Le « bouclier constitutionnel » pour donner le dernier mot au peuple et au Parlement : à propos de la proposition de révision constitutionnelle du groupe LR 

Par Mathias Revon

<b> Le « bouclier constitutionnel » pour donner le dernier mot au peuple et au Parlement : à propos de la proposition de révision constitutionnelle du groupe LR  </b> </br> </br> Par Mathias Revon

La proposition de loi constitutionnelle déposée le 5 juin par le groupe LR traduit une volonté de faire primer la loi sur les normes et les contrôles juridictionnels qui contraignent le législateur. De l’ouverture du champ du référendum à l’immunité juridictionnelle des lois sur l’immigration, de nombreux mécanismes sont proposés, au risque d’engendrer des conflits entre ordres juridiques.

 

The proposed constitutional law submitted on June 5 by the LR group reflects a desire to give precedence to the law over norms and jurisdictional controls that constrain the legislator. From opening up the scope of referendums to the jurisdictional immunity of immigration laws, numerous mechanisms are proposed, at the risk of generating conflicts between legal orders.

 

Par Mathias Revon, Docteur en droit public, Enseignant-chercheur contractuel à l’Université d’Aix-Marseille

 

 

 

Annoncée par les représentants du groupe les Républicains dans un entretien au Journal du dimanche (JDD) le 21 mai dernier[1], la proposition de loi constitutionnelle n° 1322 « relative à la souveraineté de la France, à la nationalité, à l’immigration et à l’asile » a été déposée le 5 juin[2]. Elle vient à l’appui d’une proposition de loi ordinaire sur l’immigration et apparaît, selon les termes des auteurs du texte, comme un « bouclier constitutionnel ».

 

L’objectif est clair : « arrêter l’immigration de masse […], en affirmant le droit de la France à décider souverainement qui elle souhaite accueillir et qui elle souhaite refuser sur le territoire ». L’enjeu de cette proposition est de donner le dernier mot au pouvoir politique national qui, selon les auteurs, en serait dépossédé par les juges. À cet égard, dans l’entretien au JDD, Bruno Retailleau estime que « le pouvoir n’est plus entre les mains du Parlement, mais entre celles des Cours suprêmes : Conseil constitutionnel, Cour européenne des droits de l’homme… ». Ainsi, les auteurs souhaitent un retour en force du pouvoir politique qui, prenant appui sur sa légitimité démocratique, entend s’émanciper des limites qui lui sont imposées par un « gouvernement des juges ».

 

Afin de donner au pouvoir politique le dernier mot, deux types d’instruments sont proposés[3] : d’une part, ouvrir le recours au référendum à tous les domaines (1) et, d’autre part, assurer la primauté des lois sur le droit international (2).  

 

 

1. L’élargissement du champ du référendum

L’article 2 de la proposition de loi prévoit de modifier l’article 11 de la Constitution en ces termes : « le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal Officiel peut soumettre au référendum tout projet de loi ou tout projet de loi organique ». Une telle rédaction supprime la liste des domaines sur lesquels peut porter un référendum[4]. Or, cela n’est pas sans conséquence. En effet, les lois référendaires constituent pour le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 6 novembre 1962 n° 62-20 DC, « l’expression de la souveraineté nationale ». Il se déclare dès lors incompétent pour exercer un contrôle de constitutionnalité de ces lois. On comprend, dans ces circonstances, les nombreuses virtualités illibérales de l’élargissement du champ du référendum, qui apparaît alors comme un instrument de rupture dans le cadre d’un État de droit[5].

 

Pour contrer toute éventualité d’un revirement de jurisprudence[6] – et avec le même objectif de limitation de l’importance des juges – le rôle du Conseil Constitutionnel dans la nouvelle procédure référendaire serait purement consultatif. L’article 11 révisé disposerait « [qu’une] loi organique fixe les conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel […] est préalablement saisi afin de rendre un avis qui est rendu public ».

 

Ce faisant, l’intention des rédacteurs de la proposition de loi constitutionnelle est d’écarter toute entrave possible à la volonté du peuple. Comme ils l’expliquent dans l’exposé des motifs, « le Conseil constitutionnel sera saisi en amont d’un tel référendum, non pour rendre une décision, mais pour donner un avis, rendu public, susceptible d’éclairer le peuple français – étant entendu que, in fine, c’est bien le peuple souverain, et lui seul, qui décidera, ou non, d’approuver la loi référendaire, insusceptible de recours ».

