Une saisine blanche n’est définitivement pas irrecevable

Par Merwane Benrahou

<b> Une saisine blanche n’est définitivement pas irrecevable </b> </br> </br> Par Merwane Benrahou

La question du sort réservé aux saisines « blanches » refait surface dans l’analyse de la décision n°2023-849 DC du 14 avril 2023 relative au nouveau régime des retraites. En ne déclarant pas irrecevable une saisine non motivée de Madame la Première Ministre, le Conseil constitutionnel met à nouveau en évidence les tensions qui guident son évolution entre une juridictionnalisation recherchée et le poids des spécificités historiques de son contrôle.

 

The issue of how the French Constitutional Council tackles so called « white referrals » (ungrounded referrals) has arisen again with the analysis of Decision n°2023-849 DC about the new pension system. By failing to dismiss an ungrounded referral by the Prime Minister, the Constitutional Council has again shown the tensions which guide its evolution between a constant search for “jurisdictionalization” and the weight of the historic specificities of its decision making.

 

Par Merwane Benrahou, Doctorant contractuel en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

 

 

 

Peut-être moins commentée que le fond de l’affaire, la saisine du Conseil constitutionnel de la Première ministre Elisabeth Borne dans la décision « retraite » n°2023-849 DC a la particularité de ne pas être motivée. Si cette saisine peut sembler contraire à la lettre du nouveau règlement interne adopté en mars 2022 par le Conseil constitutionnel, elle est en revanche conforme à l’histoire de la procédure de contrôle de constitutionnalité a priori. La pratique des saisines non motivées, « ou blanches », s’est en effet développée à différentes reprises sous la Vème République. Elle pouvait être justifiée par un argument textualiste selon lequel rien n’impose la motivation des recours au sein des articles 54 et 61, al 2 de la Constitution, consacrés aux contrôles facultatifs. Ainsi, par exemple, la décision fondatrice « Liberté d’association » était initiée par un recours du Président du Sénat, Alain Poher, qui ne relevait aucun grief[1]. Cette pratique s’est prolongée dans le temps, y compris dans le cadre des saisines parlementaires autorisées depuis 1974. Ce fut notamment le cas en 1986, quand soixante sénateurs voyaient dans leur contestation de la loi relative aux contrôles et vérifications d’identité un unique « souci de cohérence » avec les futures saisines d’autres parlementaires sur des textes de loi apparentés à celui-ci (décision n°86-211 DC).

 

Alors qu’une telle hypothèse paraissait devoir disparaître depuis l’entrée en vigueur du règlement procédural du contrôle a priori adopté en 2022 (décision n°2022-152 ORGA, art. 2), cette actualité d’avril dernier met en lumière, une fois de plus, les paradoxes du contrôle de constitutionnalité des lois a priori.

 

 

1. Imposer la motivation des saisines ou le souhait d’une juridictionnalisation de la procédure DC

Le point de départ de cette dynamique se situe le 26 mai 2011 avec la décision n°2011-630 DC examinant la loi relative à l’organisation du championnat d’Europe de football de l’UEFA en 2016. Le Conseil constitutionnel, après avoir pris acte de l’absence de motivation dans la saisine parlementaire, se contentait de préciser qu’il opérait tout de même un contrôle de la procédure législative (cons. 2) et qu’il ne constatait « aucun motif particulier d’inconstitutionnalité » qui ressortirait « des travaux parlementaires » (cons. 3). De ces quelques paragraphes pouvait être déduit un nouveau marqueur de la juridictionnalisation attendue du Conseil constitutionnel, un « carton rouge »[2] adressé aux saisines blanches. Refuser les saisines blanches, au moins partiellement, revenait à tenter d’imposer le principe dispositif en revalorisant le rôle des saisissants dans une procédure de contrôle qui ressemblerait dès lors davantage à un procès comme il en va en matière de question prioritaire de constitutionnalité. Ce principe est en effet l’un de ceux qui sont considérés comme « directeurs du procès »[3]. Il consiste à exiger que la matière litigieuse soit la chose des parties.

 

Dans ce mouvement, la dernière évolution en date intervient en mars 2022, au sein du règlement procédural adopté pour la procédure DC dans une décision n°2022-152 ORGA et entré en vigueur le 1er juillet 2022. D’après l’article 2 de ce texte, lorsque le Conseil constitutionnel est saisi dans un cadre facultatif en vertu des articles 54 ou 61 alinéa 2 de la Constitution, « la saisine mentionne les dispositions législatives ou les clauses de l’engagement international sur lesquelles il est invité à se prononcer, ainsi que les exigences constitutionnelles qu’elles sont susceptibles de méconnaître ». Réagissant à cette nouvelle disposition, certains se demandèrent si les saisines blanches seraient « désormais irrecevables »[4]. Un premier auteur le supposait[5], tandis qu’un autre l’envisageait à condition de retenir une lecture littérale de cette disposition[6], et qu’un dernier considérait que ce nouveau règlement « met[tait] fin aux saisines blanches »[7].

