Raisons et déraison dans l’interprétation de la Constitution

Par Stéphanie Hennette Vauchez

<b> Raisons et déraison dans l’interprétation de la Constitution </b> </br> </br> Par Stéphanie Hennette Vauchez

Ce billet de blog est une réponse à la critique adressée par notre collègue Olivier Beaud à une tribune de presse dont je suis co-auteure, publiée après que le Sénat ait adopté, dans une version neutralisante, la proposition de loi constitutionnelle relative à l’avortement votée par l’Assemblée nationale en novembre. Le billet critique les deux principaux arguments mis en avant par Olivier Beaud (le fait que le constituant recoure au verbe « garantir » ou « déterminer » est indifférent ; le Conseil constitutionnel assure déjà la protection du droit à l’avortement) et suggère que la consécration des droits reproductifs dans la Constitution emporterait en effet un authentique changement de paradigme constitutionnel.

 

This blogpost is a response to our colleague Olivier Beaud’s rebuttal and critique of an op-ed I co-authored after the French Sénat voted a much watered-down version of the abortion related constitutional amendment adopted by the National assembly in November. It engages with Olivier Beaud’s two main arguments (it makes no difference whether the Constitution uses the verb “guarantee” or “determine”; the Conseil constitutionnel has already affirmed the constitutional value of the right to abortion) and reflects on the paradigmatic change that a constitutional embrace of reproductive rights would entail.

 

Par Stéphanie Hennette Vauchez, Professeure de droit public, Université Paris Nanterre, Institut universitaire de France, stephanie.hennette-vauchez@parisnanterre.fr

 

 

 

Il y aurait donc les interprétations raisonnables de la Constitution et (par hypothèse) les autres. Dans une récente contribution au présent blog, Olivier Beaud critique une tribune (dont je suis co-auteure), parue dans Le Monde au lendemain du vote du Sénat acceptant d’inscrire dans la Constitution, à l’article 34, une nouvelle disposition énonçant que « la loi détermine les modalités selon lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». La tribune y dénonce « l’arnaque » qui consiste à présenter ce vote comme une victoire du projet de constitutionnalisation du droit à l’avortement, en soulignant le recul qu’il marque par rapport à la version adoptée à l’Assemblée nationale en novembre, aux termes de laquelle « la loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse »[1]. À nos yeux, la logique qui anime le texte voté par le Sénat va tellement loin qu’elle le vide en fait de son sens : non seulement, ainsi reformulé, il manque sa cible (sécuriser le droit des femmes à avorter) mais encore, il ne sert à rien, se bornant à affirmer une compétence législative déjà existante – et déjà largement utilisée par le législateur qui est intervenu près de dix fois depuis la loi inaugurale de 1975 sur cette question[2].

 

Olivier Beaud conteste cette analyse. Selon lui, il n’y aurait pas de différence significative entre les deux formulations, de sorte que notre tribune procéderait d’une interprétation « déraisonnable »[3] (juridiquement non pertinente) de la proposition de loi constitutionnelle votée au Sénat. On entend ici contester cette disqualification. La tribune critiquée repose sur une authentique analyse juridique : il paraît en effet tout à fait raisonnable de soutenir, en juriste, que la formule votée au Sénat est moins protectrice que celle votée à l’Assemblée nationale (I) et que l’avortement ne jouit pas aujourd’hui en droit français d’une protection constitutionnelle (II).

 

 

