Motion(s) référendaire(s) à l’Assemblée nationale : le spectacle et le règlement

Par Benjamin Fargeaud

<b> Motion(s) référendaire(s) à l’Assemblée nationale : le spectacle et le règlement </b> </br> </br> Par Benjamin Fargeaud

Dans le tumulte de l’examen de la réforme des retraites, la conférence des présidents de l’Assemblée a été amenée à trancher un point inédit de droit parlementaire : comment départager deux motions référendaires concurrentes déposées par deux groupes parlementaires différents ? Cette question, en apparence technique, a été à l’origine d’une vive polémique autour de l’interprétation du règlement de l’Assemblée nationale. À bien y réfléchir, il apparaît néanmoins que cette polémique a davantage à voir avec l’instrumentalisation politique du règlement qu’avec l’interprétation juridique de ce dernier.

 

In the heat of the debate on pension reform, the conference of presidents of the National Assembly had to decide on an unprecedented point of parliamentary law, namely, how to decide between two competing referendum motions tabled by two different parliamentary groups. This seemingly technical question has given rise to a fierce debate on the interpretation of the rules of procedure of the National Assembly. However, it appears that this controversy has more to do with the political instrumentalisation of the rules of procedure than with the legal interpretation of the latter.

 

Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’université de Lorraine

 

 

 

Si le contentieux électoral n’est pas un « jeu » – comme nous l’apprend la consultation du Jus politicum blog – il semble bien que le Parlement soit un théâtre. Selon l’époque, les pièces y sont jouées avec plus ou moins de passion. Après tout, comme le souligne un ancien président de l’Assemblée nationale : « on n’est pas là pour boire le thé »[1]. L’examen du projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale a toutefois débuté dans une atmosphère particulièrement tendue : à l’agitation inhérente à l’examen d’un texte particulièrement contesté s’est greffée une controverse relative à l’interprétation du règlement de l’Assemblée nationale. La première séance publique consacrée à la discussion du projet de loi s’est ainsi ouverte sur une vive polémique autour des règles de dépôt d’une motion référendaire. Cette dernière, qui apparaît à l’article 122 du règlement de l’Assemblée, n’est pas le plus célèbre des outils de la procédure parlementaire et fait partie des instruments exhumés uniquement pour les grandes occasions. Elle permet de proposer, à l’occasion de la discussion d’un projet de loi portant sur un objet mentionné à l’alinéa 1er de l’article 11 de la Constitution, de soumettre le texte au référendum. Pour être déposée, la motion référendaire doit être soutenue par un dixième au moins des membres de l’Assemblée. Elle est discutée en séance publique en amont de la discussion générale ou bien dès son dépôt si ce dernier intervient après le début de l’examen en séance. Elle s’apparente ainsi aux motions de procédure, bien qu’elle n’en soit pas une à proprement parler. Il s’agit en effet d’une « motion de caractère externe »[2], au sens où elle ne concerne pas la procédure interne au Parlement mais traduit le versant parlementaire d’une procédure en partie extérieure au Parlement. La motion référendaire doit en effet être lue conjointement avec l’article 11 de la Constitution, lequel dispose que le président de la République peut organiser un référendum « sur proposition du Gouvernement […] ou sur proposition conjointe des deux Assemblées ». La procédure nécessite ainsi, pour aboutir, l’adoption conjointe d’une motion référendaire par l’Assemblée nationale et par le Sénat (cf. article 67 à 69 du règlement du Sénat). La motion référendaire est ainsi une procédure aussi forte symboliquement que vaine en pratique, puisque le président de la République demeure maître de l’aboutissement du processus. Si les parlementaires de l’opposition mobilisent volontiers l’outil pour les grandes occasions (l’opposition de gauche avait ainsi déjà déposé une telle motion lors de l’examen du projet de réforme des retraites présenté en 2020), jamais aucune motion référendaire n’a été adoptée à l’Assemblée nationale[3]. Celle déposée à l’occasion du PLFRSS n’avait guère de chance de déroger à la règle, mais une difficulté imprévue s’est présentée.

