Réforme des retraites, initiative parlementaire et article 40 de la Constitution : les riches heures du droit parlementaire et la pauvreté du parlementarisme

Par Benjamin Fargeaud

<b> Réforme des retraites, initiative parlementaire et article 40 de la Constitution : les riches heures du droit parlementaire et la pauvreté du parlementarisme </b> </br> </br> Par Benjamin Fargeaud

La controverse relative à la conformité à l’article 40 de la Constitution de la proposition de loi LIOT visant à revenir sur la réforme des retraites a nourri un feuilleton parlementaire aussi passionnant que complexe. Par-delà la polémique politique, il s’agit ici d’un test important pour les réformes de 2008-2009 qui avaient prétendu construire un « statut de l’opposition » en droit parlementaire français, notamment en confiant à l’opposition la présidence de la commission des finances. Ce qui passionnera les amateurs du théâtre parlementaire lassera toutefois peut-être le reste des spectateurs, la richesse des problèmes soulevés par le droit parlementaire ne devant pas faire oublier que la situation présente est avant tout le résultat d’une pratique dysfonctionnelle du régime parlementaire.

 

The controversy surrounding the compliance with Article 40 of the Constitution of the LIOT bill aimed at reversing the pension reform has created a parliamentary debate that is as fascinating as it is complex. Over and above the political controversy, this is an important test of the 2008-2009 reforms, which sought to establish a ‘status for the opposition’ in French parliamentary law, notably by giving to the opposition the chairmanship of the Finance Committee. What will fascinate amateurs of parliamentary theatre may, however, bore the rest of the spectators. Indeed, the variety of problems raised by parliamentary law should not obscure the fact that the present situation is first and foremost the result of dysfunctional practice in the parliamentary system.

 

Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine 

 

 

La séquence politique relative à la réforme des retraites continue de mettre à l’honneur le droit constitutionnel : après l’emploi de l’article 47-1, après la décision du Conseil constitutionnel, après la tentative de mettre en œuvre la procédure du référendum d’initiative partagée, voici que le sujet revient dans l’actualité via les « niches parlementaires ». De quoi s’agit-il, précisément ? Chaque mois, un jour de séance à l’Assemblée nationale est réservé à un ordre du jour déterminé par un groupe d’opposition ou minoritaire. Initialement appréhendées comme une concession cosmétique à destination de l’opposition, ces « niches » sont devenues un outil stratégique important au sein d’une Assemblée à la majorité incertaine et éclatée en un grand nombre de groupes politiques. Depuis la législature précédente, et plus encore sous la XVIe législature, ces journées de l’opposition constituent un moment difficile pour la majorité. En ce mois de juin, c’est au groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT) qu’il revient de déterminer l’ordre du jour d’un jour de séance et ce dernier a décidé d’en profiter pour relancer le débat relatif à la réforme des retraites en déposant une proposition de loi « abrogeant le recul de l’âge effectif de départ à la retraite et proposant la tenue d’une conférence de financement du système de retraite ». Cette dernière a été débattue en commission des affaires sociales le mercredi 31 mai et doit l’être le 8 juin en séance publique. L’objectif politique du texte est évident : il s’agit pour l’opposition d’obtenir le vote formel sur le report de l’âge de départ à la retraite dont l’emploi du mécanisme de l’article 49 alinéa 3 l’a privée en avril dernier. L’enjeu est d’autant plus important que le résultat du vote en séance apparaissait incertain et pouvait être l’occasion d’un revers symboliquement important pour le Gouvernement.

 

Pour cela, encore faut-il qu’il y ait un vote. Or, rien n’est moins certain si l’on en croit les polémiques récentes autour de cette proposition de loi. Dès le 12 mai, la presse signalait les premières tensions entre le président de la commission des finances (fonction qui revient de droit à l’opposition et qui est actuellement assurée par le député LFI Éric Coquerel) et le rapporteur général de cette dernière (fonction qui revient à la majorité et qui est actuellement assurée par le député Renaissance Jean-René Cazeneuve) au sujet du devenir du texte. Le 16 mai, les groupes formant la majorité parlementaire adoptaient une position commune selon laquelle la proposition de loi du groupe LIOT était irrecevable car contraire à l’article 40 de la Constitution. Le 17 mai, répondant à des questions de journalistes depuis le perron de Matignon, la Première ministre annonçait que la proposition de loi était, selon elle, contraire à la Constitution.

