La liberté est la règle et la restriction l’exception… sauf pour les hijabeuses

Par Anthony Sfez

<b> La liberté est la règle et la restriction l’exception… sauf pour les hijabeuses </b></br></br>Par Anthony Sfez

Dans un arrêt attendu du 29 juin 2023, le Conseil d’État a rejeté la demande d’annulation des dispositions statutaires de la Fédération française de football (FFF) interdisant aux joueurs, durant les matchs de football, de porter des signes religieux – tel qu’un hijab. Pour y parvenir, il applique, sous couvert de prévenir d’hypothétiques troubles, l’exigence de neutralité (en principe applicable aux seuls agents du service public) aux usagers du service public. Signe d’un raidissement au sein de la société française autour des questions relatives aux rapports entre l’islam et la laïcité, cette décision s’inscrit en rupture avec la jurisprudence libérale du Conseil d’État.

 

In an expected judgment of June 29, 2023, the Council of State rejected the request for annulment of the statutory provisions of the French Football Federation (FFF) prohibiting players, during football matches, from wearing religious symbols – such as than a hijab. To achieve this, it applies, under the guise of preventing hypothetical troubles, the requirement of neutrality (in principle applicable only to public service agents) to public service users. Sign of a stiffening within French society around questions relating to the relationship between Islam and secularism, this decision breaks with the liberal jurisprudence of the Council of State.

 

Par Anthony Sfez, Docteur en droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas, qualifié aux fonctions de Maître de conférences en droit public (section 02)

 

 

 

S’inscrivant à contre-courant des fédérations allemande, espagnole, britannique ou encore italienne, la Fédération française de football (FFF) a décidé, à l’occasion d’une délibération du 28 mai 2016, d’ajouter, à l’article 1er de ses statuts, l’interdiction notamment du port, lors des matchs qu’elle organise, de signes manifestant « ostensiblement » une appartenance politique, syndicale ou religieuse. Nul besoin de demander à la FFF ce qu’elle entendait par le terme « ostensible », car on comprend qu’elle se réfère aux termes de la loi du 15 mars 2004[1] qui interdit, à l’école publique, les signes religieux « ostensibles », c’est-à-dire, essentiellement, la kippa, le turban shit, les grandes croix ou encore le voile islamique. La FFF a ainsi banni ce type de signes des terrains de football.

 

Estimant que ce bannissement est contraire à la liberté d’expression religieuse des joueuses souhaitant porter un voile islamique lors des matchs de football, trois associations ainsi qu’un collectif informel – « Les hijabeuses » – ont demandé à la FFF d’abroger ou de modifier cette disposition des statuts. La FFF ayant refusé explicitement de procéder à cette abrogation ou modification, les associations et le collectif ont alors saisi le Conseil d’État d’une demande d’annulation de cette décision de refus.

 

La première question juridique de procédure qui pouvait se poser dans ce litige était celle de savoir si le juge administratif était compétent pour le trancher, c’est-à-dire pour apprécier les statuts d’une personne privée et, le cas échéant, les censurer. La réponse à cette première question ne faisait guère de doute car le Conseil d’État venait de juger, le 15 mars 2023[2], dans une autre affaire, que les actes des fédérations sportives peuvent être administratifs, alors même qu’ils seraient intégrés dans leurs statuts, s’ils révèlent, par application de la jurisprudence dite Fifas du 22 novembre 1974[3], la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique pour l’exécution de la mission de service public qui leur a été confiée. En l’occurrence, tel était bien le cas, les dispositions statutaires litigieuses adoptées par la FFF l’ayant été pour l’accomplissement même du service public qui lui a été délégué par l’article L.131-15 du code du sport, à savoir l’organisation des compétitions de football. Le juge administratif – et plus précisément le Conseil d’État en premier ressort s’agissant d’une décision règlementaire prise par une autorité à compétence nationale – était donc compétent pour connaitre du litige.

 

Ce n’est évidemment pas cette question de procédure qui a passionné le grand public, mais la seconde question, qui, elle, était de fond, et concernait les rapports – souvent conflictuels dans notre histoire récente – entre le principe de neutralité et la liberté religieuse. En effet, comme c’est souvent le cas lorsqu’il est question d’islam et de laïcité – qu’on se rappelle de la polémique du voile de Creil ou de celle du burkini dans les piscines municipales – la présente affaire a attiré l’attention des médias et de la classe politique. Cette attention médiatique et politique a pris une ampleur toute particulière à la suite de l’audience qui s’est tenue le 26 juin 2023, car le rapporteur public a proposé au Conseil d’État, ce qui a choqué de nombreux partisans d’une laïcité militante, d’annuler le refus du président de la FFF d’abroger les dispositions statutaires litigieuses, donnant donc raison aux requérants. Les réactions politiques à cette position du rapporteur public ont donc été très virulentes et massives, faisant réagir le Conseil d’État lui-même qui a, dans un communiqué de presse, rappelé le rôle et l’indépendance de son rapporteur[4].

