Les aspects constitutionnels et politiques du sacre de Charles III

Par Aurélien Antoine

<b> Les aspects constitutionnels et politiques du sacre de Charles III </b> </br> </br> Par Aurélien Antoine

The coronation of King Charles III was a moment in history. The United Kingdom is the last monarchy in Europe where the King or the Queen is crowned during a religious service whose rules date back from the Middle Ages. Despite its outdated aspect for most of us, the coronation has many constitutional and political significations and implications. This paper aims to explain them.

 

Le sacre de Charles III fut un événement historique. Le Royaume-Uni est la dernière monarchie d’Europe où le roi ou la reine est couronnée durant un service religieux dont les règles remontent au Moyen-âge. Malgré sa dimension désuète pour la plupart d’entre nous, le couronnement a une signification et des implications constitutionnelles et politiques nombreuses. Cet article a pour objet de les presenter et de les discuter.

 

Par Aurélien Antoine, Professeur à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne

 

 

 

La monarchie britannique n’est pas une monarchie comme les autres. Alors que ses homologues européennes ne procèdent plus au sacre de leur souverain (comprenant un couronnement et l’onction)[1] et que de nombreux États ont embrassé la république, le Royaume-Uni s’accroche à une cérémonie dont les origines sont tellement reculées que les règles qui s’y appliquent sont en partie mystérieuses tout en recelant une signification constitutionnelle majeure.

 

Le sacre n’est pas l’accession au trône. Il est l’étape religieuse qui succède aux dispositions juridiques qui ont été nécessairement prises immédiatement après le décès de la ou du prédécesseur(e) du nouveau monarque. En vertu des adages « le roi est mort, vive le roi ! » ou « le roi ne meurt pas » (en anglais, « the king is dead, long live the king » ; et « the King is a name of continuance (…) and in this name the King never dies »[2]), Charles III est devenu monarque dès le 8 septembre 2022 avant que cette continuité ontologiquement liée à celle de l’État ne soit traduite dans des actes lus et paraphés à l’occasion du Conseil d’accession au trône qui s’est tenu le 10 septembre. Le nouveau monarque a ensuite reçu les serments des corps constitués, notamment d’un certain nombre de parlementaires – serments auxquels le roi a répondu par des discours qui synthétisent le rôle du monarque dans une démocratie parlementaire[3].

 

Par rapport aux événements qui se sont déroulés au début du mois de septembre 2022, le sacre paraît plus anecdotique d’un point de vue constitutionnel. La littérature juridique sur le service cultuel est relativement peu abondante et inversement proportionnelle aux chroniques mondaines à la superficialité assumée. Pourtant, les deux heures de la célébration du 6 mai 2023 recèlent un symbolisme constitutionnel qui permet de mieux déchiffrer la nature de l’État britannique. Elles ont aussi contribué à apprécier une concrétisation cérémonielle de ce pan fondamental du droit constitutionnel matériel que sont les procédures de dévolution du pouvoir régies par des textes et des usages multiséculaires.

 

Le sacre comporte cinq grandes parties qui contiennent toutes une dimension constitutionnelle : la reconnaissance (the recognition), le serment (the oath), l’onction (the anointing), la présentation des insignes de la monarchie comprenant le couronnement stricto sensu (the presentation of regalia) et les hommages. Le champ lexical de ces termes indique d’abord que le sacre est l’expression de l’essence spirituelle et temporelle du roi dont la personne incarne la monarchie, l’Église d’Angleterre, et la Constitution. Le sacre est aussi le moment de la matérialisation de la souveraineté et des prérogatives du roi. Enfin, il est un épisode marquant la reconnaissance de la nature composite de l’État territorial britannique.

