La QPC de M. Dupond-Moretti : remarques sur une procédure insolite

Par Samy Benzina


<b> La QPC de M. Dupond-Moretti : remarques sur une procédure insolite </b> </br> </br> Par Samy Benzina


La question prioritaire de constitutionnalité soulevée par le ministre de la Justice devant la Cour de cassation se présente comme une véritable anomalie. D’abord, elle a été renvoyée au Conseil constitutionnel alors qu’elle était manifestement irrecevable. Ensuite, si elle pose une question intéressante, la constitutionnalité de l’application du régime de droit commun des perquisitions aux ministères, les griefs invoqués à son soutien, l’incompétence négative et la séparation des pouvoirs, apparaissent particulièrement singuliers notamment au regard du statut de membre du Gouvernement du requérant. Enfin, elle s’apparente plus à une manœuvre dilatoire ou politique qu’à un véritable moyen de faire garantir les droits et libertés constitutionnels.

 

The priority preliminary ruling  on the issue of constitutionality (QPC) raised by the Minister of Justice before the Cour de cassation is a real oddity. Firstly, it was referred to the Constitutional Council when it was clearly inadmissible. Secondly, if the complaint raises an interesting question, the constitutionality of the enforcement of the common regime of search and seizure on ministries premises, it argues that  such enforcement  is undermined by negative incompetence of the legislature and infringes on the separation of powers, which is peculiar in the light of the applicant’s status as a member of the Government. Finally, this proceeding seems more akin to a delaying or political tactic than a real mean of guaranteeing constitutional rights.

 

Par Samy Benzina, Professeur de droit public à l’Université de Poitiers

 

 

 

Depuis l’introduction du contrôle de constitutionnalité a posteriori en France, on a rarement vu une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) aussi insolite que celle renvoyée par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel par son arrêt d’assemblée plénière du 17 février 2023[1]. C’est l’auteur de la QPC qui la singularise particulièrement : si Maître Dupond-Moretti connaissait le Conseil constitutionnel pour y avoir défendu une QPC comme avocat[2], c’est ici le justiciable-ministre qui soutient l’inconstitutionnalité de certaines dispositions du Code de procédure pénale. Si la QPC fait de longue date partie de l’éventail de moyens mobilisés par des responsables politiques mis en cause dans une instance, c’est la première fois qu’un membre du Gouvernement en exercice soulève un tel moyen.

 

Pour rappel, à la suite d’un dépôt de plainte visant Monsieur Dupond-Moretti par deux syndicats de magistrats, le procureur général près la Cour de cassation a ouvert, le 8 janvier 2021, une information judiciaire pour prise illégale d’intérêt confiée à la Cour de justice de la République. Il est notamment reproché au ministre de la Justice d’avoir fait diligenter une enquête administrative contre des magistrats du parquet national financier ayant mené des investigations contre lui, en particulier par la consultation de « fadettes » visant à identifier l’informateur de Nicolas Sarkozy et son avocat dans le cadre de la fameuse affaire « Paul Bismuth ». Au cours de l’instruction, des perquisitions ont été conduites au sein du ministère de la Justice. Par la suite, le garde des Sceaux a été mis en examen, le 16 juillet 2021, puis renvoyé, le 3 octobre 2022, devant la Cour de justice de la République par la commission d’instruction afin d’être jugé.  

 

C’est lors de pourvois contre les arrêts de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République que M. Dupond-Moretti a soulevé, devant la Cour de cassation, une QPC (prenant la forme de trois QPC identiques) soutenant l’inconstitutionnalité des articles 56 alinéa 3, 57 alinéa 1er, et 96 alinéa 4, du Code de procédure pénale au regard de la règle de l’incompétence négative du législateur et du principe de séparation des pouvoirs.

 

La singularité de la QPC soulevée par le ministre de la Justice est renforcée par son renvoi au Conseil constitutionnel par la juridiction judiciaire alors même qu’elle apparaissait manifestement irrecevable (I). Cette QPC se présente en outre comme un véritable détournement de procédure (II).

 

 

I. Une QPC manifestement irrecevable

Si la Cour de cassation avait fait une stricte application de l’article 23-5 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958, elle aurait dû refuser de renvoyer la QPC. Elle était d’autant plus incitée à le faire au regard de l’excellent avis du premier avocat général, Frédéric Desportes, concluant méthodiquement à l’irrecevabilité de la QPC. En effet, le contrôle de constitutionnalité a posteriori en France n’est pas un contrôle de constitutionnalité à portée générale. Il a pour objet spécifique de faire contrôler des dispositions législatives au regard des seuls droits et libertés constitutionnels. Cela implique qu’avant même d’examiner les conditions de fond de renvoi d’une QPC, la juridiction doit s’assurer que le requérant invoque bien des droits et libertés constitutionnels. Ainsi, la Cour de cassation juge de manière régulière que les griefs soulevés au soutien d’une QPC qui n’ont pas le caractère de droit ou liberté que la Constitution garantit sont irrecevables[3]. La Cour de cassation exige en outre que les droits et libertés invoqués soient, à peine d’irrecevabilité, précisément déterminés[4].