 

Le lendemain de son communiqué, le Conseil d’État, reprenant son rôle de juge, a rejeté la requête des associations et des « hijabeuses ». Il n’a donc pas suivi les conclusions de son rapporteur public[5]. La solution du Conseil d’État est-elle la preuve que l’avis du rapporteur était une « énormité » dictée par des « contorsions intellectuelles imprégnées d’idéologie multiculturelle » ?[6] Posée de façon moins polémique, la question revient à se demander si le rapporteur public a rendu un avis iconoclaste, proche d’une conception anglo-saxonne de laïcité, donc en rupture avec la conception française, et alors voué à ne pas être suivi par le Conseil d’État ? Que nenni ! Les conclusions du rapporteur public s’inscrivent dans la droite ligne de la jurisprudence constante du Conseil d’État, que le rapporteur n’a fait qu’appliquer de la manière la plus orthodoxe qui soit, de sorte que l’étonnement qu’a pu susciter son avis ne fait que traduire la confusion qui règne, dans certains esprits, sur la portée réelle de ce que l’on appelle la laïcité à la française.

 

Suivant la jurisprudence classique du Conseil d’État et son raisonnement en deux étapes, le rapporteur public a, dans un premier temps, vérifié l’applicabilité du principe de neutralité aux joueurs affiliés à la FFF. Considérant que ces derniers étaient des usagers du service public, et non des agents, il a estimé que les joueurs ne sont pas soumis au principe de neutralité. Sur ce point, il a été suivi, sans difficulté, par le Conseil d’État (1). Dans le second temps du raisonnement, le rapporteur public a vérifié, suivant encore la démarche classique du Conseil d’État, si le port de signes religieux par des usagers était susceptible d’entrainer des troubles au bon fonctionnement du service public ou à l’ordre public. Le rapporteur public a répondu par la négative, faute de tout élément concret en ce sens, et c’est sur ce point qu’il n’a pas été suivi par le Conseil d’État, ce qui apparaît critiquable, tant le risque de trouble semble, en l’espèce, hypothétique pour ne pas dire imaginaire (2).

 

 

1. Le principe de neutralité non-applicable aux usagers du service public

En matière de principe de neutralité dans le cadre d’un service public, la summa divisio est celle existante entre les agents et les usagers. Si les agents sont soumis à une stricte obligation de neutralité, qui leur interdit de porter des signes d’appartenance religieuse, même discrets, tel n’est pas le cas des usagers. En effet, les usagers d’un service public sont, par principe, parfaitement libres d’exprimer leur religion, même de manière « ostensible », par exemple par le port d’un voile islamique. La conséquence directe de ce régime juridique libéral applicable aux usagers est que les personnes publiques ou les délégataires personnes privées chargées d’une mission de service public ne peuvent, par principe, interdire aux usagers de manifester ostensiblement leur appartenance religieuse. Ils ne peuvent donc pas, par exemple, leur interdire de porter un voile.

 

Telle est la position constante du Conseil d’État qui rappelle, dans une étude du 19 décembre 2013[7], que les parents accompagnateurs de sorties scolaires ne sont ni des agents ni des collaborateurs du service public, mais des usagers du service public et, qu’en cette qualité, ils ne sont pas soumis au principe de neutralité religieuse. Il en résulte qu’un établissement scolaire ne saurait, par principe, interdire à des mères voilées de participer à des sorties scolaires. C’est également en ce sens que s’est prononcé le Conseil d’État, en 2017[8], concernant le port de signes ostensibles d’appartenance religieuse durant leurs heures de cours par des étudiants des établissements de formation paramédicaux. En effet, dans cette autre affaire, le Conseil d’État a considéré qu’il était contraire à la liberté religieuse de ces étudiants-usagers de leur interdire de porter des signes religieux ostensibles au sein de ces établissements de l’enseignement supérieur. Il a donc annulé la décision du Ministre de la santé refusant d’abroger l’arrêté interdisant ces signes au sein de ces établissements.