 

 

I. Brefs rappels sur l’essence spirituelle et temporelle du monarque britannique

Selon la distinction célèbre de Kantorowicz, la personne du roi réunit en elle-même les qualités d’un être humain « naturel » et celles d’un être qui, historiquement, a une dimension divine qui ne peut disparaître. Cette idée qui devient centrale au XVIe siècle chez les jurisconsultes[4] se déploie en pleine affirmation de l’État moderne. Le corps immortel du roi n’est pas simplement l’incarnation du sacré, il est aussi celle de l’État (ce qui a expliqué que, au Royaume-Uni et jusqu’au Reform Act de 1867, le décès du monarque entraînait la dissolution du Parlement). Dans une telle configuration, la séparation de l’Église anglicane et de l’État est inenvisageable, d’autant que l’histoire constitutionnelle de l’Angleterre rappelle que le motif du schisme avec Rome comprend un ressort politique majeur et qu’il n’a pu être possible qu’avec le soutien du Parlement[5]. La sécularisation progressive des questions politiques (qui revient à ne plus justifier l’action du gouvernement sur le fondement d’une doctrine religieuse et qui implique la soumission de l’Église à l’État civil) n’emporte pas la laïcisation formelle des institutions[6] et encore moins une distinction stricte entre l’Église et l’État[7].

 

De deux dimensions du monarque – spirituelle et temporelle – découle l’observance rigoureuse de la règle religieuse qui n’est, toutefois, pas la seule en cause en Angleterre (puis en Grande-Bretagne et au Royaume-Uni). L’histoire constitutionnelle a montré à plusieurs reprises que le monarque ne l’est pas uniquement par la grâce de Dieu. Le Parlement a été faiseur ou défaiseur de roi. La dynastie Tudor est d’abord reconnue par le Parlement. La restauration des Stuart après l’interrègne de Cromwell est une expression de la volonté du Parlement, de même que l’accession au trône de Guillaume III et Marie II en 1688-1689 sur le fondement du Bill of Rights. Quant à l’abdication d’Édouard VIII, elle n’est actée juridiquement que par un acte du Parlement[8]. Ainsi que le souligne Philippe Lauvaux, « le roi règne désormais en vertu d’un titre parlementaire et se trouve soumis au droit sans détenir le pouvoir législatif propre et concurrent de celui qu’il exerce avec les chambres »[9]. Composante du Parlement, le monarque n’est pas un souverain absolu et ne doit son maintien comme chef d’État que par la grâce du Parlement. Cette « monarchie représentative »[10] évolue encore en raison des progrès du parlementarisme démocratique. Progressivement, le monarque se retire des affaires publiques et n’est plus libre de l’usage de ses prérogatives. Elles sont effectivement exercées par le Premier ministre, lui-même issu du Parlement, et bientôt exclusivement de la Chambre des Communes qui jouit, seule, de la légitimité du suffrage universel direct à l’échelle de l’ensemble du Royaume-Uni. Finalement, le roi est garant de la règle de l’Église anglicane qui l’investit comme son chef, d’une part ; et, d’autre part, il respecte la prééminence du droit et l’équilibre des pouvoirs en tant que chef d’État dont le maintien de la position institutionnelle dépend, in fine, de la volonté du Parlement.

 

 

II. Une expression du lien entre monarchie, Église d’État et Constitution

Tout au long du sacre, le lien entre la monarchie, l’Église, la Constitution et les institutions politiques se manifeste de façon multiple. La première illustration de ce rapport survient au moment de la présentation de la Bible définie comme « la loi du roi » (qui fait écho à la devise Dieu et mon Droit) qui reconnaît son autorité et accepte que, constitutionnellement, il la préserve de toute tentative de la part d’une quelconque personne de la renverser. Le roi et l’archevêque de Cantorbéry font ensuite explicitement référence à l’alliance de Dieu et du droit séculier dans leurs propos à l’occasion du prononcé des deux serments régis par le Coronation Oath Act de 1688 et l’Accession Declaration Act de 1910. L’introduction du premier serment par l’archevêque Justin Welby souligne que l’Église est elle-même établie par le droit (« the Church established by law »). Dans sa deuxième prise de parole, il demande au roi s’il « promet et jure solennellement de gouverner les peuples du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, de [ses] autres royaumes et de tout territoire qu’il lui appartient ou lui revient, en accord avec leurs lois et coutumes respectives ». L’intrication entre le droit et la religion se retrouve pour le serment d’accession au trône qui ne s’impose que dans le cas où le monarque n’a pas pu le déclamer à l’occasion de l’ouverture d’une nouvelle session parlementaire qui se serait ouverte avant le couronnement. Selon le texte prévu par la loi de 1910, le roi se doit d’exercer ses prérogatives afin d’assurer le maintien de la religion anglicane  « établie par la loi » depuis le XVIe siècle et de garantir la succession protestante au trône dans le respect du Bill of Rights de 1688-1689 (et du Claim of Rights écossais) et de l’Act of Settlement de 1701 (étendu à l’Écosse en 1707 par l’Acte d’union).

