Affaire Nahel : quelles sont les conditions du recours à la force armée par les agents de l’État ?

Par Alexandre Dupont

<b> Affaire Nahel : quelles sont les conditions du recours à la force armée par les agents de l’État ? </b> </br> </br> Par Alexandre Dupont

Dans le contexte de l’affaire Nahel, ce billet a pour objet de présenter brièvement le cadre légal d’usage des armes par les forces de l’ordre en France.

 

In the context of Nahel case, the purpose of this note is to briefly present the legal framework for the use of weapons by law enforcement in France.

 

Par Alexandre Dupont, Etudiant du Master II protection des droits fondamentaux et des libertés, parcours droit public. Doctorant contractuel à l’université de Bourgogne à compter de septembre 2023

 

 

 

« La police tue » [1]. C’est ainsi que s’exprimait M. Jean-Luc Mélenchon le 6 juin 2022, sur son compte twitter, à propos d’un tir policier ayant causé la mort de la conductrice dans le cadre d’un refus d’obtempérer. Interrogé le lendemain sur ses déclarations, l’ex-candidat à l’élection présidentielle a confirmé ses propos au micro de France Inter, et affirmé que s’il était porté aux affaires, il réformerait la police « de la cave au grenier »[2].

 

Sans être nouvelle, la question du cadre légal applicable à l’usage des armes par les agents de la force publique a pris une résonance particulière à la lumière des événements récents. Le 27 juin dernier, deux policiers de la direction de l’ordre public et de la circulation ont tenté d’arrêter un véhicule dont le conducteur multipliait les infractions, mettant ainsi en danger les usagers de la route. Le jeune chauffeur, mis en joue par l’un d’entre eux, a redémarré, volontairement ou accidentellement, le véhicule à l’arrêt, malgré les injonctions contraires des policiers, provoquant un tir qui l’a mortellement touché au thorax.

 

Par-delà l’émotion suscitée par cette affaire (à l’origine de plusieurs jours d’émeute, partout en France), l’expertise du juriste est fondamentale pour rappeler dans quel cadre et selon quelles règles les agents de la force publique, policiers et gendarmes, peuvent recourir à cette prérogative exorbitante du droit commun (et découlant du monopole de la violence physique légitime dont l’État est détenteur), qu’est l’usage des armes à feu. Ce cadre a été récemment réformé.

 

 

I. Le régime général du recours à l’usage des armes issu de la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique

Il faut d’abord savoir que les agents des forces de l’ordre ne sont pas exclus du bénéfice du régime commun de la légitime défense, applicable à tout individu.

 

De plus, leur action est, au moins pour une partie d’entre eux, soumise à des règles juridiques spécifiques. Les militaires de la gendarmerie nationale étaient soumis, jusqu’en 2017, au régime défini par le décret du 20 mai 1903 portant règlement sur l’organisation et le service de la gendarmerie[3]. Son article 174 prévoyait, pour les officiers, gradés et gendarmes, un régime spécifique de déploiement « de la force armée » en « l’absence de l’autorité judiciaire ou administrative ». Par la suite, ce régime spécifique a été introduit à droit constant à l’article L. 2338-3 du code de la défense. Dans le même temps, les policiers nationaux étaient cantonnés au bénéfice des faits justificatifs d’infractions, sans pouvoir bénéficier d’un cadre spécifique à leur action de sécurité.

 

Après les attentats du 13 novembre 2015 et l’attaque, notamment, d’une voiture de police à Viry-Châtillon, le législateur a cédé à la pression des syndicats policiers, qui demandaient l’élargissement du cadre légal de l’usage des armes par les forces de police. La loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, précédée du rapport parlementaire de Mme Cazaux-Charles[4] plaidant pour une harmonisation du régime applicable à l’usage des armes à l’ensemble des forces de l’ordre (gendarmerie et police nationales), a introduit dans le code de la sécurité intérieure un article L435-1 procédant à cette harmonisation. Cet article, rédigé en cinq alinéas et un préambule, décline les situations dans lesquelles il est possible, pour les policiers, gendarmes et, sous certaines conditions, douaniers et policiers municipaux, de faire usage des armes.