I. Pourquoi il est raisonnable de soutenir que la formule votée au Sénat participe du jeu de dupes.

Un texte se comprend toujours par rapport à son contexte. Dans le cas d’espèce, le débat relatif à une possible constitutionnalisation de l’avortement trouve son origine directe dans l’arrêt Dobbs rendu par la Cour suprême américaine en juin 2022[4]. Très vite après cette décision américaine, de nombreuses voix se sont fait entendre pour proposer de « sécuriser » le droit des femmes à avorter en l’inscrivant dans la Constitution française. De manière remarquable, l’idée a rapidement réuni un large consensus politique, rassemblant tous les groupes parlementaires de gauche, le groupe de la majorité présidentielle, ainsi que des voix individuelles émanant des groupes du centre, de la droite (LR) voire, du RN. Elle recevait aussi le soutien appuyé de la Première ministre. Concrètement, pas moins de six propositions de loi constitutionnelle visant à inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution ont été enregistrées au Parlement entre juin et octobre 2022[5]. L’une d’entre elles a été adoptée à l’Assemblée nationale[6]. Amené à se prononcer à son tour, le Sénat, tout en acceptant le principe d’une révision constitutionnelle relative à l’avortement – ce que certain·e·s ont considéré comme un vote historique –, modifiait toutefois le texte suivant un amendement présenté par Philippe Bas. Le premier argument mis en avant par Olivier Beaud pour contester le raisonnement de notre tribune est donc que la formulation résultant du vote au Sénat (« la loi détermine les modalités selon lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ») ne serait pas moins robuste ou protectrice que la formulation de l’Assemblée nationale (« la loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse »).

 

Il importe d’abord de rappeler qu’un texte en lui-même ne veut rien dire, en ce sens que sa signification normative dépend toujours in fine de l’interprétation qui en sera(it) donnée. En ce sens, aucun texte, aucune révision constitutionnelle, ne peut se voir conférer une signification assurée indépendamment des étapes ultérieures de l’interprétation authentique. La discussion doit donc ici être comprise comme située à l’échelle de la maximisation ou de la minoration de la contrainte possible exercée, selon la formulation retenue, sur son futur interprète (ici le Conseil constitutionnel). Pour ce faire, nous pouvons identifier (analyser, classifier…) différentes techniques interprétatives à l’œuvre dans la jurisprudence[7]. À cet égard, il ne paraît pas déraisonnable de suggérer que la première formule (« la loi garantit »), accompagnée en outre (comme c’est le cas en l’espèce) d’éléments contextuels expliquant l’objectif poursuivi par le détenteur du pouvoir d’initiative en matière de révision constitutionnelle, indique une direction à l’action législative. Inscrire dans la Constitution que le législateur « garantit » le droit (ou la liberté) d’avorter paraît en effet maximiser les chances que, dans un éventuel futur contentieux constitutionnel, le Conseil censure une intervention législative qui remettrait en cause le droit existant. Ceci tient au fait qu’en lui-même (interprétation littérale ou sémantique), le verbe « garantir » indique non seulement une action du législateur mais aussi une direction qu’elle doit suivre – méliorative. Cela tient encore au contexte (intention des auteurs de la proposition de loi constitutionnelle et interprétation téléologique). Comme on l’a dit, la révision constitutionnelle en débat trouve son origine dans le souhait d’éviter que se produise un scénario à l’américaine[8]. Il s’agit donc d’inscrire dans la Constitution une clause de non-régression et c’est bien en ce sens que le choix du verbe « garantir » pourrait être interprété. Par contraste, le verbe « déterminer » (« la loi détermine les modalités… ») paraît tout à fait neutre du point de vue de la direction substantielle (non) indiquée au législateur. Par exemple, fixer un délai d’IVG quel qu’il soit (y compris un délai bien inférieur que celui de 14 semaines actuellement en vigueur), c’est « déterminer les modalités dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ».

 

D’autres raisonnements analogiques renforcent l’analyse. En 1999 par exemple, les débats ayant présidé à la révision constitutionnelle relative à la parité ont fait une large place à l’idée que le choix par le constituant du verbe « garantir » donnerait plus de force à l’énoncé que le choix de nombreux autres verbes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à l’époque, le constituant, effrayé peut-être par sa propre audace, choisit finalement un verbe considéré comme moins contraignant à l’égard du législateur (la révision finalement votée insère dans la Constitution la formule : « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives »[9]). D’autres exemples encore confirment cette lecture du sens juridique du verbe « garantir » comme de nature à générer des obligations positives pesant sur le législateur. L’article 1er de la loi du 31 décembre 1959 relative à l’enseignement privé (l’État « garantit l’exercice » de la liberté de l’enseignement[10]) a été interprété, tant par la doctrine que par le Conseil constitutionnel, comme exigeant non seulement que l’État permette aux établissements d’exister (liberté d’établissement), mais encore que soient mis à leur disposition les moyens matériels nécessaires à sa jouissance effective (aide financière)[11]. De même, la disposition de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 (la République « garantit » le libre exercice du culte[12]) a donné lieu à diverses interprétations jurisprudentielles mettant à la charge des autorités publiques des obligations positives – à l’instar, par exemple, de la fourniture de repas confessionnels en détention[13].