 

Plus formellement, le lien entre la monarchie, la religion d’État et le respect du droit se manifeste par la participation du Premier ministre au culte par la lecture de l’Épître aux Colossiens juste après le serment. C’est bien en tant que chef du Gouvernement qui exerce en pratique les pouvoirs du roi que Rishi Sunak est intervenu, et non pas dans le cadre d’une démarche confessionnelle – lui-même étant de confession hindoue. Au moment de la distribution des insignes royaux, la Lord présidente du Conseil privé du monarque, Penny Mordaunt, a endossé le rôle le plus essentiel qui est celui de porter l’épée d’État, symbole de l’autorité royale. Penny Mordaunt avait déjà convoqué et présidé le conseil d’accession au trône le 10 septembre 2022. Avec le Premier ministre, elle est la seule membre du gouvernement et membre de la Chambre des Communes à assumer une fonction notable durant le sacre. Les autres parlementaires qui sont intervenus furent les lords qui remirent à Charles III les armilles, la bague, et le gant et aidèrent à l’habiller de la robe royale.

 

Si l’ensemble des institutions sont représentées, le serment ne fait pourtant pas explicitement référence au Parlement et aux principes fondamentaux de la Constitution britannique. Cet oubli est critiqué, d’autant que le serment a été modifié à plusieurs reprises pour tenir compte de l’évolution territoriale de l’État britannique[11]. Des juristes vont même jusqu’à contester la validité du serment dans la mesure où il ne serait pas fait mention du fait qu’il est prononcé en accord avec les actes adoptés par le Parlement[12]. Bien que minoritaire, cette opinion pourrait favoriser les velléités de recours juridictionnels dirigés contre des actes qui ne respecteraient pas la loi. Dans un article, Graeme Watt fait d’ailleurs référence à un contentieux de 2000 initié par un particulier contre la position d’Élisabeth II comme souveraine[13]. La Cour d’appel a écarté ce recours qui n’était pas recevable en application d’une forme de prescription (le temps qui a passé a validé le fait qu’Élisabeth II soit admise en tant que reine légitime d’une dynastie qui ne l’était pas moins[14]), mais aussi parce que, selon le juge, la reine a été « reconnue par le Parlement, et par la nation, comme la personne légitime ayant hérité du trône à la date de son couronnement ; qu’au décès du monarque régnant, la Couronne a été immédiatement conférée à la personne désignée pour lui succéder et aucune objection n’a été émise au moment de la proclamation subséquente »[15]. En faisant référence aux deux phases de l’intronisation d’un nouveau monarque, la cour a démontré qu’Élisabeth II avait acquis les droits et obligations de monarque dès le décès de son père. Son statut juridique a d’abord été entériné par la procédure d’accession au trône[16], non de son couronnement – ce que le cas d’Édouard VIII confirme puisqu’il a bien été monarque sans intronisation. Le sacre est une formalisation symbolique de la dévolution de la Couronne, plus qu’une formalité substantielle. À cet égard, il n’est pas exclu qu’un monarque refuse tout simplement de se faire sacrer comme l’avait un temps envisagé Guillaume IV en 1831 (au point qu’à l’époque, les gazettes parlaient de « semi-couronnement »[17]). Bob Morris résume finalement l’état du droit : « les serments ne sont pas créateurs de droit en eux-mêmes, mais n’ont plutôt qu’une valeur déclaratoire : ils sont performatifs et confirmatifs, plus que législatifs »[18]. Dans Ball v The Crown, le juge rappelle plus généralement que « le couronnement est la reconnaissance solennelle de la part de la nation, de la transmission de l’autorité royale au monarque et, de la part du monarque, de la reconnaissance solennelle de droits fondamentaux »[19]. Malgré la portée juridique limitée du serment, les Premiers ministres ont régulièrement souligné que l’hypothèse de sa remise en cause complète qui reviendrait à s’abstraire du respect du Coronation Oath Act n’était pas souhaitable et emporterait un débat constitutionnel inutile[20].