 

 

L’imbroglio constitutionnel

La plupart des observateurs tombent d’accord pour considérer que, en théorie, l’inconstitutionnalité de la proposition de loi LIOT ne fait guère de doute. L’article 40 de la Constitution dispose en effet que « les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ». Ces dispositions sont complétées par l’article 89 du Règlement de l’Assemblée nationale, dont l’alinéa 1er dispose au sujet des propositions de loi que « lorsqu’il apparaît que leur adoption aurait les conséquences prévues par l’article 40 de la Constitution, le dépôt en est refusé ». Par hypothèse, l’abrogation du recul de l’âge de départ à la retraite représente pour les finances publiques une dépense supplémentaire et donc une « charge publique »[1]. Au demeurant, l’article 40 a justement été créé pour empêcher les parlementaires – par des initiatives jugées, du point de vue de l’exécutif, intempestives et pas toujours exemptes de démagogie – de mettre à mal l’équilibre budgétaire élaboré par le Gouvernement. Le cas de figure pourrait ainsi apparaître simple. Il ne l’est toutefois pas, puisque la proposition de loi doit finalement être débattue à l’Assemblée après avoir reçu l’aval du bureau de cette dernière. Comment en est-on arrivé là ?

 

 

La neutralisation de l’article 40 lors du dépôt de la proposition de loi

Si le bureau de l’Assemblée nationale – ou, plus précisément, la délégation du bureau en charge d’apprécier cette recevabilité – a jugé la proposition de loi recevable malgré la lettre de l’article 89 du règlement, c’est en application d’une pratique ancienne et constante consistant à ne pas opposer l’irrecevabilité à ce stade de la procédure. Cette application – souple ou contra legem, selon les appréciations – du règlement a pour objectif d’atténuer la rigueur du mécanisme de l’article 40. En effet, la plupart des propositions de loi ont, d’une manière ou d’une autre, des conséquences budgétaires. Une application stricte de cette disposition constitutionnelle aboutirait donc à éliminer complètement l’initiative parlementaire en matière législative, sauf accord du Gouvernement. C’est la raison pour laquelle une tolérance s’est établie lors du dépôt des propositions de loi afin de permettre l’enregistrement et la publication de ces textes[2]. Cette « souplesse utile »[3], pour reprendre les termes mêmes du rapporteur général de la commission des finances, n’est contestée par personne. Ce sont toutefois les frontières de cette « souplesse » qui sont mises à l’épreuve avec la proposition de loi LIOT : vaut-elle simplement pour le dépôt ou ouvre-t-elle droit à une discussion en séance ? Si l’on s’en remet à la doctrine développée par les présidents successifs de la commission des finances, la portée de cette « tradition parlementaire bien établie »[4] apparaît très limitée. Les rapports établis en 2017 par Gilles Carrez et en 2022 par Éric Woerth sont ainsi formels quant au fait que la publication du texte ne purge pas ce dernier de son irrecevabilité et qu’un contrôle incident (c’est-à-dire au cours de la discussion) demeure toujours possible[5] dans les conditions prévues par l’alinéa 4 de l’article 89 du Règlement (selon lequel « les dispositions de l’article 40 de la Constitution peuvent être opposées à tout moment aux propositions de loi et aux amendements, ainsi qu’aux modifications apportées par les commissions aux textes dont elles sont saisies, par le Gouvernement ou par tout député »).