 

C’est donc bien sur des éléments d’analyse juridique que s’appuie l’argument selon lequel, entre les deux formulations en débat, celle du Sénat est moins robuste que celle de l’Assemblée nationale. Si l’objectif de ces propositions de révision constitutionnelle est de rendre plus difficile, via l’inscription dans la Constitution, tout recul en matière d’accès à l’avortement, alors un verbe indiquant une direction substantielle à l’action législative paraît de nature à exercer une contrainte plus grande sur l’interprétation future susceptible d’en être faite par le Conseil constitutionnel ou même par le législateur. En toute hypothèse, le fait même que le sénateur Philippe Bas ait proposé l’amendement, et que le Sénat l’ait adopté, renforce l’idée que le constituant lui-même considère qu’il n’est pas indifférent pour un texte constitutionnel de prescrire que « la loi garantit » ou que « la loi détermine les modalités selon lesquelles ».

 

 

II. Pourquoi il n’est pas raisonnable de considérer que le Conseil constitutionnel a déjà constitutionnalisé le droit à l’avortement

Il ne s’agit pas de contester qu’en France, le régime juridique de l’avortement est, relativement, robuste. Le législateur est intervenu à pas moins de dix reprises depuis la loi inaugurale votée à l’initiative de Simone Veil en janvier 1975, réalisant à chaque fois des extensions et améliorations : délais portés de 10 à 14 semaines de grossesse, suppression de l’entretien médico-social et de la clause de détresse, amélioration de la prise en charge par la Sécurité sociale, accès des mineures, etc. Des difficultés demeurent toutefois[14]. Peu nourri, le droit de la responsabilité en cas d’échec des procédures abortives soulève de nombreuses questions. La clause de conscience spécifique dont jouissent les médecins en matière abortive (qui se surajoute à celle qui leur est déjà reconnue pour l’ensemble de leur activité) paraît indéboulonnable[15]. Surtout, l’accès effectif à l’avortement laisse parfois à désirer. Parmi de nombreuses causes, la dévalorisation des actes associés à l’IVG dans la cotation des activités médico-hospitalières (T2A), couplée aux effets généraux de la rationalisation austéritaire de l’offre de soins au cours des dernières décennies (qui se ressent, comme la crise pandémique l’a bien montré, sur l’ensemble du système de santé) ainsi que, possiblement, certains obstacles plus ponctuels ou locaux entravent le plein accès des femmes à l’avortement. Cela étant, il n’est pas déraisonnable de considérer que le régime juridique de l’IVG en France est, relativement à de nombreux autres pays, robuste.

 

Est-il pour autant protégé contre des reculs ou remises en cause comparables à celle observée aux Etats-Unis (mais aussi au sein même de l’Union Européenne) ? Est-il possible, comme l’affirme Olivier Beaud, de considérer que le Conseil constitutionnel aurait constitutionnalisé le droit des femmes à interrompre leur grossesse ? Une telle analyse paraît éminemment contestable ; l’auteur fait d’ailleurs référence à une constitutionnalisation « implicite ». Sans s’attarder sur les interrogations soulevées par cette catégorie analytique un peu mystérieuse, admettons qu’il se réfère à la décision 2001-446 DC du 29 juin 2001 où le Conseil a estimé que :

« en portant de dix à douze semaines le délai pendant lequel peut être pratiquée une interruption volontaire de grossesse lorsque la femme enceinte se trouve, du fait de son état, dans une situation de détresse, la loi n’a pas, en l’état des connaissances et des techniques, rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d’une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d’autre part, la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».