 

La querelle juridique s’est poursuivie avec Charles III. Ce dernier a désiré que le serment soit enrichi par une phrase introductive de l’archevêque de Cantorbéry selon laquelle le roi et son Église chercheront à « promouvoir un environnement dans lequel toute personne peut vivre librement », notamment sa foi, quelle qu’elle soit. Cette parole de tolérance, qui suit l’exemple d’autres monarchies comme celle du Danemark, résulte de l’opinion exprimée en 2012 par la défunte Élisabeth II, mais aussi par Charles qui se veut défenseur de toutes les fois et au service de tous ses sujets. Dans une prière inédite qu’il a prononcée, il a précisé que, à l’instar du fils de Dieu, il n’est pas là où il est placé pour être servi, mais pour servir. Pour quelques plumes chagrines, cette évolution aurait dû être validée par un acte du Parlement. De même, les doutes juridiques qui ont pesé sur le mariage de Charles avec Camilla ont resurgi[21]. Ayant confessé l’adultère, le roi Charles n’aurait pas respecté les lois de l’Église. Pour s’y conformer, il aurait fallu rectifier le serment. Vernon Bogdanor a souligné que, dès lors que cette union avait été consacrée par l’archevêque de Cantorbéry, aucune contestation valable ne pouvait être émise sur ce terrain[22]. Le serment de 2023 a finalement suivi le même processus qu’en 1937 et en 1953, le Parlement ayant été dûment informé des changements[23].

 

Il n’en demeure pas moins que l’omission du Parlement dans les différents serments du sacre étonne. Cette mention serait légitime du point de vue de l’histoire constitutionnelle britannique, mais aussi conforme aux autres monarchies européennes. En Belgique, par exemple, le monarque accède au trône après un serment devant le Parlement selon lequel il « jure d’observer la Constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire » (article 91 de la Constitution de 1831). C’est sans doute la raison pour laquelle le groupe Constitution Unit a milité pour l’élaboration d’un nouveau serment qui intégrerait la formule suivante : «  je suis disposé, et ce faisant, affirme ma loyauté au gouvernement démocratique, à la prééminence du droit et à la liberté religieuse pour toutes et tous »[24]. L’aggiornamento de l’ensemble des serments s’imposera peut-être pour le prochain monarque, tout comme la remise des insignes royaux qui inclut le couronnement.

 

 

III. Une matérialisation de la souveraineté et des prérogatives du monarque 

Cœur de la cérémonie du 6 mai, la succession de la présentation des regalia est le moment à la fois le plus désuet et le plus symbolique. Chaque attribut dont la majeure partie remonte au sacre de Charles II[25] rappelle que « les origines de la fonction royale sont d’ordres militaire, judiciaire et religieux »[26]. La présence des parlementaires à cet instant a été évoquée, en particulier celle de la Lord présidente du Conseil privé. Il convient d’y ajouter les lords portant certains insignes au roi. La sélection des pairs n’a pas été le fruit du hasard : à chaque fois, une minorité ethnique ou religieuse a été mise en valeur (juive, musulmane, hindoue), de même que l’un des courants principaux représentés à la Chambre des Lords (crossbencher non partisan, conservateur, travailliste et libéral-démocrate).

 

Sans qu’il soit utile de revenir sur la signification de chaque insigne, plusieurs d’entre eux matérialisent la souveraineté et les prérogatives politiques du monarque. L’orbe est le premier joyau de la Couronne qui marque la souveraineté temporelle du roi soumis au Christ. Ensuite, le sceptre du Souverain surmonté de la Croix (qui contient le célèbre Cullinan I) incarne aussi le pouvoir temporel. Il est tenu dans la main couverte du gant dans la mesure où le monarque doit exercer ses prérogatives avec parcimonie et un esprit de bon gouvernement. La main gauche porte le bâton de l’Équité et de la Miséricorde qui évoque le pouvoir spirituel. Enfin, la couronne de Saint Édouard vient parachever la réunion du temporel et du spirituel, renvoyant à l’attribution d’un honneur et d’une dignité tout en rappelant la couronne d’épine du Christ. Dans les photos officielles, les regalia marquant le pouvoir politique du monarque dominent. Seuls l’orbe, le sceptre et la couronne impériale (et non celle de Saint Édouard qui n’est ceinte que pour le couronnement) sont exposés. La couronne impériale n’a pas de lien avec l’Empire britannique de l’époque contemporaine. L’adjectif « impériale » fait ici référence au fait que le roi n’admet aucune souveraineté temporelle au-dessus de la sienne. La signification de cette couronne permet également de comprendre que ce soit elle qui est utilisée lors de l’ouverture des sessions du Parlement par le monarque (et qui prononce à cette occasion le discours du trône).