 

Pour bien comprendre la portée de cette « tradition parlementaire », il faut garder à l’esprit qu’elle a été établie dans un contexte de fait majoritaire solide à une époque où l’ordre du jour était encore entièrement déterminé par le Gouvernement. Les propositions de loi n’avaient alors, sauf cas exceptionnel, pas vocation à être effectivement débattues et la souplesse de l’appréciation portée par le bureau ne prêtait pas à conséquence. L’ouverture de la détermination de l’ordre du jour par la révision constitutionnelle de 2008 et la création des « niches parlementaires » ont profondément changé les choses à cet égard en permettant à des initiatives législatives d’arriver en discussion malgré l’opposition du Gouvernement. Ce dernier a ainsi été parfois amené à recourir au « contrôle incident » afin de faire constater, en cours de discussion, l’irrecevabilité de tout ou partie d’une proposition de loi au regard des dispositions de l’article 40. Sans surprise, un certain nombre de précédents peuvent être observés depuis 2009 témoignant ainsi du fait que le contrôle, pourvu qu’il soit sollicité par le Gouvernement ou par des parlementaires y trouvant un intérêt, demeure effectif[6]. D’un autre côté, certains observateurs avisés de la vie parlementaires soulignent également que les précédents illustrent la grande part d’opportunité qui réside dans le déclenchement du contrôle – des propositions de loi créant des charges pouvant être discutées voire adoptées si personne ne soulève le problème de constitutionnalité – voire dans l’exercice de ce dernier[7]. La portée de la « tradition parlementaire » ici évoquée est donc bien difficile à cerner. La présidente de l’Assemblée, intervenant dans les médias pour faire œuvre de pédagogie, n’a guère éclairci l’affaire en soutenant tout à la fois qu’il était important qu’il n’y ait pas de contrôle en amont pour laisser les parlementaires s’exprimer mais qu’il était également primordial qu’il y ait un contrôle en aval pour faire respecter l’article 40[8]. Au fond, tout cela ne peut avoir d’autre sens que ceci : l’article 40 s’impose, sauf s’il y a consensus chez les parlementaires pour ne pas le faire respecter. En l’espèce, ce consensus n’existait évidemment pas. L’article 40 était donc appelé à être invoqué, mais le contrôle « incident » présente des spécificités qui se sont révélées de nature à corser encore le problème.

 

 

Les difficultés de la mise en œuvre de l’article 40 en aval du dépôt de la proposition de loi

Le destin de la proposition de loi LIOT apparaissait dès le départ précaire car suspendu à l’invocation, par le Gouvernement ou tout parlementaire, de l’article 40 de la Constitution. C’est ici que les choses véritablement complexes commencent, car l’alinéa 4 de l’article 89 du règlement dispose que « l’irrecevabilité est appréciée par le président ou le rapporteur général de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire ou un membre de son bureau désigné à cet effet ».

 

Traditionnellement, cette compétence est exercée par le président de la commission des finances, c’est-à-dire un membre de l’opposition. Or, la majorité n’accorde qu’une confiance toute relative à Éric Coquerel pour exercer un contrôle aussi strict que ses prédécesseurs. Cette méfiance, nourrie par les nombreuses escarmouches qui se sont déjà déroulées sur des sujets semblables ces derniers mois[9], s’est révélée fondée puisque, saisi à cette fin par la présidente de la commission des affaires sociales, Éric Coquerel a tranché en faveur de la recevabilité des dispositions litigieuses en amont de la réunion de la commission des affaires sociales.

 

Cette décision, politiquement attendue, prend le risque d’apparaître comme peu orthodoxe sur un plan juridique. Il faut toutefois relever qu’elle est substantiellement motivée et peut donc difficilement être réduite à une décision arbitraire[10]. Le président de la commission des finances tente d’y démontrer que le contrôle incident de la recevabilité financière des propositions de loi est exercé avec une souplesse qui ne serait que la conséquence logique de la souplesse du contrôle de la recevabilité exercé lors du dépôt par le bureau de l’Assemblée. Arguant du fait que le contrôle incident ne devrait pas être plus strict que celui exercé par le bureau, Coquerel revendique une position favorable à l’initiative parlementaire. Il mobilise également un « argument constitutionnel » tiré de la lecture combinée des articles 40 et 48 al. 5 de la Constitution : puisque le texte constitutionnel réserve « un droit d’initiative parlementaire spécifique aux groupes d’opposition et aux groupes minoritaires », il ne faudrait pas qu’une lecture trop stricte de l’article 40 aboutisse à réduire ce droit d’initiative à néant. Constatant l’absence de jurisprudence expresse du Conseil constitutionnel à ce sujet, le président de la commission des finances en conclut que « seule la position favorable aux droits des parlementaires est dans une démocratie admissible et en l’état actuel du droit possible ». Motif pris de ces arguments et de la présence d’un « gage de charge » lui apparaissant crédible, Éric Coquerel a donc considéré comme recevable, au regard de l’article 40, les dispositions litigieuses de la proposition de loi.