 

Mais ni ici, ni ailleurs dans la jurisprudence constitutionnelle, on ne trouve consacrée la valeur constitutionnelle du droit d’interrompre une grossesse. Au mieux peut-on inférer du paragraphe cité que la liberté qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est en cause lorsque le législateur intervient en matière d’IVG (on serait en ce sens dans son champ d’application). Mais ce serait une interprétation bien constructive de la décision du Conseil d’en déduire que l’article 2 protège et garantit la liberté des femmes à avorter. En fait, le Conseil se borne ici à dire que la loi dont il est saisi ne méconnaît pas la conciliation nécessaire entre les intérêts protégés par le principe de liberté et ceux protégés par le principe de dignité de la personne humaine (dont on peut, par raisonnement symétrique en l’absence d’explicitation par le Conseil, présumer qu’il s’agit de ceux des enfants à naître). Mais ce faisant, le Conseil ne donne aucune information, ni aucune précision – et donc, a fortiori, aucune garantie sur ce qui l’amènerait, le cas échéant, à considérer que cette conciliation nécessaire est rompue. À vrai dire, non seulement il ne dit rien de substantiel sur les contours et le contenu de cette « liberté de la femme », mais encore on peut lire cette décision, a contrario, comme étant la première explicitation, par le Conseil, de la pertinence constitutionnelle d’une autre catégorie d’intérêts protégés via le principe de dignité de la personne humaine – soit, potentiellement, ceux du fœtus. De sorte que l’affirmation selon laquelle on peut être certain·e·s que le Conseil « interdirait clairement au législateur de remettre en cause le principe même du droit à l’IVG » est éminemment contestable.

 

En outre, et à supposer même qu’on suive le raisonnement selon lequel il existerait une protection constitutionnelle du droit à l’IVG, on ne comprend toujours pas en quoi il permettrait d’asseoir l’argument de l’inutilité de la révision constitutionnelle proposée. Car quelle est la leçon de l’arrêt Dobbs ? Qu’une protection constitutionnelle uniquement jurisprudentielle de l’avortement, sans indication claire et explicite du constituant, est fragile et soumises aux variations de l’herméneutique constitutionnelle (et de la composition des juridictions) : clairement, ce qu’un juge constitutionnel a fait, un juge constitutionnel peut le défaire. De sorte que, quand bien même on accepterait à titre d’hypothèse le raisonnement proposé par notre contradicteur, on ne voit pas du tout en quoi elle devrait mener à conclure à l’inutilité d’une constitutionnalisation explicite dont on peut (osera-t-on écrire ‘raisonnablement’ ?) postuler qu’elle n’a pas la même force que la jurisprudence constitutionnelle (le raisonnement est, toujours, à comprendre ici en termes de contraintes exercées sur le travail herméneutique du juge).

 

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Concluons. Le débat juridique qui s’est ouvert depuis plusieurs mois au sujet de cette hypothèse de constitutionnalisation de l’avortement est intrigant à bien des égards. Il suscite de nombreuses interventions d’experts qui s’évertuent à expliquer que le fait qu’un texte constitutionnel mentionne ou ne mentionne pas un sujet (ici, l’avortement) ne change rien. Voilà des considérations bien surprenantes émanant de… constitutionnalistes ! Ici cependant, il n’est pas interdit de penser qu’en dépit de la prétention affichée à incarner une (la seule ?) interprétation « raisonnable » de la constitution, l’objection qui nous est faite est en fait mue par une conception de la Constitution bien particulière – respectable mais discutable : une conception où la question de l’avortement n’aurait, fondamentalement, pas sa place.

 

Voilà la vraie question que soulève ce débat : pourquoi l’idée que la Constitution protège l’avortement suscite-t-elle tant de réticences ? Soulignons en premier lieu que l’état mondial du droit constitutionnel contemporain amène à embrasser nombre de nouvelles questions constitutionnelles. Environnement, pauvreté, droits culturels, enjeux numériques et, donc, droits reproductifs : voilà, parmi d’autres, de nombreuses et importantes questions qui étaient, hier, ignorées par les textes constitutionnels et prétendent désormais s’y faire une place. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre l’idée que, si effectivement le droit à l’avortement était constitutionnalisé à l’issue des discussions en cours, la France ferait œuvre pionnière. Le terme « pionnier » n’est pas à comprendre ici dans un sens évaluatif, mais factuel. Il n’existe en effet aujourd’hui que trois constitutions dans le monde dans lesquelles figure expressément le terme « avortement » ; et toutes trois l’interdisent (Eswatini, Somalie et Kenya). Pour le reste, on trouve certes à l’échelle du monde plusieurs constitutions qui évoquent soit le fait que la santé reproductive est une composante de la santé et du droit à la protection de la santé, soit que les femmes (ou les personnes) ont un droit à l’autonomie décisionnelle en matière reproductive. Mais aucune ne spécifie ou n’explicite une protection de l’avortement[16], de sorte que c’est bien factuellement que la France ferait œuvre pionnière si le projet d’une constitutionnalisation du droit à l’avortement devait aboutir.

