Entre neutralité religieuse de l’État et garantie du droit au procès équitable : la délicate appréhension du nouveau tribunal pénal canonique national par le droit positif français

Par Anna Tamion

<b> Entre neutralité religieuse de l’État et garantie du droit au procès équitable : la délicate appréhension du nouveau tribunal pénal canonique national par le droit positif français </b> </br> </br> Par Anna Tamion

L’Église de France a créé un tribunal pénal à l’échelle nationale afin de juger la plupart des infractions au droit canonique, notamment à caractère sexuel, et qu’il pourra, le cas échéant, sanctionner d’une amende. Si l’existence d’un droit pénal canonique n’est pas nouvelle, les modalités inédites de fonctionnement de ce tribunal interrogent quant à la position de l’État à son égard : doit-il ignorer les décisions à venir, ou bien peut-il faire appliquer les droits fondamentaux du procès pénal ?

 

The french Church has established a national criminal jurisdiction in order to judge most canonical offences, especially sexual ones, and if necessary to impose a fine. Although the existence of a canonic criminal law is not new, the rules of this jurisdiction raise many questions for the State : should the State ignore the decisions of this jurisdiction, or can it impose the fundamental rights of the criminal trial ?

 

Par Anna Tamion, Doctorante à l’Université Paris-Panthéon Assas

 

 

Par un ensemble de résolutions, votées de mars 2021 à novembre 2022, la Conférence des évêques de France a créé un tribunal pénal canonique national. Ce tribunal dispose d’une vaste compétence puisqu’il s’est vu attribuer la connaissance de tous les délits de droit canonique, hormis ceux réservés au Saint-Siège. Il remplace ainsi, sur les questions pénales, les tribunaux présents dans les diocèses, à l’échelle locale.

 

L’existence d’un droit pénal canonique peut dérouter, mais elle n’est pas nouvelle. L’Église s’est toujours reconnu le droit de punir les fidèles qui commettaient des infractions au droit canonique. Le droit canonique est bien, en effet, un droit positif. Il exprime, de manière historique, les commandements divins éternels[1]. Le droit canonique comporte d’ailleurs différentes branches : droit du mariage, droit des biens… Au XIXe siècle, on parlait ainsi de « société parfaite » pour caractériser l’Église et sa légitimité, à égalité avec l’État, à produire du droit.

 

Quelles sont les conséquences, du point de vue de l’État français et du droit séculier, de l’existence de cette juridiction pénale canonique à vocation nationale ? Toute la question, du point de vue du juriste laïc, est de savoir quelle est la signification pour l’État de ces actes de droit interne de l’Église. D’une manière générale, ce problème peut se comprendre comme étant celui du potentiel conflit, ou à tout le moins de l’articulation, entre systèmes juridiques[2]. La question semble prendre d’autant plus d’importance lorsqu’elle est posée en matière pénale, puisqu’il s’agit de l’un des domaines par excellence de la souveraineté de l’État et de sa mission de protéger les libertés individuelles lorsqu’il s’agit d’un État de droit.

 

La création de ce tribunal pénal canonique national s’inscrit dans cette problématique. Plus précisément, plusieurs questions pourraient être envisagées. Quelle sera la valeur des futurs jugements du tribunal ecclésiastique pour l’État français ? La question se pose d’autant plus que ce nouveau tribunal jugera notamment des délits sexuels (sauf ceux commis sur des personnes mineures, qui relèvent de la juridiction du Saint-Siège), c’est-à-dire des infractions que l’État pourrait juger lui-même. Surtout, le nouveau tribunal canonique sera-t-il astreint au respect des droits fondamentaux du procès pénal, en particulier du droit au procès équitable ? C’est sur ce point que le présent papier se concentrera. Cette question est en effet d’autant plus vive que ce nouveau tribunal appliquera – nous y reviendrons – un droit pénal récemment réformé et plus sévère. Plus généralement, en l’état actuel des choses, le droit pénal canonique ne se conforme pas à tous les canons des droits fondamentaux en matière pénale, notamment au principe de légalité des délits et des peines, qui est fortement assoupli dans le droit canonique[3], à l’exigence de motivation de l’acte de renvoi devant la juridiction, qui se trouve également assouplie[4], ou encore la publicité des débats[5]. De manière générale, les conditions encadrant les mesures prises par les instructeurs ou les juges semblent moins nombreuses et moins claires qu’en droit pénal séculier. Ainsi, par exemple, aucune condition n’est mentionnée pour encadrer la faculté de l’Ordinaire, au stade de l’enquête, de prendre des mesures provisoires contre l’accusé pour éviter le scandale, alors qu’il s’agit de mesures importantes (interdiction de séjour dans un lieu déterminé, notamment)[6].