 

Au-delà des insignes royaux, c’est par la parole que les autorités ecclésiastiques, militaires et politiques présentes lors du sacre ont confirmé la place institutionnelle de Charles III. La recognitio qui se déroule au début de la cérémonie conduit à exposer le roi aux autres institutions, aux représentants de tous ses royaumes, aux principaux ordres chevaleresques (du Chardon et de la Jarretière), aux militaires (association de la Victoria Cross et de la George Cross), et au peuple qui l’admettent comme chef d’État légitime en lançant « God Save the King ».

 

À ce rite d’origine médiévale s’ajoute celui de l’hommage qui suit le couronnement. Les MPs n’y ont jamais participé, même si certaines suggestions avaient été faites pour que le Speaker s’y soumette, sans succès[27]. Une nouveauté a été introduite en 2023. Outre les hommages de l’Église d’Angleterre et de l’héritier au trône, celui du peuple a été adjoint. Les sujets de tous les royaumes qui le souhaitaient ont prononcé la phrase « Je jure que je prêterai allégeance à Votre Majesté ainsi qu’à vos héritiers et successeurs dans le respect du droit ». Cette innovation a suscité une polémique, car, à l’origine, l’hommage prenait la forme d’un commandement (« a call for people to swear ») et non d’une invitation. L’introduction du serment par Justin Welby a été modifiée avec l’accord de la maison royale pour le rendre facultatif[28]. Plutôt qu’une soumission, l’objectif poursuivi était sans doute de traduire l’esprit général qui s’est diffusé tout au long du culte, c’est-à-dire une plus grande proximité entre le monarque et les composantes de son royaume.

 

De manière générale, la volonté de Charles III d’alléger le protocole, de privilégier la société civile par l’éviction d’une bonne partie des parlementaires (les députés présents ont été tirés au sort et il était hors de question d’inviter les quelque 800 lords en grande tenue), d’assurer la représentation des minorités et de promouvoir l’œcuménisme marque certes de la tolérance, mais exprime surtout des convictions politiques déjà connues et rappelées par Justin Welby dans son sermon. Charles III n’est pas un roi nu[29] : il sait qu’il ne peut garantir l’avenir de la monarchie que par sa capacité à poursuivre des buts d’intérêt général et à incarner des valeurs susceptibles de correspondre à celles de ses sujets-citoyens et vis-à-vis desquels les élus ont tendance à se détourner. Ce constat est confirmé par l’importance que le roi a accordée à la représentation des différentes nations qui forment l’État britannique.

 

 

IV. Une reconnaissance de la nature composite de l’État territorial britannique

Du commencement au terme de la cérémonie, une constante n’aura pas échappé aux observateurs aguerris : le sacre du monarque britannique est celui d’un roi qui règne sur quatre nations et 14 États. Certes, il y aura bien un office dédié à Charles III en Écosse comme cela fut le cas pour sa mère dans ce qu’il convient de qualifier de « tradition inventée » afin de revaloriser la Kirk (l’Église d’Écosse) et soutenir plus largement le renouveau de la culture écossaise[30]. Cependant, Charles III, bien que suivant un protocole créé pour les monarques d’Angleterre, a encore renforcé un « œcuménisme territorial » perçu dès son accession au trône en septembre 2023 dans la continuité des vœux de sa mère (les obsèques puis le sacre ont été structurés autour de la « four-nations basis »[31]). Soucieux de ne pas vexer des peuples britanniques qui ne s’apprécient parfois guère et conscients du désintérêt dont la classe politique anglaise peut faire preuve à l’encontre des nations celtiques, Buckingham Palace et les services de l’archevêque de Cantorbéry (désigné par métonymie Lambeth Palace) ont consolidé la présence de l’Écosse, du pays de Galles et de l’Irlande du Nord, tandis que le Commonwealth a occupé une place de choix.