 

La motion référendaire est une arme de l’opposition. Or, une des particularités de la XVIe législature est qu’il y a plusieurs oppositions. Plusieurs motions référendaires ont ainsi été déposées. Ce cas de figure apparemment inédit a déclenché une vive controverse : le règlement disposant qu’une seule motion référendaire peut être présentée lors de la discussion d’un projet de loi, comment convient-il de sélectionner la motion qui sera débattue ?

 

Dans l’ambiance enfiévrée des débats relatifs à la réforme des retraites, la conférence des présidents de l’Assemblée a ainsi été amenée à établir un précédent intéressant. Au-delà de la valeur informative d’un tel précédent, l’épisode illustre également la tension entre le souhait de la conférence des présidents d’organiser rationnellement les débats et le souhait de chaque groupe parlementaire de tirer la couverture médiatique à lui, ici en essayant d’user à son profit la moindre imprécision du règlement. Or, si le spectacle fait partie intégrante du théâtre parlementaire, il est douteux qu’il puisse servir de ligne directrice pour l’interprétation du règlement.

 

 

Le spectacle…

La semaine précédant le début de l’examen de la réforme des retraites en séance publique, la conférence des présidents a dû départager deux motions référendaires concurrentes. La première – par ordre chronologique de dépôt – a été soumise par les présidents des quatre groupes formant la NUPES (c’est-à-dire les groupes Gauche Démocrate et Républicaine, Ecologistes, La France Insoumise et Socialistes et apparentés) au nom de 98 députés. La seconde a été déposée par la présidente du groupe Rassemblement national au nom de 60 députés. Comme le souligne la présidente de l’Assemblée nationale lors des explications données en séance publique, la conférence des présidents a dû trancher deux questions. Premièrement, est-il possible d’enregistrer le dépôt de plusieurs motions référendaires ? Si la réponse à la première question est positive, comment départager les motions en concurrence ? À la suite d’un débat apparemment vif, la conférence des présidents a répondu par l’affirmative à la première question et a opté pour le tirage au sort en réponse à la seconde. Il faut relever que la décision semble avoir été emportée par un vote, ce qui est inhabituel pour un organe où les décisions sont habituellement prises par consensus. Le recours au vote était néanmoins ici inévitable du fait de l’opposition résolue de l’intergroupe NUPES, pour lequel la décision de la conférence des présidents était une violation du règlement de l’Assemblée. Cette opposition de principe a été affirmée avec d’autant plus de vigueur que le sort a favorisé la motion déposée par le groupe RN. Par la suite, la contestation de la décision de la conférence des présidents a été entretenue par le dépôt d’une troisième motion référendaire, présentée cette fois-ci par Charles de Courson (membre du groupe Libertés, Indépendants, Outre-Mer et Territoires) avec le soutien d’un certain nombre de députés de l’intergroupe NUPES. Destinée à animer l’ouverture de la séance publique en permettant à l’opposition de réclamer un nouveau tirage au sort, cette dernière s’est toutefois heurtée au refus opposé par la présidente de l’Assemblée de convoquer une nouvelle conférence des présidents. Malgré la vive contestation en séance des députés de l’opposition de gauche, la présidente a maintenu sa décision.

 

L’ensemble de ces évènements traduirait, pour les députés de l’intergroupe NUPES, une double violation du règlement de l’Assemblée nationale.

 

Le règlement aurait été violé une première fois lorsque la conférence des présidents a accepté le dépôt d’une seconde motion référendaire et décidé de procéder à un tirage au sort pour départager les deux motions déposées. Selon les présidents des groupes de la NUPES, il s’agit là d’une « décision arbitraire » qui ne reposerait sur aucune disposition du règlement[4]. Ces derniers tirent argument de la table analytique du règlement, qui indique au sujet des motions référendaires : « Devant l’Assemblée : une seule peut être déposée »[5]. Adoptant une interprétation littérale du texte, ils en déduisent que le dépôt de la motion du groupe RN était irrecevable. Ils contestent également le fait que le tirage au sort n’ait pas été pondéré en fonction du nombre de signataires, contrairement à la pratique habituellement suivie pour départager les motions de rejet préalable. En refusant de donner suite à leur demande exigeant « l’annulation » de la décision de la conférence des présidents, la présidente de l’Assemblée aurait ainsi violé le règlement.