 

Selon l’opinion politique de chacun, l’argumentaire du président de la commission des finances sera vraisemblablement jugé brillant ou fantaisiste. En essayant d’éviter autant que possible ces deux écueils, il est néanmoins possible de relever que, si la décision du président de la commission des finances est sérieusement argumentée – et mériterait une discussion qui dépasserait de loin le cadre de ce billet –, elle repose néanmoins sur une rupture avec l’analyse de ses prédécesseurs. Cette décision propose une nouvelle interprétation des dispositions constitutionnelles et règlementaires, qui en tant que telle peut séduire ou inquiéter. Ces arguments n’ont évidemment guère convaincu la majorité qui n’a pas ménagé ses critiques. Cette dernière a ainsi accusé l’intéressé « de s’affranchir du respect de sa fonction et de notre Constitution »[11], tandis que le ministre des relations avec le Parlement l’a accusé de « s’affranchir du droit et de sa fonction pour des raisons politiques »[12].

 

Si l’émoi du Gouvernement et de la majorité est compréhensible, il faut tout de même rappeler deux faits à cet égard. D’une part, la situation actuelle n’est que la conséquence d’un équilibre entre majorité et opposition qui a été expressément recherché en 2009 lorsqu’il a été décidé de confier à l’opposition des droits spécifiques, à commencer par la détention de la présidence de la commission des finances – pratique initiée dès 2007 mais inscrite dans le règlement après la révision de 2008. Autrement dit, si cette fonction a été intentionnellement confiée à l’opposition, ce n’est probablement pas sous la condition que cette dernière tombe systématiquement d’accord en tout point avec la majorité. D’autre part, il convient de rappeler que, lors de la législature précédente, le président de la commission des finances relevait certes, formellement, d’un groupe d’opposition. Ce dernier s’est toutefois révélé un opposant si peu résolu qu’il en est venu à rejoindre la majorité quelques mois avant la fin de la législature, et cela sans daigner démissionner d’un poste qu’il occupait – selon toute vraisemblance – au mépris de la lettre et de l’esprit du règlement. À supposer que la situation actuelle soit un problème, elle succède donc à une situation qui peut difficilement tenir lieu d’étalon de normalité.

 

À ce stade, les choses étaient donc mal engagées pour la majorité. En matière de droit parlementaire, cette dernière est toutefois rarement à court de ressources.

 

 

Les trois parades envisagées par la majorité parlementaire

Pour tenter d’obtenir tout de même l’irrecevabilité du texte, le Gouvernement et la majorité parlementaire semblent avoir exploré trois pistes.

 

La première consistait à obtenir, à l’initiative de la présidente de l’Assemblée nationale, que le bureau de l’Assemblée revienne, en amont de la réunion de la commission des affaires sociales, sur sa décision d’enregistrer le dépôt de la proposition de loi litigieuse motif pris de son inconstitutionnalité. C’était la solution idéale pour la majorité, puisqu’elle renvoyait ainsi la question difficile à la présidente de l’Assemblée sous prétexte de respect des institutions. Fort logiquement, cette dernière a apparemment refusé de céder à une demande qui revenait à lui demander de revenir sur une tradition parlementaire bien établie dans le seul objectif de rendre service à la majorité[13].

 

La seconde piste consistait à contester l’exclusivité de la compétence du président de la commission des finances pour apprécier la recevabilité financière de dispositions litigieuses au cours des débats parlementaires. Après tout, l’alinéa 4 de l’article 89 RAN ne mentionne-t-il pas « le président ou le rapporteur général de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire ou un membre de son bureau désigné à cet effet » ? Certains ont pu être tentés de faire observer, dans l’espoir de pousser la compétence en la matière du rapporteur général, que la liste énoncée ici n’impliquait aucune hiérarchie entre les intéressés. Cette interprétation butte néanmoins sur trois obstacles. D’une part, la compétence en la matière du président de la commission des finances semble, jusqu’à présent, ne jamais avoir été sérieusement contestée. D’autre part, les travaux préparatoires relatifs à l’article 89 RAN sont sans ambiguïté quant au fait que les auteurs du texte ont entendu confier le contrôle au président de la commission[14]. Enfin, on voit mal comment la contestation de la compétence du président de la commission pourrait être menée et résolue en pratique. La contestation de la « souveraineté du président de la commission des finances »[15] – pour emprunter une formule d’Éric Coquerel – semble donc une hypothèse improbable.