 

D’une part, cet usage est conditionné par l’absolue nécessité et la stricte proportionnalité. D’autre part, l’ouverture du feu n’est possible que « dans l’exercice [des] fonctions » des agents de la force publique, « revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité ». Enfin, l’article L 435-1 prévoit 5 hypothèses d’usage des armes par les agents des forces de l’ordre :

« 1° Lorsque des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d’autrui ;

2° Lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées ;

3° Lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s’arrêter, autrement que par l’usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ;

4° Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ;

5° Dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsqu’ils ont des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont ils disposent au moment où ils font usage de leurs armes. »

 

Bien que la réforme de 2017 n’ait pas bouleversé en profondeur la réglementation de l’usage des armes, les débats autour de la légalité des tirs policiers, notamment sur des véhicules en mouvement, sont vifs et souvent enfermés dans des positions dogmatiques.

 

 

II – Le cadre légal du tir sur un véhicule en mouvement

Dans l’affaire qui nous occupe, le policier a tiré alors que le véhicule conduit par le jeune Nahel venait de redémarrer. Pour présenter le cadre légal du tir sur un véhicule en mouvement, plusieurs dispositions législatives peuvent être sollicitées.

 

1) D’abord, dans le cas d’une atteinte réelle, certaine et injustifiée, menaçant la vie ou l’intégrité physique d’un agent ou de toute personne, l’article 122-5 du code pénal pourrait justifier un tir dirigé contre un véhicule, si ce tir est commandé par les nécessités de la légitime défense, et proportionné au risque encouru. La jurisprudence récente de la Cour de cassation neutralise certes le bénéfice de la légitime défense s’il y a possibilité de fuite[5] pour se soustraire à la menace, mais il semblerait que cette tendance ne trouve pas à s’appliquer pour le cas particulier des agents des forces de l’ordre qui, en vertu de l’article R. 434-19 du code de la sécurité intérieure, doivent intervenir, même lorsqu’ils ne sont pas en service, pour porter assistance aux personnes en danger. Quant à la proportionnalité par rapport au risque encouru, celle-ci ne doit pas s’analyser comme une égalité des armes utilisées par l’agresseur et la personne qui se défend, mais comme une sorte de parallélisme entre le risque que fait encourir l’agression (risque d’atteinte à l’intégrité physique, risque de mort), et le risque auquel expose l’acte de riposte. Les rédacteurs du code pénal n’ont en effet pas incorporé dans cette disposition des mécanismes inspirés de la loi du talion, qui commanderait à attaque avec arme blanche une défense avec arme blanche, mais bien une proportionnalité entre le risque et la riposte. Dans cette hypothèse, la Cour de cassation a pu par exemple considérer, dans un arrêt de la chambre criminelle du 12 juin 2013[6], qu’était en état de légitime défense le policier qui, menacé par un couteau, tire et tue l’individu qui l’a menacé. Sous réserve de la réunion des conditions constitutives de l’état de légitime défense, il serait parfaitement envisageable de la concevoir dans l’hypothèse d’une menace résultant de la conduite d’un véhicule.

 

2) Ensuite, le tir sur un véhicule peut être envisagé sous l’angle du mécanisme de l’état de nécessité, prévu par l’article 122-7 du code pénal, aux termes duquel : « N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. » Concernant la condition de proportionnalité, la Cour de cassation a pu considérer qu’elle était satisfaite à partir du moment où l’acte de sauvegarde est proportionné aux intérêts à protéger, ce qui exclurait par exemple la possibilité d’infliger la mort pour protéger un bien.

 

3) Enfin, le nouveau cadre légal issu de la loi précitée de 2017 permet lui aussi d’envisager la possibilité d’un tir sur un véhicule. En effet, l’alinéa 4 de l’article L. 435-1 du code de sécurité intérieure, reprenant quasi littéralement l’alinéa 4 de l’article L. 2238-3 du code de la défense, concerne spécifiquement les tirs sur  un véhicule ou moyen de transport et prévoit que les agents de la police nationale et de la gendarmerie peuvent, revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité, faire usage de leur arme en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée, « lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ».

 

Ces dispositions ont le mérite de dessiner un cadre spécifique pour le tir sur un véhicule. Ce dernier est réservé aux fonctionnaires ou militaires clairement identifiables, afin qu’aucune méprise ne puisse naître quant à la qualité ou à l’intention des agents.  Les conditions d’absolue nécessité (remplie lorsque l’agent ne dispose d’aucune autre solution que l’usage d’une arme pour immobiliser le véhicule) et de stricte proportionnalité (remplie quand est utilisé le strict niveau de force nécessaire pour concourir aux objectifs de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme – droit à la vie) doivent guider le comportement des agents de la force publique.  