 

La position traditionnelle de l’État français, qui repose à la fois sur une non-reconnaissance et une non-ingérence, au nom de la neutralité religieuse, exclut de contraindre l’Église au respect du droit au procès équitable (1). Néanmoins, le durcissement du droit pénal canonique dont ce tribunal est la marque invite à s’interroger sur la complexité des rapports à venir entre droit pénal de l’Église et droit pénal séculier, notamment sur la question des droits fondamentaux du procès pénal (2). Ce tribunal apparaît comme une illustration de la difficulté de concilier la protection de la liberté religieuse au nom de la neutralité de l’État et la soumission de tous les citoyens à un droit commun.

 

 

1. La neutralité de l’État et l’inapplicabilité des garanties du procès équitable dans le procès pénal canonique

La position du droit positif français à l’égard des actes de droit canonique est la conséquence de l’exigence de laïcité comprise comme une neutralité religieuse de l’État[7], garantie de la reconnaissance de la liberté religieuse[8]. L’État ne s’engage dans aucune option spirituelle et, par conséquent, qu’il ne soutient aucune église particulière. Dès lors, la laïcité, comprise comme une neutralité religieuse, empêche à la fois l’État de s’immiscer dans l’organisation interne des cultes, notamment en imposant ses principes juridiques, et de reconnaître des effets juridiques dans le droit séculier à des actes religieux – dès lors que ces actes interviennent dans un domaine qui est considéré par l’État comme relevant du spirituel[9]. Dans cette hypothèse, l’État appréhende l’acte religieux comme un fait, sans lui donner d’effet dans le droit civil (sauf s’il est illicite, auquel cas, il peut être qualifié au regard du droit séculier et sanctionné comme tel). Prendre cet acte comme un fait permet de ne pas statuer sur sa validité. La non-reconnaissance est donc toujours liée au souci de non-ingérence. Prendre un acte pour acquis empêche d’imposer à l’Église les principes et normes du droit positif français, et permet ainsi de respecter la liberté religieuse et d’organisation des cultes. Ce sont les deux faces de la même médaille.

 

Les jugements pénaux de l’Église font partie de ces actes qui n’ont pas d’effet dans le droit civil – position qui est implicitement fondée sur le fait qu’il s’agit traditionnellement de sanctions spirituelles. Les sanctions pénales spirituelles des autorités religieuses constituent un domaine dans lequel l’État n’intervient pas[10]. Dès lors, ces sanctions pénales sont des actes valides du point de vue du droit canonique mais elles n’ont pas d’existence autre que factuelle du point de vue du droit positif de l’État. De même, et réciproquement, l’État ne cherche pas à imposer ses principes de droit pénal et les garanties des droits fondamentaux de la procédure pénale. En particulier, l’Église n’a pas à respecter les droits issus de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH), car le Saint-Siège n’est pas un Etat-partie. D’ailleurs, la Commission européenne des droits de l’homme ne contrôle pas le respect de l’article 6 de la CEDH par les communautés religieuses lorsque sont en jeu des « questions touchant à la foi et aux pratiques religieuses »[11].

 

Néanmoins, il semble que ce nouveau tribunal, par le droit pénal tout récemment réformé qu’il applique ainsi que par son organisation et sa procédure, complexifie quelque peu ce tableau. En effet, ce nouveau tribunal semble constituer l’un des marqueurs d’un mouvement récent de durcissement du droit pénal canonique, qui pourrait rendre plus délicate l’articulation qui vient d’être présentée et les conséquences à tirer de la neutralité de l’État.