 

Mais, on le voit, les résistances sont grandes. Comme nous le rappelions dans la tribune critiquée par Olivier Beaud, Simone de Beauvoir avait, en son temps, expliqué la force des résistances à la dépénalisation de l’avortement en se référant à « une raison, une seule, mais qui pèse lourd : la loi sur l’avortement est une pièce essentielle du système que la société a mis en place pour opprimer les femmes »[17]. Il ne s’agit assurément pas ici de rabattre les résistances au projet de constitutionnalisation exprimées par nombre de constitutionnalistes depuis quelques mois sur cette volonté de maintenir l’oppression des femmes – largement atténuée, en toute hypothèse, par presque 50 ans de législation en matière d’IVG. En revanche, elles semblent bien exprimer une certaine conception de la Constitution – en l’occurrence, une conception qui s’accommode parfaitement de (et cherche à préserver) la manière dont elle a historiquement et politiquement participé de l’invisibilisation des femmes du pacte social[18] et, avec elles, de toutes les questions ayant trait à la reproduction et à la dépendance qui sont pourtant des marqueurs structurels de la condition humaine.

 

Durant les quelques mois où la pandémie de Covid-19 a généré un débat (aussi riche que fugace) sur « le monde de demain », l’idée s’était largement imposée qu’il faudrait revaloriser tous les métiers et les fonctions sociales de prise en charge de notre dépendance (enseignant·e·s, soignant·e·s, éboueur·e·s… qui ont été nécessaires à la continuité de la vie telle que nous la connaissons – fût-ce sous forme confinée). À rebours de l’exaltation des valeurs d’autonomie et d’indépendance mises en avant par une large part de la philosophie politique du 18ème siècle à laquelle le constitutionnalisme contemporain a partie liée, on (re)découvrait en réalité la fragilité de la condition humaine et sociale, notre dépendance fondamentale. On découvrait l’importance du care[19]. On l’a vu, ce programme a fait long feu. Or, c’est un aggiornamento de même nature qui se profile avec l’hypothèse de la constitutionnalisation de l’avortement. Peut-être les résistances qu’elle suscite peuvent-elles dès lors être lues en parallèle ? Alors même que toute communauté politique est existentiellement et radicalement dépendante du travail reproductif, rares sont les constitutions de par le monde qui évoquent cette question – et aucune ne garantit le droit à l’avortement. Le paradigme constitutionnel sous l’empire duquel nous vivons depuis deux siècles repose donc sur l’invisibilisation des questions de reproduction. Si c’est ce paradigme là qu’il s’agit de maintenir en arguant que l’inscription du droit à l’avortement dans la constitution est inutile, parlons-en, mais ouvertement : sans prétendre que c’est parce que « garantir » et « déterminer » sont synonymes ou que l’avortement jouirait d’une protection constitutionnelle.

 

 

 

[1] V. pour une analyse : Laurie Marguet, « La constitutionnalisation du droit à l’IVG », Blog JusPoliticum, 5 déc. 2022.

[2] A minima, on peut lister les interventions suivantes du législateur sur le régime de l’interruption de grossesse : 1975, 1979, 1982, 1993, 2001, 2013, 2014, 2016, 2017, 2022.

[3] Cf. le titre donné à son billet : « Pour une interprétation raisonnable de la disposition votée par le Sénat sur la constitutionnalisation du droit à l’IVG ».

[4] Par cet arrêt d’importance, la Cour suprême revient sur 50 ans de jurisprudence affirmant que le choix des femmes d’interrompre une grossesse jouissait d’une protection constitutionnelle.