 

C’est ce régime libéral qui est indubitablement applicable aux joueurs affiliés à la FFF, lesquels sont, comme le démontre de manière convaincante le rapporteur public, des usagers et non des agents du service public. En effet, le rapporteur rappelle qu’ils ne participent pas à l’organisation du service, mais qu’ils en sont, au contraire, les bénéficiaires. Affinant son raisonnement, le rapporteur considère qu’en la matière, la seule exception qui vaille concerne les joueurs des équipes de France. Ces derniers ayant une fonction de représentation de la nation, ils doivent être regardés comme participant à la mission de service public confiée à la FFF, de sorte qu’ils peuvent se voir appliquer, comme l’ensemble des personnes sur lesquelles la fédération exerce une autorité, le principe de neutralité dans toute sa rigueur. C’est dans ce cadre juridique que les joueurs affiliés à la FFF et qui ne représentent pas la France devraient, s’ils le souhaitent, pouvoir porter, par principe, des signes religieux ostensibles lors des matchs. Le Conseil d’État a reconnu ce principe en l’espèce et, l’appliquant aux joueurs affiliés à la FFF, juge qu’ils « ne sont pas légalement tenus au respect du principe de neutralité du service public».

 

Il n’y rien à redire sur ce point qui constitue un heureux rappel d’un principe fondamental du service public. Restait alors au Conseil d’État à vérifier, dans le second temps de son raisonnement, si ce principe devait, en l’espèce, connaître une exception, c’est-à-dire si la liberté religieuse des usagers devait être retreinte pour garantir le bon fonctionnement du service ou l’ordre public. C’est de façon, sans doute critiquable, que le Conseil d’État estime que la FFF était bien fondée à restreindre la liberté religieuse des usagers sur ce fondement.

 

 

2. La caractérisation discutable de troubles au bon fonctionnement du service public justifiant la restriction de la liberté religieuse des usagers  

A la question de savoir si, en l’espèce, pouvait être justifiée la restriction de la liberté religieuse des usagers affiliés à la FFF, le rapporteur public répondait par la négative. Il a ainsi considéré qu’aucun risque de trouble au bon fonctionnement du service ou à l’ordre public n’était caractérisé, d’abord parce qu’il existe, concernant le cas spécifique du voile islamique, des hijabs parfaitement adaptés aux exigences de sécurité et d’hygiène propres à la pratique du football – ce que la FFF ne contestait d’ailleurs pas –, ensuite et surtout, parce qu’il n’existe aucune preuve de risque de confrontations liés au port de signes religieux durant les matchs. L’appréciation du rapporteur sur ce second point peut se comprendre au regard de la jurisprudence antérieure du Conseil d’État.

 

Une rapide analyse de cette jurisprudence montre en effet que la restriction à la liberté religieuse des usagers, justifiée par le bon fonctionnement du service ou par la préservation de l’ordre public, notamment en raison du risque de confrontations, ne pouvait, dans une logique libérale, être valablement accueillie qu’en cas de troubles ou de risques de troubles avérés et documentés. Autrement dit, la menace doit être réelle et sérieuse, et non pas simplement hypothétique et théorique. Elle ne saurait donc servir de prétexte pour limiter une liberté aussi fondamentale que la liberté d’expression religieuse des usagers d’un service public. On peut à titre d’illustration se référer à la jurisprudence Université de Lille II de 1996[9]. Dans cette affaire, alors même que les autorités de l’université faisaient état de menaces reçues contre le « foulard islamique », donc de risques de confrontations, pour justifier de leur décision d’interdire ce signe religieux dans l’établissement, le Conseil d’État a jugé que ces seules menaces n’étaient pas un motif suffisant pour restreindre la liberté religieuse des usagers et qu’elles ne constituaient pas un risque de trouble avéré. Il a donc censuré les autorités universitaires. Tout aussi illustratives sont les jurisprudences, bien que rendues dans un cadre juridique un peu différent, relatives aux burkinis sur les plages publiques. Dans l’une de ces affaires, le juge des référés du Conseil d’État juge que l’interdiction de ce vêtement par l’autorité de police n’est légale qu’à condition d’être justifiée par des « risques avérés d’atteinte à l’ordre public »[10]. Ce risque n’étant établi que par un incident isolé consistant en une altercation verbale entre usagers, le Conseil d’État a censuré l’arrêté des autorités municipales interdisant le burkini. En somme, pour reprendre les termes utilisés par la Cour européenne des droits de l’homme, la restriction d’une liberté, telle que la liberté religieuse, suppose « des exemples concrets»[11] de troubles ou de menaces de troubles avérés et réels.