 

Tel paraissait bien être le cas des décisions DC rendues entre l’adoption du règlement, le 1er juillet 2022, et le 16 avril 2023. En effet, à la veille de la décision « retraite » n°2023-849 DC, neuf décisions DC concernées par l’article 2 du règlement furent rendues et chacune des saisines associées à ces décisions, 15 au total, étaient motivées. De même, postérieurement à cette décision, une seule jurisprudence DC nouvelle, la onzième depuis juillet 2022 (décision n°2023-850 DC), a été rendue, et celle-ci a été déclenchée par une unique saisine motivée. Par ailleurs, la prochaine décision (décision n°2023-851 DC), actuellement en instance, a également été initiée par une saisine parlementaire motivée.

 

 

2. Refuser l’irrecevabilité des saisines « blanches » ou le souhait de préserver les spécificités de la procédure DC

Il aura donc fallu attendre la dixième décision rendue depuis le 1er juillet 2022 pour que l’histoire se répète. En effet, dans le contrôle de la loi sur la réforme des retraites, aux trois recours parlementaires motivés s’ajoute une saisine « blanche » de la Première ministre visée dans la décision. Contrairement à certains cas de figure constatés par le passé, cette absence de motivation ne peut pas se justifier par un double emploi de la saisine par l’autorité gouvernementale : une première logiquement non-motivée en ce qu’elle porte sur un contrôle obligatoire d’une loi organique, et une seconde également « blanche » qui accompagne par ricochet la première[8]. En l’espèce, aucune loi organique ne devait être contrôlée, c’est donc bien uniquement un choix de stratégie politique de la majorité gouvernementale que de saisir le Conseil constitutionnel sans justifier, en droit, les motifs de cette demande. Cette démarche s’inscrit assurément dans un certain contexte lié aux crispations générées par ce texte réformant le régime des retraites. Tout en sachant pertinemment que l’opposition parlementaire saisirait le Conseil constitutionnel en motivant ses demandes, il apparaissait sans doute symboliquement bienvenu de montrer que le Gouvernement était lui aussi soucieux de la conformité du texte à la Constitution.

 

Dès lors, en préservant la recevabilité des saisines blanches, le Conseil semble s’attacher à une partie de son histoire. Les « singularités »[9] de la procédure DC sont en effet ravivées en laissant subsister des hypothèses dans lesquelles une situation contentieuse n’est pas caractérisée. Il est vrai qu’en l’occurrence, l’absence de motivation est compensée par les trois autres saisines parlementaires ; cependant, le fait est que cette saisine semblait contraire à la décision n°2022-152 ORGA.

 

Cela interroge quant à la valeur de l’article 2 du règlement. Malgré ses apparences rédactionnelles qui imposent que la saisine « mentionne » les dispositions contestées et les fondements de ces contestations, la recevabilité de la saisine de la Première ministre indique le contraire. Ainsi, cet article ne semble pas obligatoire en figurant dans un règlement procédural interne à « l’état gazeux »[10] en ce qu’il est seulement incitatif, faiblement contraignant et dépourvu de sanction. Dès lors, à quoi bon exiger une motivation des saisines si l’inverse n’entraîne pas leur irrecevabilité ? Comme cela est déjà arrivé par le passé, c’est avant tout son image que le Conseil constitutionnel semble vouloir juridictionnaliser[11].

 

Pour autant, cette actualité n’est pas surprenante. Le commentaire officiel de la décision n°2022-152 ORGA adoptant le règlement l’énonçait déjà en expliquant qu’en pareille situation, la saisine ne serait pas irrecevable, mais conduirait le Conseil à limiter son contrôle à la régularité de la procédure législative et à d’éventuelles questions soulevées d’office[12].