 

En premier lieu, la chaise du couronnement (qui doit être distinguée des chaises d’État et du trône d’État qui ont été tour à tour employés lors du sacre) dissimule sous son siège la pierre dite « de Scone » (en référence au fait qu’elle est longtemps demeurée à l’abbaye de Scone). Cette pierre mythique liée à l’épisode biblique du songe de Jacob[32] fut au cœur des sacres des rois d’Écosse avant qu’Édouard Ier ne la rapatrie en Angleterre en 1296 pour la placer sous une chaise spécialement fabriquée pour l’accueillir. C’est elle qui sera systématiquement utilisée pour les couronnements à partir de 1399. La montée en puissance des revendications nationalistes en Écosse a changé le destin de la pierre[33]. Le 3 juillet 1996, le gouvernement britannique, alors dirigé par John Major, a décidé qu’elle devait retourner au château d’Édimbourg[34] – un signe du succès de la dévolution qui allait suivre en 1998. L’Exécutif britannique doit demander l’autorisation du gouvernement écossais de disposer de la pierre. Ce fut fait pour le sacre de 2023.

 

L’exigence constitutionnelle de donner à voir la nature composite du Royaume-Uni se retrouve pour d’autres éléments du protocole en parfaite symétrie de ce qui s’est déroulé pour les obsèques de la reine Élisabeth II. La présentation de la Bible en début de cérémonie a été faite par l’un des plus hauts dignitaires de la Kirk (Moderator of the General Assembly of the Church of Scotland). Le prince de Galles a assisté les autorités religieuses lors de l’habillement du roi. Le sceptre et le bâton à la Colombe ont été remis par l’archevêque du pays de Galles et l’évêque président de l’Église épiscopale écossaise (The Primus of the Scottish Episcopal Church).

 

En dernier lieu, la dimension multiculturelle du sacre s’est traduite par l’emploi des principales langues régionales britanniques. Le Veni creator fut l’occasion de prononcer chacun des complets en anglais, en gallois, en celtique écossais et en celtique irlandais. Selon la note explicative de l’Église d’Angleterre, cette valorisation des langues régionales « est un beau moyen de reconnaître le riche héritage de notre pays et de ses communautés, tout en montrant l’importance de maintenir et de préserver ces langues »[35]. La musique d’avant le service et durant le service fut également un outil de promotion de l’hétérogénéité culturelle du peuple britannique. Parmi les chœurs, il a été introduit pour la première fois dans la messe du couronnement un groupe de jeunes filles originaires du Collège méthodiste de Belfast. Le Kyrie eleison a été écrit par un compositeur gallois (Paul Mealor) et chanté en gallois.

 

L’œcuménisme culturel ne concerne pas seulement les nations celtiques. Le Commonwealth fut aussi mis à l’honneur, de même que toutes les religions pratiquées au Royaume-Uni. Selon les organisateurs, la procession des responsables et des représentants des confessions juive, sunnite, chiite, sikh, bouddhiste, hindoue, jaïniste, bahaï, et zoroastrienne qui ont inauguré le sacre « représente la nature multicultuelle de notre société et l’importance de l’inclusion des autres fois dans le respect l’intégrité des différentes traditions »[36]. Tout au long de l’office, des personnalités issues d’États du Commonwealth et de religions non chrétiennes ont été mobilisées, tandis que la langue grecque et l’Église orthodoxe furent particulièrement mises en lumière afin de rendre hommage au père du monarque (qui avait dû se convertir à l’Anglicanisme pour épouser la future Élisabeth II) et à sa grand-mère, la princesse Alice de Grèce (enterrée au monastère de sainte Marie-Madeleine à Jérusalem). Le Saint Chrême manié lors de l’onction fut d’ailleurs produit avec les fruits des arbres du Mont des Oliviers et des huiles essentielles naturelles, à l’exclusion de toute matière animale. Derrière cette précision en apparence anodine se dissimulent les convictions écologistes du monarque qui a largement utilisé le sacre pour multiplier ce type de message de nature politique. Cette forme de parti pris permet de rappeler que, contrairement à une idée reçue, le roi conserve une influence sur tous les sujets relatifs aux prérogatives royales ou aux propriétés mobilières et immobilières du monarque. Le gouvernement soumet par convention au monarque tout projet de loi afin qu’il exprime son opinion sur le texte[37]. Il est également fort probable que Charles III ne manquera pas de suivre le précepte de Bagehot selon lequel il peut conseiller, encourager et mettre en garde le Gouvernement sur des politiques qui lui semblent sensibles – comme celle de l’environnement.