 

C’est dans ce cadre juridique bien posé par le Conseil d’État que, en l’espèce, on ne pouvait que conclure, comme l’a fait le rapporteur public, à la censure des statuts de la FFF. On apprend en effet, à la lecture des conclusions du rapporteur, que la FFF n’a été en mesure d’apporter aucun élément établissant que le port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse ait pu causer des incidents troublant le bon fonctionnement du service. La FFF n’a donc pas invoqué de situations conflictuelles justifiant l’interdiction adoptée en 2016. Elle n’a pas plus invoqué de situations qui auraient pu être expérimentées dans d’autres sports (par exemple le handball) pour lesquels les Fédérations autorisent ce genre de signes. Plus encore, on apprend, à la lecture des conclusions du rapporteur public, que la FFF convenait, elle-même, que la mesure n’avait pas fondamentalement été édictée en considération du bon fonctionnement du service public. Sans doute consciente de la faiblesse de son argumentation sur ce point, la FFF plaidait, à titre principal, pour la reconnaissance d’un certain « ordre public sportif », conçu pour justifier sa décision, mais inexistant dans la jurisprudence du Conseil d’État.

 

Ignorant le terrain glissant du prétendu « ordre public sportif », c’est bien sur le terrain très classique du bon fonctionnement du service public que se placent les juges du Palais-Royal pour rejeter la demande des requérants. Le Conseil d’État, passant outre l’absence de trouble ou de menace de trouble, a jugé que l’interdiction des signes religieux est nécessaire pour assurer le bon déroulement des matchs. Il a alors choisi, tranchant avec sa jurisprudence antérieure, de se placer, en l’espèce, sur un terrain préventif pour prévenir « tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport ».

 

Il ressort de ce raisonnement – ou plutôt de cette pétition de principe – l’impression dérangeante que l’impératif de bon fonctionnement du service n’est finalement qu’un prétexte pour étendre le principe de neutralité à une catégorie particulière d’usagers. La facilité avec laquelle le Conseil fait plier la liberté face à l’impératif du bon fonctionnement du service public – qui n’est objectivement pas avéré – ne peut qu’inquiéter. Non seulement parce que cela brouille la distinction cardinale entre les agents et les usagers du service public, mais aussi parce qu’est finalement remis en cause un principe fondamental de notre droit public : la liberté est la règle, la restriction l’exception.

 

 

 

[1] Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics

[2] CE, 15 mars 2023, n°466632, Ligue de billard d’Île-de-France et a. Il s’agit d’un revirement de jurisprudence. En effet, dans son arrêt n°219113 du 12 décembre 2003 dit Jujitsu, le Conseil d’État avait jugé, s’attirant la critique de la doctrine, que les dispositions statutaires d’une fédération sportive étaient toujours et nécessairement des actes de droit privé relevant, ainsi, de la compétence du juge judiciaire. Il avait donc refusé d’appliquer les critères de la jurisprudence Fifas aux dispositions statutaires d’une fédération sportive. C’est précisément à cette incohérence que met fin l’arrêt du 15 mars 2023.

[3] CE, 22 nov. 1974, n°89828, Féd. des industries françaises d’articles de sport (Fifas).

[4] Communiqué de presse, Le Conseil d’État dénonce les attaques ayant visé la juridiction administrative et tout particulièrement un rapporteur public, 28 juin 2023 (https://www.conseil-etat.fr/actualites/le-conseil-d-etat-denonce-les-attaques-ayant-vise-la-juridiction-administrative-et-tout-particulierement-un-rapporteur-public).

[5] CE, 29 juin 2023, n°s 458088, 459547, 463408, asso. Alliance citoyenne et a. et Ligue des droits de l’Homme.

[6] Les propos sont du professeur Anne-Marie Le Pourhiet voir https://www.lepoint.fr/societe/hijabeuses-l-avis-du-rapporteur-public-etait-une-enormite-30-06-2023-2526856_23.php.

[7] Étude relative à la relation entre la liberté d’expression religieuse et les services publics, commandée par le Défenseur des droits le 20 septembre 2013, rendue le 19 décembre 2013 par l’assemblée générale du Conseil d’Etat

[8] CE, 28 juillet 2017, n°390740, Boutaleb et a. Dans le même sens voir CE, 14 mars 1994, Yilmaz.

[9] CE, 26 juillet 1996, n°170106, Université de Lille II.

[10] CE 29 septembre 2016, n° 403578, Assoc. de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’Islamophobie en France (ADDH-CCIF). Voir aussi dans le même sens CE, 26 août 2016, n°402742.

[11] Cour EDH, 27 septembre 1999, n°33985/96 et n°33986/96, Smith et Grady c. Royaume-Uni.

 

 

Crédit photo : Alliance Citoyenne