 

La troisième piste est celle que Médiapart avait qualifié, de manière quelque peu hyperbolique, de « plan secret du pouvoir »[16]. L’idée était d’amputer, à la faveur de l’examen en commission, la proposition de loi de son article 1er relatif à l’âge de la retraite. Jusque-là, rien de bien surprenant. La subtilité est toutefois la suivante : il importait que le reste de la proposition de loi, hors article 1er, soit adopté. Le texte examiné en séance publique le 8 juin serait ainsi le texte adopté par la commission. Cette version du texte étant purgé de la mesure d’âge qui est le cœur du combat de l’opposition, le groupe LIOT serait obligé de proposer son rétablissement par voie d’amendement. Or, en cas d’amendement déposé en vue de la séance publique, c’est la présidente de l’Assemblée qui est cette fois-ci compétente pour statuer sur la recevabilité au titre de l’article 40. Yaël Braun-Pivet serait ainsi en mesure d’opposer l’irrecevabilité, ruinant ainsi l’espoir du groupe LIOT d’obtenir enfin un vote formel à l’Assemblée sur l’âge de départ à la retraite. Ce scénario est effectivement celui qui s’est réalisé le 31 mai lors de la réunion de la commission des affaires sociales. Le renfort des députés LR a permis à la majorité parlementaire d’obtenir l’adoption d’un amendement de suppression de l’article 1er de la proposition de loi. La réunion de la commission a alors pris une tournure pour le moins paradoxale, l’objectif de l’opposition étant désormais de paralyser l’examen de son propre texte afin que le débat en séance publique le 8 juin s’engage sur le texte initial de la proposition de loi et non sur la proposition de loi telle que réécrite par la commission. La tentative de l’opposition de noyer la réunion de la commission sous un flot d’amendements et de sous-amendements a toutefois été bloquée, de manière pour le moins abrupte, par la présidente de la commission des affaires sociales qui a décidé purement et simplement de ne pas en tenir compte. La bataille étant perdue, il ne restait plus à l’opposition que le boycott et la dénonciation de la « manœuvre » et des « magouilles » de la majorité.

 

L’amertume de l’opposition est aussi compréhensible que ne l’était celle de la majorité face à la décision d’Éric Coquerel mais, là encore, il ne serait pas inutile de savoir raison garder. En fait de « manœuvre », les députés de la majorité et leurs alliés de circonstance ont simplement voté en commission contre une disposition qu’ils rejetaient. On a sans doute connu des « plans secrets » plus machiavéliques. Le vote du reste de la proposition de loi vidée de sa substance est sans doute plus retors dans la mesure où elle n’a d’autre but que de laisser l’opposition dans une position procédurale défavorable. Il apparaît toutefois difficile d’exiger de la majorité qu’elle facilite la tâche d’adversaires qui ne la ménagent pas : chacun joue le jeu parlementaire avec ses atouts. Il appartiendra ainsi au groupe LIOT de demander, par voie d’amendement, le rétablissement de l’article 1er de la proposition de loi dans sa version d’origine lors de la séance du 8 juin. Selon toute vraisemblance, ce vote n’aura toutefois pas lieu car la présidente de l’Assemblée nationale aura, en amont, eu l’occasion de déclarer cet amendement irrecevable au titre de l’article 40. Cette solution, qui aboutit à faire déjuger le président de la commission des finances par la présidente de l’Assemblée nationale, n’est au demeurant pas inédite puisque le cas de figure s’était déjà présenté en juillet dernier lorsque Yaël Braun-Pivet avait déclaré irrecevable une série d’amendements relatifs à la réintégration des soignants non vaccinés pourtant acceptés en commission par Éric Coquerel[17].