 

Toutefois, ces dispositions ne sont pas sans soulever des difficultés au regard de l’insécurité juridique qu’elles font naître pour les agents et les justiciables en ce qui concerne les cas concrets d’ouverture du feu qui sont complexes à identifier. On peut par exemple s’interroger sur la façon dont doit être formalisé « l’ordre d’arrêt », en l’absence de jurisprudence et de texte sur la question. De la même façon, la condition de  perpétration d’atteintes à la vie ou à l’intégrité physique des agents ou à celle d’autrui pose problème (« … dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui »). Le terme « susceptible » laisse à l’agent une marge de manœuvre importante, puisqu’il lui est demandé d’évaluer la probabilité d’une atteinte à la vie ou à l’intégrité physique des personnes. Dans son rapport sur le projet de loi,  Mme Cazaux-Charles affirmait, en se fondant sur des décisions de la Cour de cassation faisant application de l’article L. 2338-3 du code de la défense, que cette évaluation devait s’appuyer sur des éléments réels et objectifs, et non sur une dangerosité supposée. Notons que la Cour de cassation avait pu considérer (avant 2017, à propos du régime de l’usage des armes par les seuls militaires de la gendarmerie nationale) que le recours aux armes n’était possible qu’après prise en considération du comportement du conducteur du véhicule, notamment de sa dangerosité envers les autres usagers de la route, des circonstances de l’espèce (présence d’éléments particuliers environnants présentant une dangerosité particulière), ou encore de la dangerosité des occupants[7].

 

Dès lors et pour conclure, comment qualifier juridiquement les évènements de Nanterre ? Cette opération de qualification peut paraître quelque peu prématurée. En effet, les éléments d’enquête communiqués par les autorités judiciaires sont maigres. Tout au plus peut-on signaler que le procureur de la République, dans son communiqué de presse du 29 juin 2023, a émis de sérieux doutes quant au fait que le tir effectué par le policier puisse s’inscrire dans le cadre légal sus-étudié.

 

L’application des régimes de la légitime défense ou de l’état de nécessité ne semblent pas pouvoir bénéficier au policier auteur du tir.

 

Qu’en est-il de l’alinéa 4 de l’article 435-1 du code de la sécurité intérieure ? Les deux policiers, à au moins deux reprises, ont tenté d’intercepter le véhicule, sans que le conducteur n’obtempère aux ordres d’arrêt. Le procureur de la République, dans sa conférence de presse, indiquait par ailleurs que le comportement du véhicule présentait un risque pour les autres usagers de la route, en raison de la multiplication des infractions potentiellement génératrices d’accidents. La mise en danger d’un piéton et d’un cycliste, notamment, pouvaient constituer des indices sur la possibilité de perpétrer, dans la fuite, des atteintes à la vie ou l’intégrité physique des autres usagers de la route. Même s’il faut rester prudent, les éléments d’enquête dont nous disposons aujourd’hui pourraient ainsi mettre en évidence un usage de l’arme conforme au cadre légal.

 

Cette appréciation ne permet certes pas de clore le débat, beaucoup plus vaste, sur la légitimité de l’usage des armes par les agents de la force publique. Mais elle contribue peut-être à y voir un peu plus clair dans cette tragique affaire.

 

 

 

[1] Compte Twitter de Jean-Luc Mélenchon, publication du 6 juin 2022, https://twitter.com/JLMelenchon/status/1533572047460343808 consulté le 16 mars 2023.

[2] France info, entretien avec Jean-Luc Mélenchon, https://www.francetvinfo.fr/politique/melenchon/jean-lucmelenchon-reaffirme-ses-propos-sur-la-police-qui-tue-il-y-a-la-loi-des-punitions-des-amendes-mais-pas-lapeine-de-mort_5182831.html , 7 juin 2022, consulté le 24 mars 2023.

[3] Décret portant règlement sur l’organisation et le service de la gendarmerie, 20 mai 1903.

[4] Sénat, rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation, du suffrage universel,  du règlement de l’administration générale, sur le projet de loi relatif à la sécurité publique, 18 janvier 2017, N°309.

[5] Cour de cassation, Chambre criminelle, 7 septembre 2010, n° 09-87.967.

[6] Cour de cassation, Chambre criminelle, 12 juin 2013, n°12-86.476.

[7] Cour de cassation, Chambre criminelle, 5 janvier 2000.

 

 

 

Crédit photo : Mathias Reding