Pour une interprétation raisonnable de la disposition votée par le Sénat sur la constitutionnalisation du droit à l’IVG

Par Olivier Beaud

<b> Pour une interprétation raisonnable de la disposition votée par le Sénat sur la constitutionnalisation du droit à l’IVG </b> </br></br> Par Olivier Beaud

Ce court billet vise à réfuter l’opinion selon laquelle l’actuelle disposition de la proposition de loi constitutionnelle relative à l’IVG constituerait tout aussi bien une régression par rapport à la disposition adoptée par l’Assemblée nationale qu’une « arnaque à la liberté ». Une interprétation raisonnable de ce texte conduit à ne pas y voir les prétendus dangers qu’il recèlerait pour la protection du droit des femmes à l’avortement.

 

This post refutes the view that the current abortion provision in the proposed constitutional bill is both a step backward from the provision passed by the National Assembly and a « freedom scam ». A reasonable interpretation of this text leads one to overlook the alleged dangers it would pose to the protection of women’s right to abortion.

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas[1]

 

 

 

Les auteurs d’une tribune récente publiée dans Le Monde soutiennent que la France ferait « œuvre pionnière » en inscrivant «  vraiment une garantie du droit à l’IVG dans sa Constitution »[2]. Cette opinion vise surtout à critiquer la formule de compromis trouvée au Sénat pour introduire l’IVG dans la constitution : la loi doit « déterminer les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». Celle-ci est jugée plus restrictive pour le droit à l’IVG que celle votée en première lecture par l’Assemblée nationale qui assignait à la loi la mission de « garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse ». La glose de nos collègues consiste à attribuer aux verbes « déterminer » et « garantir » deux significations opposées, la première étant jugée bien moins protectrice que la seconde. Le Sénat aurait alors réalisé un tour de passe-passe perçu comme une « arnaque à la liberté »[3].  Un tel raisonnement nous paraît aussi hasardeux que celui utilisant une opposition entre droit et liberté, que les auteurs de cette tribune récusent à juste titre.

 

Commençons par cette dernière. Y a-t-il lieu de distinguer un droit – un droit de l’homme — d’une liberté ? Les deux mots sont à l’origine des concepts philosophiques dont le droit s’est emparé sans les opposer : on parle couramment des « droits et libertés », ainsi à l’article 61-1 de la Constitution à propos de la question prioritaire de constitutionnalité ou encore à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui énonce « Toute personne a droit à la liberté d’expression ». Radicaliser une opposition entre droits et libertés est donc spécieux, d’autant plus que la tradition juridique française ne favorise guère le recours à une logique subjective pour déployer les protections qu’elle a construites.

 

Mais la thèse centrale consiste à soutenir que, d’une part, le choix du verbe « garantir » suppose de reconnaître « une logique de non-régression par rapport à l’existant » et serait donc protecteur, alors que la rédaction adoptée par le Sénat autoriserait toutes les dérives puisqu’« une loi qui viendrait réduire drastiquement les délais de recours à l’interruption volontaire de grossesse, voire l’interdire, serait, formellement, une loi remplissant sa fonction constitutionnelle de “détermination“  des conditions de l’IVG. » Une telle argumentation est fort critiquable. Lorsqu’une disposition constitutionnelle confie à une loi le soin de l’appliquer ou de la préciser, il est clair que le législateur a l’obligation de respecter, donc de ne pas dénaturer, cette disposition. Par exemple, le Préambule de la Constitution de 1946 prévoit que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent », ce qui implique, la jurisprudence l’a établi, une reconnaissance pleine et entière du droit de grève, tout en permettant au législateur d’intervenir pour encadrer l’exercice de ce droit, pourvu qu’il n’en remette pas en cause le principe.

 

On voit alors mal comment le législateur pourrait, sans violer la Constitution, réduire à néant la liberté des femmes de mettre fin à leur grossesse, c’est à dire leur droit de le faire, actuellement déjà encadré par les lois, y compris quant aux délais reconnus légitimes. C’est d’autant plus vrai qu’en l’état déjà, le Conseil constitutionnel interdirait clairement au législateur de remettre en cause le principe même du droit à l’IVG : la formulation du Sénat n’est en rien révolutionnaire en ce qu’elle prévoit des « conditions », donc des limites, à l’exercice d’une liberté ou d’un droit, puisque c’est le cas pour tout droit et toute liberté, fussent-il constitutionnellement reconnus. Les droits et libertés ne sont ni absolus ni illimités.

 

La disposition adoptée par le Sénat est insérée dans l’article 34 de la Constitution. C’est là que le verbe « déterminer » est largement utilisé pour  opposer les « règles » que la loi fixe aux « principes fondamentaux » qu’elle « détermine ». Telle est vraisemblablement la raison qui a conduit à choisir ce verbe. On peut ici seulement critiquer le Sénat pour avoir consacré un droit substantiel (le droit à l’IVG), dont le respect s’imposera au législateur lui-même, dans l’article 34 relatif à la seule répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire – la révision constitutionnelle de 2008 avait fait de même à propos du pluralisme et de l’indépendance des médias, mais le précédent d’une malfaçon ne doit pas servir de prétexte pour en introduire d’autres.

 

Pour finir, on avouera un certain scepticisme face à l’invocation, par les auteurs, du précédent américain de l’arrêt Dobbs de la Cour suprême des Etats-Unis pour agiter la menace d’une remise en cause du droit à l’avortement en France. La difficulté propre aux États-Unis tient ici à la fragilité, soulignée par tous les commentateurs, du fondement constitutionnel qui avait permis à la Cour suprême fédérale de consacrer le droit à l’avortement dans Roe v. Wade et à une division très forte aussi bien entre deux blocs d’États fédérés qu’au sein de la population. C’est cela qui a permis à la Cour suprême actuelle, devenue non seulement conservatrice, mais réactionnaire, de revenir sur cette jurisprudence dans l’arrêt Dobbs en estimant que la constitution fédérale ne pouvait être interprétée comme consacrant un tel droit. Rien de tel en France où l’IVG fut admise non pas par des juges, mais par le législateur, c’est-à-dire par la loi Veil du 17 janvier 1975 qui la reconnaît tout en l’encadrant d’ailleurs. Les partisans de la constitutionnalisation jouent un peu à se faire peur à propos du droit à l’IVG, alors qu’un tel droit n’apparaît fort heureusement pas menacé en France et qu’il bénéficie déjà d’une constitutionnalisation (certes implicite) en tant que « liberté de la femme » — « des femmes » aurait d’ailleurs été plus approprié —  tirée du principe de liberté proclamé à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001).

 

 

 

[1] Tous nos plus vifs remerciements à Patrick Wachsmann pour la relecture de ce billet.

[2] Le  Monde du 15 fév. 2023. La tribune est signée par N. Bajos, et C. Froidevaux-Metterie, S. Hennette-Vauchez

[3] Ibid.