 

 

2. De nouvelles interrogations sur l’intervention de l’État face au durcissement du droit pénal canonique

La situation du droit pénal canonique a incontestablement changé ces dernières années, et particulièrement ces derniers mois. Alors que le Code de 1983 avait clairement exprimé une limitation du droit pénal de l’Église au domaine spirituel[12], qui devait engendrer une baisse drastique, si ce n’est une extinction, des conflits potentiels avec le droit séculier, le mouvement semble prendre une direction radicalement inverse depuis les années 2000. Plus particulièrement, une nette tendance au renforcement des sanctions pénales contre les délits sexuels s’est faite sentir à partir des années 2000. Ce mouvement général a abouti à la réforme du Livre VI du Code canonique de 1983, entrée en vigueur le 8 décembre 2021, qui renforce les sanctions, allonge les délais de prescriptions, et surtout prévoit, de manière absolument inédite, une sanction analogue à celle du droit pénal séculier, à savoir l’amende. Enfin, le tribunal pénal canonique national, qui devra appliquer ce nouveau droit, répond à un souci de renforcer l’efficacité de la justice pénale, notamment par contraste avec l’éparpillement actuel des juridictions diocésaines et de leur manque de moyens d’instruction, d’où résulte aujourd’hui un très faible taux de condamnations. La tradition d’abstention de recours à la sanction pénale ecclésiastique, celle-ci étant considérée comme allant à l’encontre de la charité, apparaît nettement en recul, tandis que les potentialités de conflits avec le droit de l’État semblent, réciproquement, atteindre un niveau élevé. D’ailleurs, de son côté, la doctrine catholique s’étonne aussi de ce changement de direction du droit pénal canonique et le présente comme une dénaturation de son principe[13]. Il est même avancé que ce durcissement entamerait la légitimité du droit canonique à punir, puisque celle-ci reposait précisément sur la prévalence de la pénitence et n’envisageait le prononcé de la peine qu’en dernier recours[14]. En l’état actuel du droit pénal ecclésiastique, l’État français n’est plus face à des sanctions seulement spirituelles, ni à des infractions uniquement relatives à la foi.

 

La première question qui vient à l’esprit du juriste pourrait être la suivante : ce droit que l’Église nomme « pénal » est-il vraiment de même nature que celui de l’État et, le cas échéant, ce dernier peut-il l’accepter ? En d’autres termes, peut-il exister un véritable droit pénal qui ne soit pas celui de l’État, et surtout, qui soit rendu sur son territoire mais pas par lui ? Nous l’avons dit, traditionnellement, l’État tolère une justice « pénale » ecclésiastique au nom de la neutralité religieuse, qui implique de garantir la libre organisation des cultes, y compris donc l’éventuelle sanction des fidèles. Néanmoins, ce retrait consenti de l’État repose implicitement sur la spécificité de cette justice dite « pénale », et notamment sur le fait qu’elle consiste à sanctionner des délits spirituels par des « peines » elles-mêmes religieuses. En d’autres termes, le droit « pénal » de l’Église n’est pas le même que celui de l’État, et ce dernier n’y voit traditionnellement pas de menace pour sa souveraineté et pour le monopole de la sanction sur son territoire car l’Église ne prononce pas des mesures analogues à ce qui est considéré comme une peine du point de vue du droit pénal séculier (privation de liberté et amende, notamment). Mais dès lors que le jugement rendu porte sur des faits qui ne sont plus religieux – et dont l’État pourrait se saisir lui-même – et les sanctionne d’une peine analogue à celle encourue dans l’État, a-t-on encore affaire à un fait religieux et donc au principe de neutralité de l’État ? Cette question est vaste et renvoie à un problème de théorie du droit qui ne saurait être traité dans le présent billet. En effet, dès lors qu’il ne s’agit plus d’un fait religieux, alors c’est qu’il s’agit ou bien d’un droit (au sens objectif) ou bien d’un fait illégal ; en d’autres termes, le « jugement » du tribunal ecclésiastique serait ou bien une décision parfaitement valable d’un État étranger, ou bien une justice privée, donc illicite. Finalement, tout ceci renvoie à la (vaste) question de savoir ce qu’est le droit pénal, et plus largement ce qu’est le droit.

 

Si cette question ne peut être résolue ici directement, en revanche, celle de savoir si le droit au procès équitable contraint le nouveau tribunal est une porte d’entrée intéressante pour y apporter, si ce n’est un début de réponse, du moins quelques pistes de réflexions. Nous l’avons dit, le fondement de la non-reconnaissance et de la non-ingérence réside principalement dans le caractère spirituel des activités de l’Église, et notamment des infractions qu’elle poursuit et des sanctions qu’elle prononce. Le retrait de l’État est fondé sur la neutralité religieuse, précisément parce qu’il s’agit de respecter les croyances et leur organisation. Mais, dès lors qu’une église prétend statuer sur des faits pour lesquels l’État est compétent, et en prononçant potentiellement les mêmes peines que lui, est-ce encore une question de neutralité religieuse ?