 

Si un contrôle de la loi référendaire était exclu, un autre type de contrôle pourrait cependant être envisagé. En effet, sur le fondement de l’article 60 de la Constitution, le Conseil constitutionnel « veille à la régularité du scrutin des opérations de référendum et en proclame les résultats », opérant un contrôle proche de celui qu’il exerce pour l’élection présidentielle[7]. Dans sa décision Hauchemaille et Meyet n° 2005-31 REF du 24 mars 2005, le Conseil constitutionnel a ouvert la possibilité d’effectuer un contrôle a priori des réclamations et de la régularité des actes préparatoires du référendum. Un contrôle de l’objet du scrutin pourrait être envisagé sur ce fondement. Bien que le Conseil se soit limité à un contrôle formel des exigences posées par l’article 11 de la Constitution, l’article 60 pourrait constituer un garde-fou.

 

L’intention des rédacteurs n’était pas seulement de libérer de toute entrave juridictionnelle l’expression directe de la volonté du peuple, mais également celle de ses représentants. C’est pourquoi ils ont imaginé des moyens d’assurer la primauté de la loi sur des normes qui lui sont en principe supérieures.

 

 

2. La primauté de la loi au risque de conflits entre ordres juridiques

Les représentants ne pouvant se prévaloir de l’exercice de la souveraineté pour se soustraire au contrôle de constitutionnalité et/ou de conventionnalité, un autre mécanisme est envisagé à l’article 6 de la proposition de révision pour assurer la primauté de la loi sur les normes constitutionnelles et conventionnelles et ainsi donner au Parlement le dernier mot. Il s’agirait, brièvement, de conférer une immunité contentieuse aux lois sur les quotas d’immigration grâce à un mécanisme de « bouclier constitutionnel » : tous les ans, le Parlement serait habilité à fixer des plafonds de visas et de titres de séjours dans le cadre d’une loi. La proposition de révision prévoit « [qu’] aucun principe, y compris constitutionnel, aucun traité, accord, convention, norme, ou acte international, même européen, ne sera opposable à l’exécution de cette loi ».

 

Dans la même optique, l’article 3 du texte propose de modifier les articles 55 et 88-1 de la Constitution portant respectivement sur la primauté du droit international sur les lois et sur la participation de la France à l’Union européenne. L’adoption d’une loi organique votée dans les mêmes termes par les deux assemblées ou adoptée par référendum permettrait d’écarter l’application de l’article 55 et la primauté du droit de l’Union sur des dispositions législatives déterminées. Le but, explicitement indiqué dans la proposition, est « d’assurer le respect de l’identité constitutionnelle de la France ou la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation »[8].

 

Une telle révision des articles 55 et 88-1 conduirait immanquablement à un conflit de normes au sein du bloc de constitutionnalité, avec l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946 qui prévoit que « [la] République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ». Or, il apparaît délicat de réviser un tel texte ancré historiquement et qui ne fait pas directement partie de la Constitution de 1958, tout comme il semblerait impensable de modifier la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

 

Par ailleurs, l’exclusion de tout contrôle juridictionnel est loin d’être acquise. Le Conseil constitutionnel, qui contrôle automatiquement les lois organiques[9], serait chargé de déterminer si « l’identité constitutionnelle de la France »[10], ou « les intérêts fondamentaux de la Nation » étaient suffisamment menacés pour justifier qu’il soit dérogé aux normes internationales. Le dernier mot ne reviendrait donc pas véritablement au Parlement. Notons au passage qu’il serait intéressant de savoir ce que ferait le Conseil constitutionnel saisi d’une loi organique adoptée par référendum comme envisagé par la proposition de révision, dans la mesure où l’article 46 de la Constitution prévoit que les lois organiques « ne peuvent être promulguées qu’après la déclaration par le Conseil constitutionnel de leur conformité à la Constitution ». Le Conseil pourrait-il refuser de contrôler ces lois dans le prolongement de sa jurisprudence de 1962[11] ?

 

Outre le bouleversement qu’induirait dans la hiérarchie des normes la primauté des lois sur les traités et, à certains égards, sur la Constitution, le problème fondamental posé par ces propositions est d’engendrer et de cristalliser des conflits de normes entre les ordres juridiques. En effet, au niveau national, ces modifications de la Constitution assureraient une primauté de la loi. Cependant, tel n’est pas le cas sous l’angle du droit international et particulièrement européen. La France s’exposerait à des recours contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne pour non-respect de ses engagements internationaux.