 

Que faire toutefois de cette explication qui diffère du règlement adopté dès lors qu’elle figure au sein d’un support dont la normativité est, elle aussi, incertaine ? Les commentaires officiels ne sont en effet pas complètement dépourvus de portée normative[13], mais en ont nécessairement moins que les décisions qu’elles commentent[14] ; or c’est bien au sein d’une décision ORGA que se trouve ce règlement. Cependant, dans quelle mesure une telle décision ORGA fait-elle autorité ? À ce propos, une jurisprudence du Conseil d’État (CE, Ass., 25 octobre 2002, Brouant, n°235600) relative à une décision n°2001-92 ORGA du Conseil constitutionnel portant règlement intérieur sur le régime des archives de l’institution apporte un éclairage. Dans cette affaire, l’argument en défense, partagé par le commissaire du gouvernement, retenait une conception élargie de l’autorité des décisions[15]. Il s’agissait de considérer que les termes de l’article 62 de la Constitution concernent également les décisions prises par le juge constitutionnel en vertu de l’ordonnance n°58-1067, ce qui englobe les décisions ORGA portant règlement intérieur de l’institution[16]. Si la décision du Conseil d’État ne tranchait pas explicitement la question du périmètre de l’article 62 de la Constitution, elle estimait que cette décision ORGA, du fait de son objet traitant du régime des archives, n’était pas attaquable car indissociable « des conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel exerce les missions qui lui sont confiées par la Constitution ». Dès lors, une distinction pouvait être déduite entre les décisions non attaquables couvertes par l’article 62 de la Constitution et celles qui, sans relever de cet article, sont indissociables « de l’exercice par le Conseil des missions que lui confie la Constitution »[17].

 

S’il existe une hiérarchie entre les différentes décisions du Conseil constitutionnel, celles-ci ont toutes davantage d’autorité que les commentaires qui leur sont associés. Sur son site internet, l’institution prend d’ailleurs fréquemment le soin de rédiger un avertissement dans certains documents qu’elle publie. Ce message énonce la chose suivante : « Seuls engagent le Conseil constitutionnel les textes issus de ses délibérations. Les autres documents sont présentés à titre informatif. Ils ne sauraient en aucun cas engager le Conseil constitutionnel »[18]. En l’occurrence, c’est un document informatif qui permet d’interpréter les termes d’une décision portant règlement intérieur jugée en séance le 10 mars 2022 en présence des neuf membres du Conseil, interprétation confirmée par la décision n°2023-849 DC et la recevabilité d’une nouvelle saisine blanche.

 

En réalité, il s’agit surtout pour le Conseil d’interpréter cet article 2 de manière à ce qu’il soit conforme à la Constitution et à l’ordonnance organique n°58-1067 qui n’imposent pas la motivation des recours a priori ainsi qu’à sa décision DC UEFA de 2011, qui fait, pour sa part, autorité en vertu de l’article 62 de la Constitution. Ce faisant, l’institution préserve deux spécificités de la procédure DC. Tout d’abord, la procédure DC reste une voie dans laquelle le Conseil constitutionnel considère être un protecteur de toute la Constitution au moyen d’un contrôle, par nature, d’ordre public, ce qui le conduit à refuser le désistement des saisissants (Cons. const., 30 décembre 1997, n°96-386 DC). Ensuite, le contrôle de la procédure législative ne peut se faire par le biais d’une QPC qui ne vise que les « droits et libertés que la Constitution garantit »[19].

 

Ainsi, la symbolique politique de la saisine non motivée de Madame la Première ministre est confortée par la symbolique juridique[20] d’un règlement procédural qui proclame sans imposer. Cette actualité témoigne, une fois encore, du caractère hybride du Conseil constitutionnel. Par l’article 2 de son règlement procédural, ce dernier a de nouveau ouvert la porte d’une juridictionnalisation sans fermer celle de son histoire originelle. Finalement, face aux saisines blanches, le carton reste jaune.

 

 

 

[1] Cette saisine initiale fut toutefois complétée quelques jours avant le délibéré par une « note relative au texte voté par le Parlement tendant à la modification de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association » désormais publiée avec la décision sur le site du Conseil constitutionnel (v. à ce propos G. Boudou, « Autopsie de la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 sur la liberté d’association », RFDC, 2014/1, n°97, p. 26).

[2] A.-C. Bezzina et M. Verpeaux, « Carton rouge pour les saisines blanches », JCP G., 2011, n°35, 912, pp. 1495-1498.

[3] V. not. J. Normand, « Principes directeurs du procès », in L. Cadiet (dir.), Dictionnaire de la Justice, PUF, 2004, p. 1040.

[4] M. Heitzmann-Patin, « Le règlement intérieur de la procédure de contrôle a priori devant le Conseil constitutionnel : avancées, lacune ou incertitudes ? », JP blog, 31 mars 2022.