 

Aussi suranné qu’ait pu paraître le sacre de Charles III, il a donné à voir le droit constitutionnel en action, tout en rappelant, aux citoyens des sociétés séculières d’Europe occidentale qui ont tendance à oublier leur histoire, l’origine profondément métaphysique de la fonction de chef d’État. La matérialisation d’une dimension en partie extraordinaire de la personne du roi que Bagehot avait si bien comprise et exposée[38] n’est pas inutile en un temps où les magistratures suprêmes ne cessent d’être dévalorisées et parfois présentées comme des fonctions comparables à n’importe quelle autre.

 

 

 

[1] Pour une étude comparée des 12 monarchies européennes des cérémonies d’accession, v. F. Cranmer, “Monarchies and Religion in Europe”, in R. Hazell, B. Morris (ed.), The Role of Monarchy in Modern Democracy. European Monarchies Compared, Hart publ., 2020, p. 94. En France, le dernier sacre d’un monarque est celui de Charles X.

[2] Ce second principe est l’un des éléments essentiels retenus par la théorie des deux corps du roi de Kantorowicz élaborée en 1957 : le corps institutionnel et politique du roi ne meurt jamais (Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen-Âge, trad. J.-Ph. Et N. Genet, Gallimard, coll. Folio Histoire, rééd. 2020, 896 p.).

[3] V. nos billets : « Le protocole millimétré du Conseil d’accession au trône de Charles III », Blog du Club des Juristes, 12 sept. 2022, « L’accession de Charles III : quel rôle du Parlement et quelles relations avec le gouvernement ? », Blog du Club des Juristes, 13 sept. 2022.

[4] Kantorowicz fonde sa théorie sur les Commentaries ou Reports de Plowden (1571), op. cit., chp. 1er.

[5] Act of Supremacy 1534. Pour une compte-rendu récent et des plus précis de cet épisode, v. C. Michon, Henri VIII. La démesure du pouvoir, Perrin, 2022, p. 167.

[6] Le monarque et la Chambre des Lords (où siège l’archevêque de Cantorbéry parmi d’autres personnalités religieuses) conservent une essence religieuse. Certaines pratiques à la Chambre des Communes sont encore empreintes de traditions chrétiennes. Pour s’assurer d’avoir un siège à la chambre (qui n’en compte que 427 pour 650 Members of Parliament), les MPs peuvent assister à la prière de l’aumônier du Speaker qui ouvre la journée de travail (prayer card).

[7] La distinction entre la sécularisation des politiques publiques et celle des institutions qui peut être totale comme dans le cas de la France emporte une gestion bien différente de certaines politiques à l’égard des minorités, comme il est constaté en matière de lutte contre le terrorisme. V. C. Labord, « Laïcité : lettre de Londres », Esprit, 2021, n° 6, p. 21.

[8] His Majesty’s Declaration of Abdication Act 1936 ; R. Béthmont, « Charles III symbolise désormais la visibilité et le rôle que donne l’Etat au religieux dans l’espace public », Le Monde des Religions, 22 sept. 2022.

[9] « Les monarchies : inventaire des types », Pouvoirs, 1996, n° 78, p. 28.

[10] Op. cit.

[11] V. A Twomey, “Changing the rules of succession to the throne”, Public Law, 2011, p. 378.

[12] G. Watt, “The Coronation Oath”, Ecclesiastical Law Journal, 2017, p. 325. La légalité formelle de ces modifications est parfois mise en cause, car elles ont été prises sur le fondement d’une ordonnance en Conseil privé, et non sur celui d’un acte du Parlement. En 1937, le serment de Georges VI a été revu selon cette procédure. Les conseils juridiques du gouvernement avaient invoqué un précédent selon lequel une ordonnance se contentant de tirer les conséquences immédiates d’actes adoptés par le Parlement (en l’espèce l’évolution des statuts des dominions britanniques par le Statute of Westminster de 1931) suffisaient à en assurer la légalité (v. HC Debate 17 March 1937, vol. 321, col. 2097W). Le sujet a été de nouveau abordé en 1953 après l’indépendance de l’Inde (Indian Independence Act 1947). Churchill a repris la doctrine établie en 1937 (HC Deb 25 February 1953, vol. 511, col. 2091-3).