 

Toutefois, il est loin d’être certain qu’il existe des voies de droit pour contraindre l’Église au respect des droits fondamentaux du procès pénal. D’abord, si la Commission européenne des droits de l’homme semblait fonder son incompétence pour vérifier le respect du droit au procès équitable dans un procès ecclésiastique sur le caractère spirituel de celui-ci, il n’en demeure pas moins qu’il ne serait pas envisageable, pour un justiciable du nouveau tribunal pénal canonique national, de se prévaloir du caractère non-spirituel de l’enjeu juridictionnel. En effet, le Saint-Siège n’est pas partie à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. En outre, le Vatican étant lui-même un État, il n’y a aucune possibilité pour l’État français d’imposer directement ses principes aux procès ecclésiastiques, comme l’a jugé le Conseil d’État belge à propos des droits de la défense dans le cadre d’une procédure disciplinaire ecclésiastique[15]. Finalement, la seule possibilité qui semble ouverte à l’État consisterait éventuellement à refuser l’exequatur d’une décision du tribunal pénal canonique pour non-respect du droit au procès équitable. Il est en effet possible d’imaginer que l’Église ait intérêt à solliciter le « bras séculier » pour faire exécuter ses décisions, notamment en cas de prononcé d’une amende. L’État français, fort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, pourrait alors refuser l’exequatur pour non-respect du droit au procès équitable[16].

 

Ainsi, la seule voie ouverte pour faire respecter le droit au procès équitable par le tribunal pénal canonique national correspond en fait à l’application de la position de principe du droit français, qui repose à la fois sur la non-reconnaissance et la non-ingérence. Le refus de l’exequatur ne consiste pas à imposer les droits fondamentaux du procès pénal à l’Église mais à refuser de reconnaître leurs décisions dans notre ordre juridique si elles ne les respecte pas. Il est certes possible d’entrevoir les dangers sociétaux et politiques de la multiplication des systèmes de justice religieuse ne respectant pas les droits de l’homme sur le territoire de l’État français. Cela étant, la réponse d’un État libéral demeurerait a priori la même : si les individus, dialoguant dans l’espace public, n’adhèrent pas d’eux-mêmes aux valeurs formelles et procédurales de la démocratie libérale, ce n’est pas l’État libéral qui peut les forcer à emprunter cette voie[17].

 

 

 

[1]Alain Sériaux, Droit canonique, Paris, PUF, 1996, p. 4.

[2]Elsa Forey, État et institutions religieuses. Contribution à l’étude des relations entre ordres juridiques, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007.

[3]Canon 1399 du Code canonique de 1983.

[4]Canon 1720 §3 du Code canonique de 1983.

[5]Canon 1470 du Code canonique de 1983.

[6]Canon 1722 du Code canonique de 1983.

[7]CE, avis, 21 septembre 1972, n°309354.

[8]CE, 2 novembre 1992, Kherouaa, n°130394.

[9]Elsa Forey, op. cit., p. 22-24.

[10]Emmanuel Tawil, Normes religieuses et droit français, Aix-en-Provence, PUAM, 2005, p., p. 83

[11]Commission européenne des droits de l’homme, 8 mars 1976, X… c. Danemark, n°7374/76.

[12]Canon 1401 du Code canonique de 1983.

[13]Alphonse Borras, « Un nouveau droit pénal canonique ? », Nouvelle revue théologique, 2021, t. 143/4, pp. 636-651.

[14]Alphonse Borras, « L’Église peut-elle encore punir ? », Nouvelle revue théologique, 1991, t. 113/2, pp. 205-218.

[15]CE, 29 avril 1975, cité par Elsa Forey, op. cit., p. 109.

[16]CEDH, 20 juillet 2001, Pellegrini, n°30882/96.

[17]Ernst Wolfgang Böckenförde, « The State as an Ethical State (1978) », in Ersnt-Woflgang Böckenförde, Constitutionnal and Political Theory. Selected Writings, Oxford, Oxford Constitutionnal Theory, 2017, pp. 86-107.

 

 

Crédit photo: Yvon Mbouguem