Philippe Tesson et Charles de Gaulle : leur rencontre à l’occasion d’un procès pour offense

Par Olivier Beaud

<b> Philippe Tesson et Charles de Gaulle : leur rencontre à l’occasion d’un procès pour offense </b> </br></br> Par Olivier Beaud

La disparition de Philippe Tesson, journaliste et essayiste très connu, donne l’occasion de jeter un coup d’œil rétrospectif à l’histoire des offenses au chef de l’État sous la République gaullienne dans la mesure où ce « bretteur magnifique » fut poursuivi pour ce délit en sa qualité de directeur de collection d’un éditeur

 

The passing of Philippe Tesson, a prominent journalist and essayist, provides an opportunity to look back at the history of offenses against the Head of State under the Gaullist Republic, insofar as this « magnificent swordsman » was prosecuted for this offense when he was the director of a publisher’s collection

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas

 

 

Il pourrait sembler incongru de consacrer un billet sur le blog de jus politicum (blog de droit constitutionnel faut-il le rappeler) à la figure de Philippe Tesson (1928-2023), grand journaliste récemment disparu. Diplômé de Sciences Po, il fut en début de carrière secrétaire des débats parlementaires (le droit constitutionnel commence un peu à apparaître …). Fin lettré, il avait « achevé », lit-on, une thèse de lettre sur « le romantisme allemand et les origines du romantisme ». Les nécrologies qui lui ont été consacrées ont aussi fait ressortir la diversité de ses talents : « Journaliste, patron de presse, éditorialiste, chroniqueur culturel, animateur à la radio, polémiste à la télé, imprécateur et chef d’équipe » (Le Monde). Ce qui le caractérisait le mieux était cependant son « caractère » : il était « un anticonformiste » (Le Figaro) ou encore « un bretteur magnifique » (Le Point).

 

 

I – C’est en mentionnant cette verve littéraire et polémique que l’on peut pressentir le lien avec le droit constitutionnel et la Ve République, surtout quand on aura précisé que le jeune Philippe Tesson était d’un anti-gaullisme virulent dont une preuve, au moins indirecte, tient au fait qu’il a été soutenu par Me Jacques Isorni lorsqu’il se présenta aux élections législatives de juin 1968. Or, l’association entre polémiste ou pamphlétaire et antigaullisme sous la Ve du Général de Gaulle, débouche immanquablement sur l’offense au chef de l’État. L’auteur de la nécrologie du Figaro n’a pas manqué d’en faire mention  :  «  Exalté par ce face-à-face avec l’actualité, démiurge s’imaginant faire l’histoire, Tesson dansait au-dessus du volcan. Son irrévérence, son goût de la contradiction firent bondir le pouvoir gaulliste. Trente-deux fois convoqué devant la 17e chambre correctionnelle de Paris, il fut autant de fois condamné pour offense au chef de l’État. »[1]  L’homme de presse et l’homme politique se sont rencontrés, si l’on peut dire[2], sur le terrain du procès pour offense.

 

Revenons maintenant aux faits et au chiffre de trente procès qui peut paraître impressionnant. Il s’explique aisément par le fait que Philippe Tesson était le rédacteur en chef de Combat ; or, c’est le journal en tant que tel qui était poursuivi à travers son directeur de publication tandis que le journaliste, auteur de l’article, n’était que complice. Philippe Tesson, en disant avoir été poursuivi trente fois[3] a pris quelque liberté avec la vérité historique. En droit et en fait, le directeur de publication était le propriétaire du journal, c’est-à-dire Henry Smadja qui avait sauvé Combat de la faillite en le rachetant à Pascal Pia. C’est le nom de celui-ci qui apparaît dans les « minutes » des jugements de la XVIIe Chambre conservées aux Archives départementales de Paris (anciennement de la Seine).

 

Le sujet pourrait sembler épuisé car si le journal Combat que dirigeait Philippe Tesson a bien été poursuivi pour offense au président de la République, son rédacteur en chef, en revanche, ne l’a pas été. Pourtant, il fut un cas où il fut réellement poursuivi par le Parquet. Il n’en est fait mention nulle part pour des raisons qu’on ne tardera pas à saisir. Philippe Tesson fut en effet poursuivi non pas en tant que journaliste, auteur ou rédacteur en chef, mais en tant que directeur de collection d’un éditeur. Il avait fondé aux éditions de La Table Ronde une collection consacrée aux pamphlets, intitulée judicieusement « le brûlot ». Cette maison d’édition, dont le propriétaire, Gwen-Aël Bolloré (l’oncle de Vincent Bolloré) et dont le directeur était Roland Laudenbach, était réputée être politiquement à droite, voire à l’extrême-droite. Elle était en tête de l’opposition intellectuelle au Général de Gaulle, comme le prouve notamment sa publication des pamphlets anti-gaullistes de Jacques Isorni ou de Jacques Laurent. On ne compte plus d’ailleurs le nombre de fois où le nom de Gwen-Aël Bolloré apparait dans les jugements pour offense au chef de l’État dans les décisions de justice.