[13] Ball v The Crown, non répertorié.

[14] Pour un compte-rendu détaillé des faits de l’affaire, v. R. Bursell, “The Coronation oath”, Ecclesiastical Law Journal, 2023, p. 165.

[15] Op. cit. Le requérant a été condamné pour abus de droit par la Cour d’appel.

[16] Qui prévoit une reconnaissance solennelle du Parlement et un discours du monarque admettant explicitement sa soumission au droit et à la Constitution.

[17] D. Torrande, The coronation: History and Ceremonial, House of Commons Library, 19 avril 2023, HC CBP 9412, p. 14.

[18] “Preparing the next coronation”, Ecclesiastical Law Journal, 2018, p. 332.

[19] R. Bursell, op. cit.

[20] D. Torrande, op. cit. , p. 52.

[21] V. L. Maer, “Royal marriages – Constitutional issues”, House of Commons Library, 2 déc. 2008, HC SN/PC/03417, 15 p.

[22] Op. cit., p. 54.

[23] UIN HL7075, 30 March 2023 [Coronation of King Charles III and Queen Camilla].

[24] R. Hazell, B. Morris, Swearing in the new king : the Accession declaration and Coronation Oaths », The Constitution Unit, 2018, p. 18.

[25] Seule la cuillère recevant le Saint Chrême destiné à oindre le monarque a été préservée de l’interrègne de Cromwell (elle remonte au couronnement de Richard Ier en 1189).

[26] Ph. Lauvaux, op. cit., p. 31.

[27] Le retrait des députés lors du sacre peut se comprendre d’un point de vue historique et paraît cohérent avec d’autres conventions constitutionnelles, comme celle qui interdit au monarque de se rendre à la Chambre des Communes dont les membres sont invités par le Black Rod à se déplacer vers la Chambre des Lords pour écouter le discours du trône lors de l’ouverture du Parlement. L’hommage du Speaker fut une idée émise par Clement Atlee en 1953 dans un esprit proche de l’hommage du peuple. Toutefois, le Speaker ne représentant que le Parlement britannique, la proposition fut écartée, car il était trop tard pour obtenir le consentement de tous les États du Commonwealth (R. Strong, Coronation. From the 8th to the 21st century, Harper Collins, 2nd ed., 2023, p. 428).

[28]Oath of Alligiance wording changed for Coronation”, BBC News, 6 mai 2023

[29] Sur le rôle du monarque, v. notre ouvrage Droit constitutionnel britannique, Lextenso-LGDJ, 3e éd., 2023, p. et notre article Le monarque, ultime recours pour surmonter les crises ? Quelques réflexions à partir du cas britannique, in Mélanges en l’honneur de Philippe Lauvaux, Éd. Panthéon-Assas, 2021, p. 41

[30] D. Torrance, ‘“Nothing in the Nature of a Second Coronation”’, U.K. Const. L. Blog, 16 mai 2023.

[31] D. Wincott, “Monarchy and the multi-national state”, in A. Menon, R. Hazell, The British Monarchy, The Constitution Unit, 2023, p. 43.

[32] Dit aussi « Échelle de Jacob » (Genèse, 28, 10-22).

[33] The Stone of Destiny. Artefact and Icon, Society of Antiquaries of Scotland, 2003, 284 p.

[34] HC Debate 3 July 1996, vol. 280, col. 973.

[35] The Church of England, The authorised liturgy for the Coronation rite of His Majesty King Charles III, p. 2.

[36] Ibid.

[37] Pour une présentation détaillée de cas concrets, v. notre ouvrage Droit constitutionnel britannique, loc. cit.

[38] W. Bagehot, The English Constitution, OUP, 1867 rééd. 2001, p. 38 et s.

 

 

Crédit photo : The Royal Family / Hugo Burnand