 

 

Que retenir de cet imbroglio (qui n’est pas tout à fait terminé) ?

L’enchainement de ces évènements est de nature à éveiller des sentiments mitigés chez l’observateur du fonctionnement des institutions. En effet, tout cela est tout à la fois extrêmement riche du point de vue du droit parlementaire et extrêmement pauvre du point de vue du parlementarisme.

 

Extrêmement riche du point de vue du droit parlementaire, car cet épisode soulève une série de questions mettant en lumière la complexité de notre agencement institutionnel. « Notre Constitution, toute notre Constitution, rien que notre Constitution » écrivait Jean-René Cazeneuve – reprenant une formule mitterrandienne – dans Le Monde pour défendre son interprétation de la Constitution : si la polémique autour de la mise en œuvre de l’article 40 a un intérêt, c’est bien celui de mettre en évidence le caractère vide de ces formules incantatoires. La mise en œuvre de la Constitution ne relève pas de l’évidence et le diable se cache dans les plus menus détails procéduraux. En l’espèce, deux lectures de la Constitution s’opposent. Il y a, d’une part, une lecture qui se veut orthodoxe de la portée de l’article 40 telle qu’il devrait – selon l’état de la jurisprudence antérieure – s’imposer aux parlementaires. Cette première approche est opposée à une seconde, qui repose quant à elle sur une logique plus institutionnelle et met l’accent sur le respect de l’équilibre des pouvoirs entre majorité et opposition tel qu’il a été défini à partir de la révision constitutionnelle de 2008. Selon le choix opéré, le jugement sur l’action du président de la commission des finances variera. Mais les deux approches ont voix au chapitre et aucune ne peut revendiquer un statut « d’évidence ». Dès lors, il n’y a pas d’autre solution que de laisser le jeu des institutions suivre son cours. Le temps viendra, ensuite, de faire le bilan de ce qui est peut-être l’un des premiers tests sérieux pour une partie des réformes de 2008-2009 visant à consolider le statut de l’opposition. À ce stade, les questions sont nombreuses : tout cela ne va-t-il finalement pas se retourner contre l’initiative parlementaire en aboutissant à un renforcement du contrôle exercé lors du dépôt des propositions de loi au titre de l’article 40 ? La compétence confiée au président de la commission des finances en matière de contrôle de la recevabilité financière est-elle excessive ? Faudrait-il imaginer un moyen « d’élever » un tel conflit devant le Conseil constitutionnel, sur le modèle de l’article 41 de la Constitution ? Autant de questions appelées à être examinées avec soin mais qui excèderaient le format du présent billet.

 

Pour autant, le caractère passionnant de ces questions ne doit pas faire perdre de vue ce qui est sans doute l’essentiel, à savoir l’extrême pauvreté de cette controverse du point de vue du parlementarisme. Concrètement, les controverses de ces dernières semaines ont sans doute très largement excédé la capacité d’attention que l’observateur lambda peut accorder au fonctionnement du Parlement : vu de l’extérieur, tout cela risque fort d’être réduit à des querelles byzantines de procédure n’ayant d’autre but que de contourner des débats de fond auxquels l’Assemblée nationale, faute de majorité parlementaire claire, ne peut faire face. Autrement dit, le cœur du problème actuel ne réside pas dans le rôle du président de la commission des finances ou dans le sort réservé par la majorité aux niches parlementaires. Il réside avant tout dans ce « parlementarisme négatif »[18] qui permet à un Gouvernement sans réelle majorité d’exercer le pouvoir sous la protection artificielle de la division des oppositions et d’un « parlementarisme rationalisé » dont il tend à user et abuser[19]. Tant que notre parlementarisme demeure à ce point dysfonctionnel, il est vain d’attendre du droit parlementaire qu’il produise de l’harmonie ou du consensus.