 

Ce dernier aurait toutefois également été violé, une seconde fois, lorsque la présidente de l’Assemblée a refusé de convoquer une nouvelle conférence des présidents afin de procéder à un second tirage au sort pour départager la motion RN et la motion déposée par le groupe LIOT. En procédant ainsi, la conférence des présidents n’aurait pas suivi la ligne initialement définie en cas de pluralité de motions référendaires.

 

L’ensemble de tout cela formerait, pour reprendre les lourdes accusations formulées en séance publique, une « manœuvre » destinée à favoriser le Rassemblement national et un « déni de démocratie » empêchant l’expression de l’ensemble des groupes de l’opposition parlementaire. La vivacité des échanges tranche ici avec la faiblesse de l’enjeu, les chances que la procédure aboutisse effectivement à un référendum étant nulles. L’adoption d’une motion référendaire aurait certes eu pour effet d’interrompre temporairement les débats, mais cet objectif pouvait tout aussi bien être atteint par l’adoption d’une motion de rejet préalable. Or, le groupe LFI avait également une motion de rejet à défendre à l’ouverture du débat relatif au PLFRSS. L’enjeu pratique autour de la motion référendaire était donc proche du néant. Il est possible que le débat n’en ait été que plus vif, l’absence de conséquence laissant libre cours aux positions de principes et aux envolées des députés de l’opposition. Cette ardeur mise dans le débat n’a toutefois pas pour autant rendu les arguments plus convaincants.

 

 

… et le Règlement

La thèse des députés NUPES peine ici à convaincre. L’invocation de la table analytique ne saurait tenir lieu de disposition du règlement. Quant à l’idée que le dépôt d’une première motion référendaire empêche le dépôt de toute motion référendaire ultérieure, elle traduit une application du principe « premier arrivé, premier servi » qui n’apparaît pas de manière évidente comme la façon la plus juste ou la plus rationnelle d’organiser les travaux parlementaires au sein d’une assemblée qui se divise désormais en dix groupes parlementaires. A contrario, l’idée d’adopter par analogie, pour les motions référendaires, la pratique suivie pour les motions de rejet semble répondre à une certaine logique dans la mesure où l’examen d’une motion référendaire présente, dans son mode de discussion comme dans son usage pratique, une grande similitude avec les motions de procédure. Enfin, l’argument tiré du dépôt in extremis de la motion du groupe LIOT aurait été plus convaincant si cette dernière n’avait pas eu pour objet principal de contester le résultat du tirage au sort déjà effectué par la conférence des présidents. Il y a toutefois un argument de l’opposition qu’il faut retenir et qui n’a pas été entièrement éclairé par les débats en séance : alors que le tirage au sort en cas de concurrence des motions de rejet serait pondéré en fonction du nombre de signataires de chaque motion, cela n’aurait pas été le cas pour départager les deux motions référendaires. Si tel est le cas, la raison d’être de cette différence de traitement n’apparaît effectivement pas de façon nette.

 

Cette polémique doit-elle nous amener à conclure que nous sommes en présence d’une « carence »[6] d’un règlement qui serait trop imprécis car n’ayant pas su anticiper le cas d’une concurrence des motions référendaires ? Il est sans doute toujours possible d’adopter des règles plus précises, mais il faut relever que les dispositions du RAN relatives aux motions de rejet ne prévoient pas non plus la manière dont sont départagées des motions concurrentes. En la matière, le tirage au sort intervient régulièrement et ne semble pas soulever de contestation particulière, signe qu’il s’agit d’un arrangement acceptable aux yeux des parlementaires. L’épisode de la motion du groupe LIOT témoigne néanmoins du fait que l’ajout d’un délai de dépôt pour ces motions permettrait d’éviter, pour l’avenir, toute difficulté de ce type.