[5] J. Roux, « Règlement de procédure sur le contrôle a priori de constitutionnalité », D., 2022, n°15, p. 784.

[6] M. Charité, « Le règlement de procédure pour le contrôle de constitutionnalité a priori : entre codification et modernisation », JCP G., 2022, n°14, 445, p. 720.

[7] T. Perroud, « Réflexions sur la réforme de la procédure de contrôle de constitutionnalité a priori », in E. Lemaire et T. Perroud (dir.), Le Conseil constitutionnel à l’épreuve de la déontologie et de la transparence, Institution Francophone pour la Justice et la Démocratie, coll. Colloques & Essais, 2022, p. 271. En un sens similaire, Jean-Philipe Dérosier et Christophe Roux déduisaient de l’article 2 du règlement procédural, une interdiction des saisines blanches : J.-P. Dérosier, « Un pas de plus pour la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel », JCP A, 2022, n°13, 257, p. 2 ; C. Roux, « La juridictionnalisation du Conseil constitutionnel en ordre de marche », Droit administratif, 2022, n°5, 65, p. 6.

[8] V. les différentes illustrations de cette éventualité dans une contribution de Jean-Philippe Dérosier : J.-P. Dérosier, « Retour sur les ‘‘saisines blanches’’ du Conseil constitutionnel », Constitutions, 2019, n°4, pp. 478-481.

[9] G. Vedel, « Réflexions sur les singularités de la procédure devant le Conseil constitutionnel », in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs ? Mélanges en l’honneur de R. Perrot, Dalloz, 1996, pp. 537-556.

[10] CE, Rapport public 1991, De la sécurité juridique, ECDE, n°43, La Documentation française, 1992, p. 32 : « Un des éléments de la dégradation de la norme réside dans le développement des textes d’affichage, un droit mou, un droit flou, un droit à l’état gazeux ».

[11] B. François, « Le Conseil constitutionnel et la Cinquième République. Réflexions sur l’émergence et les effets du contrôle de constitutionnalité en France », RFSP, 1997, n°3, p. 385 (v. pp. 381-388).

[12] Commentaire de la décision n°2022-152 ORGA du 11 mars 2022, p. 2.

[13] S. Benzina, « Le commentaire officiel du Conseil constitutionnel, outil de politique jurisprudentielle », in J. Aspiro Sedky et al. (dir.), Les politiques jurisprudentielles, Mare & Martin, pp. 85-102 ; M. Charité, « La normativité des commentaires autorisés des décisions du Conseil constitutionnel à la lumière du paradoxe foucaldien du commentaire de textes », in J. Guittard, E. Nicolas et C. Sintez (dir.), Foucault face à la norme, Mare & Martin, coll. Libre droit, 2020, pp. 107-124.

[14] Ce sont bien les « décisions du Conseil constitutionnel », et non les commentaires, qui « ne sont susceptibles d’aucun recours » et qui « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles » d’après les termes de la Constitution (Constitution du 4 octobre 1958, art. 62). V. par exemple la minute 2.40 de l’audience QPC n°2013-350 durant laquelle Jean-Louis Debré rappelle qu’un commentaire aux cahiers « n’a pas la même valeur qu’une décision ».

[15] G. Goulard, « Le règlement des archives du Conseil constitutionnel n’est pas un acte administratif susceptible de recours, Conclusions sur Conseil d’État, Assemblée, 25 octobre 2002, Brouant », RFDA, 2003, n°1, pp. 2-3.

[16] Ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, art. 56 : « Le Conseil constitutionnel complètera par son règlement intérieur les règles de procédure ‘‘applicables devant lui’’ édictées par le titre II de la présente ordonnance. (…) ».

[17] F. Donnat et D. Casas, « La juridiction administrative n’est pas compétente pour connaître de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel établit un règlement intérieur fixant les modalités d’accès à l’ensemble de ses archives », AJDA, 2002, n°21, p. 1335. À propos de cette troisième catégorie qui concerne notamment les décisions ORGA portant règlement intérieur, v. M. Charité, « Les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel », RFDC, 2021/2, n°126, pp. E1-E19.

[18] V. par exemple : Mentions légales | Conseil constitutionnel (conseil-constitutionnel.fr).

[19] Constitution du 4 octobre 1958, art. 61-1, al. 1er ; ordonnance n°58-1067, art. 23-1, al. 1er.

[20] Sur la portée symbolique du droit, v. not. M. Garcia Villegas, « Efficacité symbolique et pouvoir social du droit », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1995/1, vol. 34, pp. 155-179.