 

 

 

[1] La proposition de loi du groupe LIOT est, pour reprendre l’expression consacrée, « gagée » (c’est-à-dire qu’elle prévoit une compensation financière à la dépense envisagée, en l’espèce en proposant classiquement un alourdissement de la fiscalité sur le tabac, cf. l’article 3 de la proposition de loi). Ce « gage », à supposer qu’il soit analysé comme une contrepartie financière crédible, est toutefois ici sans importance quant au fond du problème : l’article 40 permet ce type de compensation pour les diminutions de ressources publiques, mais non pour les alourdissements de charge. Le gage est donc ici purement cosmétique, comme l’est l’appel à une conférence de financement imaginée par l’article 2 de la proposition de loi.

[2] À la condition toutefois que ces dernières soient gagées, témoignant ainsi du fait que la charge publique a bien été aperçue par les auteurs de la proposition de loi (Éric Woerth, Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du Règlement sur la recevabilité financière des initiatives parlementaires et la recevabilité organique des amendements à l’Assemblée nationale, Assemblée nationale, XVe législature, 23 février 2022, p. 29).

[3] Jean-René Cazeneuve, « Avec sa proposition de loi sur les retraites, le groupe LIOT trahit notre Constitution », Le Monde, 25 mai 2023, p. 30.

[4] Gilles Carrez, Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du Règlement sur la recevabilité financière des initiatives parlementaires, Assemblée nationale, XIVe législature, 22 février 2017, p. 22.

[5] Idem. V. également le rapport d’Éric Woerth, op.cit., p. 29

[6] Gilles Carrez, op.cit., p. 22-23. Le blog des Cuisines de l’Assemblée met en lumière plusieurs de ces précédents, par exemple ici (Pierre Januel, « L’arme procédurale, la plus efficace », Les Cuisines de l’Assemblée, 12 juin 2015) ou là (Brice Lacourieux, « La « recevabilité financière », ou comment expurger un texte de certaines dispositions à l’Assemblée nationale », Les Cuisines de l’Assemblée, 21 janvier 2021).

[7] Pierre Januel, « De l’irrecevabilité. L’Hémicycle confidentiel #29 », L’Hémicycle, 29 mai 2023.

[8] « Proposition de loi Liot : l’article 1er a une faible chance » d’être à l’ordre du jour le 8 juin, estime Yaël Braun-Pivet », Europe 1, 1er juin 2023.

[9] En février dernier, l’examen dans le cadre d’une niche parlementaire d’une proposition de loi « visant à la nationalisation du groupe EDF » avait donné lieu à une situation comparable. Sommé par la majorité et le rapporteur général de la commission des finances de déclarer l’irrecevabilité d’une partie du texte en discussion, Éric Coquerel avait tranché en faveur de la recevabilité des dispositions en cause – à la suite d’un raisonnement explicitement motivé mais vivement contesté par la majorité.

[10] Dont le texte est disponible ici : [https://twitter.com/ericcoquerel/status/1663487558137856000?s=20].

[11] Cf. [https://twitter.com/DeputesRE/status/1663472390704168960?s=20].

[12] Cf. [https://twitter.com/franckriester/status/1663484605733666818?s=20].

[13] Loris Boichot, « Entre la présidente Yaël Braun-Pivet et sa majorité, les relations virent à l’aigre », Le Figaro, 23 mai 2023, p. 6.

[14] Jean-Luc Warsmann, Rapport sur la proposition de résolution (n° 1546) de M. Bernard Accoyer tendant à modifier le Règlement de l’Assemblée nationale, Assemblée nationale, XIIIe législature, 30 avril 2009, p. 174-175.

[15] 2e séance du jeudi 9 février 2023 [https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/comptes-rendus/seance/session-ordinaire-de-2022-2023/deuxieme-seance-du-jeudi-09-fevrier-2023#3007755].

[16] Pauline Graulle, Ilyes Ramdani, « Retraites : le plan secret du pouvoir pour éviter l’abrogation », Médiapart, 23 mai 2023.

[17] Cf. 2e séance du lundi 11 juillet 2022.

[18] Armel Le Divellec, « Parlementarisme négatif, gouvernement minoritaire, présidentialisme par défaut : la formule politico-constitutionnelle perdante de la démocratie française », Jus politicum blog, 5 avril 2023.

[19] Denis Baranger, « Débat sur les retraites : un parlementarisme « rationalisé » jusqu’à le dérégler », La grande conversation, 24 mars 2023.