 

Comme deuxième volume de cette collection, Philippe Tesson fit paraître en novembre 1966 un pamphlet intitulé : Réapprendre l’irrespect, dont l’auteur était un homme de gauche, François Fonvieille-Alquier (1915-2023)[4]. Ce dernier, lorsqu’il était étudiant, militait au Parti communiste, à Montpellier. Pendant la guerre, il entra dans la Résistance au sein d’un mouvement communiste (Front national du Limousin). Il ajoute son nom de résistant, Alquier, à son patronyme de Fonvieille. Après la guerre, il devint journaliste, écrivant pour des journaux de gauche comme Action, Combat et Libération (celui d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie). Il quitte le PCF après l’insurrection hongroise de 1956. Il fut constant dans son opposition au général de Gaulle, fondée sur une hostilité de principe, républicaine si l’on peut dire, au pouvoir personnel. Dans son pamphlet, il raconte avoir voulu assumer cet héritage de la contestation et de l’irrespect qui serait propre à la gauche intellectuelle française et que celle-ci aurait eu le tort d’en avoir laissé le monopole à l’extrême-droite sous la République gaullienne.

 

Ce procès fait à un journaliste de gauche nous avait beaucoup intrigué lors de nos recherches sur les offenses au chef de l’État car c’était le seul cas où, sous la Ve République gaullienne, un journaliste de gauche fut poursuivi par le Parquet pour offense alors que ce délit était à cette époque « un délit d’extrême-droite ».  Les poursuites étaient en pratique « réservées », si l’on peut dire, aux journalistes, écrivains et dessinateurs de cette mouvance[5]. Nous nous sommes bornés dans l’ouvrage à évoquer brièvement ce procès fait à Fonvieille-Alquier[6] qui était d’ailleurs rarement cité dans la littérature sur les offenses[7],  tout comme le livre (objet du procès) est peu cité dans l’immense littérature sur de Gaulle[8]. C’est un peu pour réparer cet oubli que nous avons cru bon de lui consacrer postérieurement un article où l’affaire est présentée de façon détaillée[9].

 

 

II – On peut alors se demander pourquoi le Parquet a fait une exception dans ce cas présent en attaquant un journaliste et un écrivain de gauche alors qu’il avait systématiquement refusé de poursuivre la presse de gauche, d’extrême-gauche et notamment l’auteur du pamphlet, Le coup d’État permanent, un dénommé François Mitterrand.

 

Dans cet article, nous avions soutenu l’hypothèse selon laquelle un tel procès visait principalement Philippe Tesson, le directeur de collection, et non pas l’auteur du pamphlet, Fonvieille-Alquier. Il y a un signe qui ne trompe pas et que seul un juriste peut discerner. Aux termes de la loi de 1881 sur la presse, dont relève l’offense au président de la République, les personnes poursuivies sont, d’une part, le directeur de publication – c’est à dire le PDG de La Table Ronde, Bolloré — et, d’autre part, l’auteur du livre poursuivi — Fonvieille-Alquier — qui est juridiquement le complice de l’éditeur. Or, Philippe Tesson n’était ni l’un ni l’autre. Dans aucun autre procès pour offense intenté contre des éditeurs pour des libelles antigaullistes, le directeur de collection n’a été poursuivi. Il est manifeste qu’en l’espèce le Parquet en le poursuivant voulait défendre une interprétation extensive de la loi de 1881.  Celui-ci prétendait que Philippe Tesson avait été complice de l’auteur principal dans la mesure où il avait « assisté », en tant que Directeur de la collection, le PDG de la Table Ronde. Une telle interprétation de la loi sur la presse étendait donc le nombre de complices du délit d’offense. La XVIIe Chambre correctionnelle prit soin d’étudier cette question de droit inédite. Le tribunal rejeta, de façon claire et motivée, une telle interprétation extensive. Il se fonda tant sur le contrat qui liait le directeur de collection (Tesson) à la maison d’édition que sur la façon dont, en pratique, le livre fut écrit. Il en déduisit qu’on ne pouvait retenir à l’encontre de l’inculpé « la complicité par aide ou fourniture de moyen ». Il relaxa Tesson et refusa d’étendre inconsidérément la notion de complice du délit d’offenses. Le contraste est d’ailleurs assez saisissant entre la finesse du raisonnement effectué par les juges pour justifier cette relaxe et le caractère « rudimentaire » de leur motivation pour qualifier d’offenses les propos imputés à Fonvieille-Alquier. Selon notre interprétation, c’est donc surtout Philippe Tesson, le directeur de collection qui était visé par cette poursuite contre l’auteur du livre.