 

Si ces propositions du parti Les Républicains visent surtout à susciter un débat politique, le problème s’est en revanche concrétisé en Suisse. En effet, sur les questions d’immigration, cette stratégie qui consiste à exacerber les tensions en s’appuyant sur la légitimité démocratique est employée depuis plusieurs années par le parti Union démocratique du centre (UDC), en recourant à l’initiative populaire couplée au référendum constitutionnel. À cet égard, plusieurs initiatives populaires comme celle du 28 novembre 2010 « pour le renvoi des criminels étrangers » ou celle du 9 février 2014 « contre l’immigration de masse » ont conduit à des révisions constitutionnelles qui se sont révélées contraires à des engagements internationaux ratifiés par la Suisse. Ces révisions constitutionnelles ont ainsi engendré un conflit de normes avec le droit européen et la seule manière pour y mettre fin serait d’organiser un autre référendum pour défaire ce qui a été fait[12].

 

S’insérant dans la même démarche, la proposition de loi constitutionnelle déposée par les Républicains a très peu de chance d’être adoptée. Pour autant, elle traduit une tendance à invoquer la légitimité démocratique, voire la souveraineté du peuple, pour écarter les limites qui doivent en principe être respectées au sein d’un État de droit.

 

 

 

[1] Accès en ligne : https://www.lejdd.fr/politique/exclusif-immigration-eric-ciotti-olivier-marleix-et-bruno-retailleau-devoilent-le-projet-des-lr-135954

Pour les lecteurs qui ne seraient pas abonnés au JDD, l’entretien est également accessible sur le site internet des Républicains : https://republicains.fr/actualites/2023/05/21/immigration-eric-ciotti-olivier-marleix-et-bruno-retailleau-devoilent-le-projet-des-lr/

[2] Une première version du texte, la proposition de loi constitutionnelle n° 1282, a été déposée le 25 mai puis retirée le 5 juin, pour que soit ensuite déposée la proposition de loi constitutionnelle n° 1322. Accès en ligne : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/dossiers/souverainete_france_nationalite_immigration_asile

[3] Nous ne commenterons pas les 8 articles contenus dans ce texte, mais ceux qui, au-delà de la thématique de l’immigration, soulignent la volonté des auteurs d’assurer la primauté du pouvoir politique national.

[4] L’article 11 prévoit actuellement que peut être soumis au référendum « tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ».

[5] Sur cette question de l’usage du référendum pour passer outre les limites de l’État de droit, nous nous permettons de renvoyer à nos travaux : « L’indétermination du statut du peuple en droit constitutionnel. Réflexions à partir des tensions entre référendum et État de droit », Aix-en-Provence, 2021, 575 p.

[6] La jurisprudence de 1962 est constante et a été confirmée dans la décision n° 92-313 DC du 23 septembre 1992.

[7] Pour une brève synthèse sur ce point, voir notamment : https://www.conseil-constitutionnel.fr/referendum-sur-le-quinquennat/les-attributions-du-conseil-constitutionnel-en-matiere-referendaire

[8] L’article 55 de la Constitution serait révisé, en y ajoutant « « [qu’une] loi organique, votée dans les mêmes termes par les deux assemblées ou adoptée par référendum dans les conditions prévues au premier alinéa de l’article 11, peut exclure l’application du premier alinéa du présent article à des dispositions législatives déterminées afin d’assurer le respect de l’identité constitutionnelle de la France ou la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation ».

L’article 88-1 de la Constitution serait également complété par un alinéa qui prévoirait « [qu’une] loi organique, votée dans les mêmes termes par les deux assemblées ou adoptée par référendum dans les conditions prévues au premier alinéa de l’article 11, peut écarter la primauté du droit de l’Union sur des dispositions législatives déterminées afin d’assurer le respect de l’identité constitutionnelle de la France ou la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation ».

[9] L’article 61 de la Constitution dispose à cet égard que : « Les lois organiques, avant leur promulgation […] doivent être soumises au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution ».

[10] Le Conseil constitutionnel a déjà développé une jurisprudence en la matière. Voir notamment les décisions n° 2006-540 DC et plus récemment la décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021.

[11] À titre de remarque, il est étrange que cette proposition vise spécifiquement les lois organiques, car leur objet se limite en principe à préciser ou compléter les articles de la Constitution. Les hypothèses dans lesquelles des lois organiques dérogeraient au droit international pour respecter les principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France ou les intérêts fondamentaux de la Nation apparaissent marginales.

[12] L’article 195 de la Constitution suisse dispose à cet égard que « [la] Constitution révisée totalement ou partiellement entre en vigueur dès que le peuple et les cantons l’ont acceptée ».

 

 

Crédit photo : Assemblée Nationale