 

Or, dans son mémoire, M. Dupond-Moretti défend l’inconstitutionnalité des dispositions précitées du Code de procédure pénale en ce qu’elles « autorisent la perquisition au sein du siège d’un Ministère, lieu d’exercice du pouvoir exécutif au sens de l’article 20 de la Constitution, sans assigner de limites spécifiques à cette mesure, ni l’assortir de garanties spéciales de procédure permettant de prévenir une atteinte disproportionnée à la séparation des pouvoirs ». En d’autres termes, le garde des Sceaux reproche au législateur une incompétence négative en ce qu’il n’a pas prévu de garanties spécifiques pour les perquisitions conduites au siège d’un ministère entrainant par la même une violation de la séparation des pouvoirs. Il faut cependant remarquer que l’incompétence négative ne peut être invoquée dans le cadre d’une QPC qu’à condition d’affecter par elle-même un droit ou une liberté constitutionnel[5]. Or, la séparation des pouvoirs n’est pas au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La séparation des pouvoirs elle-même ne peut être invoquée au soutien d’une QPC qu’à condition d’affecter par elle-même un droit ou une liberté constitutionnel[6]. Ainsi, que l’incompétence négative et la séparation des pouvoirs soient appréhendées ensemble, sous la forme d’un raisonnement gigogne, ou séparément, on ne peut que constater l’absence d’invocation de droits et libertés qui seraient directement affectés par le non-respect de ces exigences constitutionnelles, rendant les griefs irrecevables.

 

Certes, dans son mémoire QPC, le requérant argue que l’application du régime de droit commun des perquisitions aux sièges des ministères « expose par trop le principe de la séparation des pouvoirs, et affecte manifestement les droits et libertés garantis par la Constitution aux titres desquels figurent les droits de la défense et le droit au procès équitable ». Toutefois, comme le rappelle le premier avocat général dans son avis, l’article 23-5 de l’ordonnance organique exige, à peine d’irrecevabilité, que le mémoire QPC soit « motivé ». Or, l’argumentation du requérant se résume à la seule allégation ci-dessus sans être davantage développée. Il n’explique en particulier pas en quoi les droits de la défense et le droit au procès équitable sont affectés par l’incompétence négative ou la violation de la séparation des pouvoirs. Par ailleurs, même si ces deux griefs étaient recevables, ils n’apparaissent pas présenter un caractère sérieux : en quoi l’application du régime de droit commun des perquisitions aux sièges des ministères affecterait-elle spécifiquement les droits de la défense ou le droit au procès équitable ?

 

Face à ces irrégularités, il n’est donc guère surprenant que, pour justifier le renvoi, la Cour de cassation se soit réfugiée derrière le caractère « nouveau » de la QPC. La Cour a ainsi estimé que la question présentait pour elle un intérêt particulier[7]. En l’espèce, c’est « l’enjeu institutionnel au regard du principe de la séparation des pouvoirs », pourtant guère convaincant comme nous le verrons, qui fonde le renvoi. Ce n’est donc pas un raisonnement juridique qui a conduit la Cour de cassation à renvoyer la QPC, mais une appréciation en opportunité compte tenu du contexte particulier de l’affaire (un ministre mis en cause par des magistrats) et de l’auteur de la QPC (un ministre toujours en fonction).

 