 

Ces précisions d’ordre technique ne doivent toutefois pas éluder le point essentiel : si le règlement ne traite pas de la concurrence des motions référendaires, c’est sans doute parce que cette concurrence n’a qu’un intérêt limité du point de vue du règlement. Par définition, l’ensemble des motions référendaires déposées au sujet du PLFRSS ont rigoureusement le même objet, à savoir proposer de soumettre le projet de loi en discussion au référendum. Les motifs des motions déposées par la NUPES et le RN divergent sans doute, en tout ou partie, mais cela ne change en la matière rien à la portée de la motion[7]. L’objet du règlement est de garantir la possibilité du dépôt d’une motion référendaire et d’exclure que plusieurs motions du même type soient discutées, car il n’y a aucune raison de débattre plusieurs fois du même sujet. L’origine de la motion est ici secondaire, car quelle que soit la motion adoptée – celle de la NUPES ou celle du RN – l’effet serait rigoureusement le même. Au demeurant, tous les parlementaires se prononçant en faveur d’une motion ne partagent pas forcément l’intégralité des arguments de l’orateur qui l’a défendue. Pour cela, il existe au cours du débat des explications de vote qui permettent aux groupes de justifier leur position tout en exprimant leurs propres motifs. Dès lors, le tirage au sort entre plusieurs propositions apparaît un procédé tout à fait rationnel : l’important est qu’une motion soit discutée et soumise au vote, l’identité de son défenseur principal étant secondaire.

 

Sauf à ce que l’enjeu ne soit pas le dépôt de la motion référendaire en tant que tel, mais l’obtention des quinze minutes de temps de parole associé à la défense d’une motion référendaire ? On peine à imaginer que les députés de la NUPES, forts de leurs milliers d’amendements, soient véritablement à quinze minutes de temps de parole près. Peut-être l’enjeu est-il alors lié au fait que les députés NUPES se refusent, pour des raisons de principe et de stratégie politique qui leur appartiennent, à voter en faveur d’une motion défendue par le groupe RN ? Libre à eux : chaque groupe parlementaire nourrit sa propre stratégie politique et c’est bien légitime. En revanche, exiger que le règlement soit interprété de manière à accommoder la stratégie politique individuelle de chaque groupe, c’est sans doute se laisser emporter un peu loin par le feu de l’action.

 

 

 

[1] Jean-Louis Debré, Libération, 9 février 2023, [https://www.liberation.fr/politique/jean-louis-debre-a-lassemblee-nationale-on-nest-pas-la-pour-boire-le-the-20230209_6BKYII5P2NCQRN7VGIN6H2EY3Q/]

[2] Pierre Avril, Jean Gicquel, Jean-Éric Gicquel, Droit parlementaire, Issy-les-Moulineaux, LGDJ Lextenso éditions, Domat droit public, 5e édition, 2014, p. 198.

[3] À la différence du Sénat, où deux motions référendaires ont été adoptées en 1984 et 1985 : la première au sujet de la loi Savary et la seconde au sujet de la loi électorale. Ces deux motions ont été adoptées au moment où le Sénat se situait dans l’opposition au Gouvernement et, sans surprise, l’Assemblée nationale n’y a pas donné suite (Ibid., p. 199).

[4] Le président André Chassaigne a publié, sur son compte Twitter, le courrier adressé le 31 janvier à la présidente de l’Assemblée nationale : [https://twitter.com/AndreChassaigne/status/1620822906195550208/photo/1].

[5] Règlement de l’Assemblée nationale, Table analytique des matières, p. 224.

[6] Jean-Jacques Urvoas, « La motion référendaire rarement utilisée, systématiquement rejetée », Le club des juristes, 6 février 2023, [https://blog.leclubdesjuristes.com/la-motion-referendaire-rarement-utilisee-systematiquement-rejetee-par-jean-jacques-urvoas/].

[7] Signe de l’importance politique nouvelle prise par ces motions, ces dernières ont été mises en ligne au sein du dossier législatif du PLFRSS (ce qui n’avait pas été le cas, en 2020, de la motion défendue par le groupe GDR au sujet du premier projet de réforme des retraites). C’est l’occasion de constater que l’objet des motions est identique et que leur motivation ne diffère que marginalement.

 

 

 

Crédit photo: Assemblée Nationale