conseil d’État, 25 septembre 1995, n° 163111 ; 27 juin 2016, n° 395413), sont comptabilisées pendant une période de six mois avant le mois où elle se déroule (article L 52-12 du code électoral).
Cet argument, difficilement contournable dès lors qu’absolument rien n’interdit au maire de se servir de la liste, a sans doute emporté la conviction du Conseil d’État. Il peut être relayé par un autre argument matériel : les partis politiques étant soumis au même régime, pourquoi devraient-ils attendre soit 20 jours avant une élection, soit lors des années non électorales le mois de décembre pour disposer d’une liste actualisée ? En outre, il est également possible de prendre appui sur la logique même de la mise en place du REU : la liste électorale de la commune étant un document unique et permanent (article L 16 du code électoral), on voit mal pourquoi ce document permanent devrait être fourni dans une version non permanente, sous réserve évidemment d’éviter les demandes répétitives, réserve que la doctrine de la CADA a depuis longtemps intégrée. En toute hypothèse, le rôle des commissions de contrôle ne peut justifier une telle restriction.
II. Le rôle essentiel des commissions de contrôle
Depuis la loi de 2016, les commissions sont seulement chargées du contrôle des décisions du maire s’agissant des inscriptions et radiations sur les listes électorales. Leur composition varie suivant la taille de la commune, mais y siègent des conseillers municipaux et des agents publics du représentant de l’État dans le territoire ainsi que des délégués du Tribunal judiciaire. La politisation du personnel de ces commissions de contrôle croît avec le nombre d’habitants. La composition de la commission est rendue publique au moins avant sa réunion et ses séances sont publiques. La commission de contrôle est renouvelée après chaque renouvellement intégral du conseil municipal et le mandat des membres dure 3 ans.
Ces commissions assument principalement une mission de recours administratif préalable obligatoire vis-à-vis des décisions du maire. Ainsi, les électeurs désireux d’engager un recours contre la décision de refus d’inscription ou de radiation prise par le maire doivent saisir au préalable cette commission dans un délai de 5 jours à compter de la notification de la décision. Puis, elle dispose de 30 jours pour statuer, délai renouvelable lorsqu’elle n’a pas pu prendre position à temps. Si ces 60 jours expirent sans qu’elle se soit prononcée, alors elle est réputée avoir rejeté la demande. Sa décision est notifiée sous 2 jours à l’intéressé, au maire et à l’INSEE qui actualise le REU. La commission examine donc des RAPO, réforme les décisions prises par le maire ou procède à l’inscription d’un électeur omis ainsi qu’à la radiation d’un électeur indûment inscrit. Dans ce dernier cas de figure, la procédure est contradictoire. Les décisions de la commission sont notifiées dans un délai de 2 jours à l’électeur, au maire et à l’INSEE.
Les commissions de contrôle se réunissent obligatoirement avant chaque scrutin, et cela entre le 24e et le 21e jour précédant l’élection. Il s’agit alors « également » de veiller à la régularité de la liste électorale, ce qui en assure la publication, laquelle conditionne dans un délai de sept jours les recours des tiers électeurs (article L 20 du code électoral). Mais le cas d’un fonctionnement défectueux de la commission n’est pas encore traité par la jurisprudence, alors que celle-ci était très abondante s’agissant des anciennes commissions électorales : que se passe-t-il par exemple si la liste n’a pas été soumise à la commission avant une élection, si une réunion n’a pas eu lieu, ou encore si la composition n’est pas conforme aux règles en vigueur ?
Le rôle de ces commissions de contrôle, qui n’arrêtent plus la liste, demeure donc essentiel dans le processus d’établissement de la liste applicable à un scrutin donné, même si comme le constate le Conseil d’État, leurs réunions ne conditionnent plus la communicabilité des listes électorales. Il n’y avait plus de raison de subordonner celle-ci à la réunion de la commission de contrôle.
III. La vocation des listes électorales est-elle seulement identifiée à une élection ?
Cette décision du Conseil d’État répond négativement à cette question et garantit un droit d’accès inhérent à la démocratie, et non seulement à l’élection. Ainsi est-elle particulièrement bienvenue. L’instruction du ministère de l’intérieur et l’avis de la CADA tendaient à cantonner la communicabilité des listes électorales à des finalités exclusivement électorales ou à des délais contentieux.
Mais il peut y avoir bien d’autres usages, notamment à des fins de participation citoyenne à la vie publique. Ces listes sont effectivement susceptibles de servir à d’autres mécanismes citoyens et politiques, comme la sollicitation des inscrits par l’opposition municipale et les associations sur des projets d’intérêt local et même national, des sondages, des pétitions, ou encore comme l’organisation d’un référendum d’initiative locale (articles LO 1112-1 et s. du code général des collectivités territoriales). Seul l’usage commercial est justement prohibé (Conseil d’État, 2 décembre 2016, n° 388979 A, AJDA, 2017, p. 186 concl. Bretonneau, LPA, 16 mars 2017, n° 54, note J.-P. Camby).
La question du contenu des données communiquées, énumérées par l’article R 20 du code électoral n’est plus en cause dès lors que cet usage commercial est prohibé. En effet, l’article 86 fait réserve des « données à caractère personnel figurant dans des documents officiels détenus par une autorité publique » comme le rappelle la CADA (avis n° 20192148, séance du 20 février 2021, point II) et l’inscription sur les listes électorales est une obligation légale (article 9 du code électoral). La CADA juge donc la diffusion de ces données compatible avec les exigences de respect de la vie privé (10 décembre 2020, avis n° 20203381) : on demeure ici dans la sphère de la citoyenneté.
De telles perspectives de démocratie participative à l’initiative de citoyens auraient été exclues avant la décision du 9 novembre dernier, alors qu’elles pourraient se révéler précieuses dans le climat actuel de défiance vis-à-vis de la démocratie représentative.
Crédit photo : Arnaud Jaegers