Dès lors que la QPC a été renvoyée, ces irrégularités pourraient – théoriquement – être régularisées devant le Conseil constitutionnel. En effet, lors de ses premières observations formulées devant le juge constitutionnel, le requérant peut invoquer de nouveaux griefs excipés de la violation de droits et libertés constitutionnels, bien qu’ils n’aient pas été antérieurement soumis au juge a quo. Ainsi, M. Dupond-Moretti pourrait étayer son argumentation devant le Conseil afin de démontrer que l’incompétence négative et la séparation des pouvoirs affectent par elles-mêmes les droits de la défense et le droit au procès équitable voire alléguer la violation d’autres droits et libertés constitutionnels. En pratique, il nous semble que le ministre-justiciable pourrait être largement dissuadé de le faire : il prendrait alors le risque politique considérable que le juge constitutionnel examine de manière générale la constitutionnalité des dispositions législatives contestées qui, pour rappel, renvoient au droit commun des perquisitions. En effet, l’autorité attachée aux décisions du Conseil est une autorité dite absolue de la chose jugée. Cela implique que des dispositions législatives déclarées conformes le sont à l’égard de l’ensemble des droits et libertés que la Constitution garantit. Ainsi, si les dispositions législatives contestées le sont en tant qu’elles ne prévoient pas certaines garanties pour les ministères, il n’en reste pas moins que le Conseil aurait l’obligation de contrôler de manière générale que ces dispositions sont conformes à l’ensemble des droits et libertés constitutionnels indépendamment de leur application aux ministères. Le juge constitutionnel pourrait alors éventuellement les censurer pour d’autres griefs, relevés d’office, que leur application aux ministères et exiger que des garanties supplémentaires soient intégrées au régime de droit commun des perquisitions. L’intérêt du justiciable Dupond-Moretti, obtenir la censure des dispositions législatives contestées qu’elle qu’en soit le motif, entrerait ainsi en contradiction directe avec l’intérêt du ministre de la Justice Dupond-Moretti, éviter une censure qui conduirait à devoir restreindre les moyens d’investigation de la justice. Le garde des Sceaux pourrait donc préférer réitérer le raisonnement développé devant la Cour de cassation, quitte à ce que le Conseil constitutionnel prononce un non-lieu à statuer faute d’avoir invoqué devant lui des droits et libertés constitutionnels. Le renvoi de la QPC par la Cour de cassation n’est donc pas nécessairement un « cadeau » fait au ministre de la Justice, il pourrait même s’apparenter à une chausse-trape.

 

 

II. Une QPC illustrant un véritable détournement de procédure

Les griefs de l’incompétence négative et de la séparation des pouvoirs soulevés par M. Dupond-Moretti ne sont pas inintéressants. Ils conduisent à se demander si les ministères devraient disposer d’une protection spéciale dès lors qu’ils sont le siège du pouvoir exécutif. En effet, lors d’une perquisition, une multitude de documents, données informatiques et matériels nécessaires à la manifestation de la vérité sont susceptibles d’être saisis. Parmi les pièces saisies pourraient se trouver, comme le soutient le requérant, « des projets de loi, les projets d’arrêtés, les contrats de commande publique et, plus particulièrement s’agissant du ministère de la Justice, des projets de nomination de magistrats, de réglementation ou circulaire sur l’organisation de la magistrature, d’enquête ou encore de remontées d’informations ». Ces documents à diffusion restreinte pourraient alors être rendus publics, notamment en cas de violation du secret de l’instruction.

 

On peine toutefois, au-delà de son irrecevabilité, à être convaincu par le grief excipé de la séparation des pouvoirs. Le lien fait par le garde des Sceaux entre la nécessité d’un régime spécifique de perquisition propre aux ministères et la séparation des pouvoirs ne va pas de soi. Les régimes de perquisition spécifiques à certains lieux protégés prévus par les articles 56-1 à 56-5 du Code de procédure pénale sont sans lien avec la séparation des pouvoirs. Ils visent à protéger le secret professionnel, le secret des sources, le secret médical, le secret du délibéré ou le secret de la défense nationale. Du reste, certains locaux des ministères, comme le bureau du Garde des sceaux et de certains de ses collaborateurs, bénéficient déjà du régime très protecteur des perquisitions dans les lieux abritant des éléments couverts par le secret de la défense nationale. Au surplus, à l’instar des ministères, les assemblées parlementaires sont elles-mêmes soumises au régime de droit commun des perquisitions, même si l’usage suppose d’obtenir l’autorisation préalable du président de l’assemblée concernée. De même, si le palais de l’Élysée, siège de la présidence de la République, ne peut pas faire l’objet de perquisition, c’est sur le fondement non de la séparation des pouvoirs, mais de l’immunité du chef de l’État prévue par l’article 67 de la Constitution.

 

Il faut en outre relever que le principe de séparation des pouvoirs est invoqué ici à contre-emploi : comme le rappelle Pierre Avril, la jurisprudence du Conseil en la matière a surtout visé à « assurer l’indépendance des juridictions afin de garantir des droits »[8] et non à immuniser l’exécutif du contrôle du juge. Du reste, le Conseil conçoit en général la séparation des pouvoirs, de manière discutable[9], comme une interdiction d’empiètement d’un organe constitutionnel sur les prérogatives d’un autre organe. On peine à voir ce que la saisie de documents et données à diffusion restreinte d’un ministère, couverte par le secret de l’enquête et de l’instruction, entrainerait comme empiètement sur les prérogatives de l’exécutif. D’autant qu’un régime plus protecteur n’empêcherait pas pour autant le juge d’ordonner de telles mesures à moins de rendre les ministères inviolables, ce que le ministre ne demande pas dans son mémoire. Ce n’est donc pas la séparation des pouvoirs qui est en cause, mais la nécessité d’un régime spécifique garantissant la confidentialité des échanges, documents et données détenus par un ministère et non déjà couverts par le secret de la défense nationale en cas de perquisition. Ce principe de confidentialité pourrait être rattaché à la spécificité des fonctions gouvernementales, et donc sans doute à l’article 20 de la Constitution. Mais cela ne résout en rien la difficulté initiale : il ne s’agit pas d’un droit ou d’une liberté que la Constitution garantit.