[5] A l’Assemblée nationale : PLC n°8 du 30 juin 2022 (Aurore Bergé et Marie-Pierre Rixain) et PLC n°15 du 6 juillet 2022 (Mathilde Panot) puis PLC n°293 du 7 octobre 2022 (Mathilde Panot). Au Sénat : PLC n°734 du 27 juin 2022 (Laurence Rossignol), PLC n°853 du 2 août 2022 (Mélanie Vogel) puis PLC n°872 du 2 septembre 2022. Ajoutons, non enregistrée, la PLC rédigée par Cécile Untermaier (https://www.cecileuntermaier.fr/actualites/ma-proposition-de-loi-constitutionnalisant-le-droit-a-l-ivg-et-a-la-contraception-4131/ ). Certaines proposent d’inscrire le droit à l’avortement à l’article 66 de la Constitution (PLC n°8 et 15 puis 872), d’autres dans le préambule de la Constitution (PLC n°734), d’autres encore à l’article 1er de la Constitution (PLC n°853 ou PLC Untermaier).

[6] La proposition n°872 présentée par Mélanie Vogel au Sénat en septembre proposait d’inscrire à l’article 66 de la Constitution la formulation suivante : « Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits ». Elle fut toutefois rejetée à 17 voix lors du vote du 19 oct. 2022. Quelques semaines plus tard, la proposition de loi constitutionnelle n°293 présentée par Mathilde Panot connaissait un sort plus favorable puisque l’Assemblée adoptait le texte suivant : « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse ».

[7] Véronique Champeil-Desplats, « L’interprétation : ses méthodes, ses justifications », in Méthodologie du droit et des sciences du droit, Dalloz, 3è ed. 2022, pp. 379ss.

[8] Il va sans dire que ce scénario ne saurait être répliqué à l’identique en droit français, précisément parce que le droit français de l’avortement est essentiellement législatif ; l’hypothèse envisagée par les promoteurs de la révision constitutionnelle ici débattue est celle d’une volonté politique de répliquer, par voie législative, les attaques sur l’avortement qu’on voit se déployer aux Etats-Unis – et ailleurs (réduction des délais, multiplication des contraintes administratives, etc.).

[9] Le projet de loi constitutionnelle voté par l’Assemblée nationale en 1re lecture le 15 décembre 1998 se référait d’ailleurs au verbe « déterminer » ; et c’est bien pour renforcer la contrainte qu’il fut envisagé de lui substituer le verbe « garantir ».

[10] La formule exacte est : « L’Etat proclame et respecte la liberté de l’enseignement et en garantit l’exercice aux établissements privés régulièrement ouverts ».

[11] Jacques Robert, « La loi Debré sur les rapports entre l’État et les établissements privés », Revue du droit public, 1962, p. 213 ; Louis Favoreu, « Les collectivités publiques et l’école », RFDA, 1985, p. 597 ; Jean-Arnaud Mazères, Les rapports entre l’État et l’enseignement privé, Toulouse, 1962.

[12] La formule exacte est : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».

[13] Quand bien même il ne s’agirait que d’une obligation de moyens ; v. : CE 16 juill. 2014, n°377145 et CE, 25 fév. 2015, n°375724.

[14] Pour une riche analyse : Lisa Carayon, « Penser les droits reproductifs comme un tout : avortement, contraception et accouchement sous X en droit français », in Laurence Brunet, Alexandrine Guyard-Nedellec dir., Mon corps, mes droits ! L’avortement menacé ?, Mare et Martin, 2018, p. 29.

[15] Pour mémoire, alors que sa suppression était visée par une initiative récente, elle a rencontré une vive opposition et n’a finalement pas prospéré ; v. loi n°2022-295 du 2 mars 2022 visant à renforcer le droit à l’avortement.

[16] On excepte ici les constitutions d’États fédérés comme le Vermont ou la Californie qui ont justement réagi à Dobbs en constitutionnalisant l’avortement.

[17] Simone de Beauvoir, Préface, in Avortement: une loi en procès. Sténotypie intégrale des débats du tribunal de Bobigny, Gallimard, 1973, p. 12

[18] V. en ce sens le travail de référence : Carol Pateman, Le contrat sexuel [1988], La Découverte, 2010.

[19] Sandra Laugier, Najat Vallaud-Belkacem, La société des vulnérables. Les leçons féministes d’une crise, Gallimard, 2020, Coll. Tracts.

 

Note de la rédaction du 27/03/2023 : Cette discussion se poursuivra dans un billet de réponse du Pr. Olivier Beaud, qui sera très prochainement publié sur ce blog.

 

 

 

Crédit photo : Claudia Schillinger CC BY-ND 2.0