 

La raison en est simple :  elle tient tout simplement à l’antigaullisme de Tesson que l’on devine au seul fait qu’il crée sa collection à La Table Ronde. On doit surtout à cet égard se demander si le pouvoir gaulliste n’avait pas été irrité par l’ouvrage que ce dernier avait publié l’année précédente et intitulé De Gaulle Ier. La révolution manquée[10]. Ce livre, qui se voulait mesuré, était un livre d’histoire. Il avait pour particularité d’étudier, non pas le « de Gaulle de la Ve » République, mais le « de Gaulle au pouvoir » entre 1944 et 1946. Il soutenait une thèse très critique. Selon lui, la Résistance fut « jusqu’à la Libération, le ferment d’une Révolution dont de Gaulle devait être le bras. De Gaulle Ier, ou le fondateur attendu d’une dynastie révolutionnaire. La Révolution n’eut pas lieu. En dix-sept mois de présence à la tête de l’État, de Gaulle préféra entamer la restauration raisonnable de la France. Après avoir assuré sa propre légitimité, il rendit le pays à sa tradition.  Il n’assura qu’un intérim historique, reportant à plus long terme et se réservant d’assumer dans d’autres circonstances la liquidation pour laquelle il s’était désigné. De Gaulle Ier, ou le fondateur imprévu d’une dynastie personnelle. »[11]

 

La charge était sévère, comme le prouve cette dernière phrase, et elle entrait en résonance avec le thème principal du pamphlet de Fonvielle-Alquier qui dénonçait violemment « le pouvoir personnel » du chef de l’État. La critique de Philippe Tesson était originale car l’antigaullisme habituel, celui de l’extrême-droite, se nourrissait de la critique du général félon ou rebelle qui avait osé s’opposer à Vichy. Philippe Tesson avançait une autre thèse, peut-être encore plus dérangeante : de Gaulle aurait été le fossoyeur de l’idéal révolutionnaire de la Résistance. Nul doute que cet ouvrage ne dut guère plaire au sourcilleux chef de l’État de l’époque. Il est possible que ce précédent incita le Parquet à poursuivre le journaliste, nécessairement avec l’aval du Général de Gaulle, pour un autre livre cette fois, dont il n’était que le directeur de collection.

 

Décidément, il n’était pas toujours facile de critiquer le chef de l’État sous la République gaullienne. C’est un aspect du régime qu’il ne faudrait pas trop vite oublier.

 

 

 

[1] Bertrand de Saint Vincent « Philippe Tesson, ; l’anticonformiste », Le Figaro, vendredi 3 février 2023

[2] Il faut rappeler qu’en matière d’offense, le président de la République n’a pas le droit de poursuivre. C’est le ministère public qui le fait à sa place.

[3] Nous remercions M. de Saint-Vincent de nous avoir confié par courriel que la source de son information était Philippe Tesson lui-même.

[4] Réapprendre l’irrespect, Paris, La Table Ronde, (coll. Le brûlot), 1966, 166 p.

[5] On se permet de renvoyer à notre livre, La République injuriée. Histoire des offenses au chef de l’État de la IIIe à la Ve République, Paris, PUF, 2019 et au chap. 15 ; « Poursuivre ou ne pas poursuivre ? Un choix politique », pp. 487 et suiv.

[6] O. Beaud, La République injuriée (Histoire des offenses au chef de l’Etat de la IIIème à la Vème République), Paris, PUF, 2019, pp. 408-409.

[7] Le seul qui cite ce procès est le journaliste Robert Cario dans son livre, Le Général en correctionnelle. (Le Chef d’État le plus offensé du monde), chez l’auteur, 1982.

[8] Voir l’entrée « Ouvrages biographiques » de Julian Jackson, dans C. Andrieu, P. Braud, G. Piketty (dir.), Dictionnaire de Gaulle, Paris, Robert Laffont, 2000). L’auteur cite, pour la période 1958-1970, « les deux livres violemment anti-gaullistes de Jacques Laurent et Alfred Fabre-Luce » (p. 868), mais non l’ouvrage de Fonvieille-Alquier. Son nom n’apparaît pas non plus dans la magistrale biographie du même auteur :  De Gaulle. Une certaine idée de la France, Paris, Seuil, 2019.

[9] « Une curiosité : l’unique procès pour offense sous de Gaulle contre un journaliste et écrivain de gauche » in Défendre les libertés publiques. Mélanges en l’honneur de Patrick Wachsmann, Dalloz, 2021, pp. 44-58.

[10] Avec pour sous-titre : Histoire du premier gouvernement de Gaulle (août 1944-janvier 1946), Paris, Albin Michel

[11] Ibid. p. 8.

 

 

 

 

Crédit photo : ActuaLitté, Flickr, CC-BY-SA 2.0