 

Le grief tiré de l’incompétence négative ne laisse également pas d’interroger. Il revient pour un membre du Gouvernement en exercice à reprocher à des dispositions du Code de procédure pénale, dont la réforme relève de ses attributions, d’être incomplètes. C’est vite oublier qu’en France le Gouvernement est à l’initiative de l’essentielle des lois et que la législation pénale fait partie des domaines les plus souvent modifiés par le législateur. Le ministre ne manquait donc pas d’occasion d’introduire un projet de loi ou des amendements visant à modifier les dispositions législatives contestées dans le sens souhaité. Le grief de l’incompétence négative revient pour le ministre de la Justice à reprocher au législateur sa carence et donc indirectement à se reprocher à lui-même et à son gouvernement une forme d’incurie.

 

Le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel pose une autre difficulté : c’est le Premier ministre qui est chargé de défendre la constitutionnalité de la loi devant la Haute instance. Mais dans le cas d’espèce, on peut gager que le secrétariat général du Gouvernement, qui rédige habituellement les mémoires en défense et représente le chef du Gouvernement à l’audience QPC, aura pour instruction de s’en remettre « à la sagesse du Conseil constitutionnel » comme cela a pu se produire lors de l’examen récent de la QPC soulevée par Nicolas Sarkozy[10]. Il n’y aura donc personne pour défendre la constitutionnalité des dispositions contestées, au détriment d’un véritable contradictoire.

 

Pour finir, on peut s’interroger sur la stratégie derrière cette QPC. Il faut souligner que M. Dupond-Moretti n’obtiendrait pas les bénéfices d’une très hypothétique déclaration d’inconstitutionnalité dans cette affaire, ce qu’il ne peut ignorer en tant que garde des Sceaux. Même si le Conseil constitutionnel censurait les dispositions législatives contestées, il y a toutes les chances pour qu’il prononce une telle déclaration d’inconstitutionnalité avec effet différé dès lors que sont en cause des dispositions au cœur de régime des perquisitions. Leur abrogation immédiate emporterait des « conséquences manifestement excessives » conduisant le Conseil à reporter l’abrogation à une date ultérieure et à prévoir le maintien en vigueur des dispositions inconstitutionnelles jusqu’à cette date. En l’absence d’effet utile d’une improbable déclaration d’inconstitutionnalité, c’est donc avant tout le caractère dilatoire de la procédure qui semble avoir été recherché :  la QPC retarde l’ouverture du procès devant la Cour de justice de la République et l’éventuelle démission du ministre. D’aucuns pourraient également y voir la volonté de faire imposer par le Conseil constitutionnel une réforme du régime de la perquisition relative aux ministères afin d’éviter, dans un contexte de majorité relative, qu’un membre du Gouvernement directement concerné en soit à l’initiative. Ce n’est donc pas véritablement la garantie des droits et libertés constitutionnels qui semble être recherchée par cette procédure, mais le maintien d’un ministre dans une position particulièrement précaire.

 

 

 

[1]Pourvoi n° 21-86.418.

[2] CC, n° 2019-827 QPC du 28 février 2020.

[3] C. cass., 8 septembre 2016, n° 16-40.222.

[4] C. cass, ch. crim., 9 aout 2017, n° 17-90.015.

[5] CC, n° 2012-254 QPC du 18 juin 2012, §3.

[6] CC, n° 2016-555 QPC du 22 juillet 2016, §9.

[7] CC, 2009-595 DC du 3 décembre 2009, §21. La question est nouvelle en ce que le législateur organique « a entendu permettre au Conseil d’État et à la Cour de cassation d’apprécier l’intérêt de saisir le Conseil constitutionnel en fonction de ce critère alternatif ».

[8]  P. Avril, « La séparation des pouvoirs sous la Ve  République. Rhétorique et pratique », in S. Baume, B. Fontana (dir.), Les usages de la séparation des pouvoirs, Michel Houdiard, 2008, p. 134.

[9] V. O. Beaud, « Le Conseil constitutionnel et le traitement du président de la République : une hérésie constitutionnelle », Jus Politicum, 2013, n°9.

[10] CC, n° 2019-783 QPC du 17 mai 2019.

 

 

 

Crédit photo: Conseil constitutionnel