Le dialogue entre Maîtres Marie Dosé et Daniel Soulez-Larivière : davantage qu’un livre sur le métier d’avocat Par Olivier Beaud
Ce billet est une courte recension d’un livre qui vient de paraître et so-signé par deux avocats de renom : Marie Dosé et Daniel Soulez-Larivière. Il prend la forme originale d’un dialogue, très vivant, qui évoque de façon originale et vivante, à la fois le métier d’avocat et la situation de la justice en France. Une telle lecture devrait intéresser tout citoyen et les constitutionnalistes.
This post is a short review of a recently published book by two renowned lawyers: Marie Dosé and Daniel Soulez-Larivière. In a lively and original dialogue, they reflect on both the legal profession and the state of justice in France. A must-read for all citizens and constitutionalists alike.
Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon Assas
Dans un livre qui vient de paraître, Deux générations, un barreau[1], Marie Dosé et Daniel Soulez-Larivière s’entretiennent de leur métier d’avocat qu’ils aiment passionnément.
J’ai cependant quelque scrupule à rendre compte de cet ouvrage dans la mesure où il me manque l’impartialité normalement requise[2] pour ce faire. En effet, je connaissais au moins l’un des deux auteurs, Daniel Soulez-Larivière, et partageais avec lui quelques-unes de ses idées, notamment sa lutte contre la criminalisation de la responsabilité – lui préférait la responsabilité civile et moi la responsabilité politique. En 2021, nous nous étions unis pour critiquer dans la presse les excès d’une partie de la magistrature lancée dans une croisade irréfléchie contre les « politiques », avec une regrettable instrumentalisation du droit pénal et l’appui sans nuance de la presse qui fait ses choux gras des « scoops » judiciaires[3].
Quant à Marie Dosé, avocate de renom désormais[4], co-autrice de cet ouvrage, j’avais seulement beaucoup apprécié son ouvrage de 2014 sur la cour d’assises issu déjà d’un dialogue, mais cette fois avec un juré et paru dans la même collection[5]. J’avais tout autant admiré le courage qu’elle avait démontré à la suite de l’affaire Polanski et de la remise de son César pour le film J’accuse. En effet, elle avait dénoncé dans une tribune de presse, cosignée avec de nombreuses consœurs, toutes féministes, l’attitude des féministes radicales et leur invention d’une prétendue présomption de culpabilité[6]. De telles militantes féministes, écrivaient-elles, passaient allègrement pour pertes et profits à la fois la présomption d’innocence et la prescription – deux principes fondamentaux du droit pénal — pour faire triompher « la Cause », c’est-à-dire « leur Cause ».
L’intelligence et le courage (intellectuel) sont deux choses rarement associées et ils le sont ici chez les deux avocats qui, quoique de deux générations différentes, partageaient les mêmes valeurs. J’attendais donc beaucoup de leur livre. Je ne fus pas déçu par sa lecture. En effet, cet ouvrage est une sorte de dialogue au sommet entre deux avocats qui réfléchissent à leur métier, à la justice et donc à la société. Plus exactement, c’est un témoignage exceptionnel dont l’intérêt et l’importance dépassent la réflexion sur le métier d’avocat. Certes les avocats et les aspirants à « l’avocature » devraient être les premiers concernés par ce livre. On peut même affirmer, sans exagération aucune, qu’il s’agit d’une lecture presque obligée pour toute personne qui exerce ou qui veut exercer ce beau métier exigeant et qui devrait être recommandé à tous les étudiants en droit fréquentant les I.E.J. Mais ce témoignage est bien plus large et concerne tout simplement l’état de la justice en France (et même un peu l’état du droit), comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage : Dialogue sur un paysage judiciaire.
Cependant, la forme d’un tel ouvrage est inusuelle car il s’agit d’un dialogue, entre les deux auteurs. Il s’agit d’un dialogue pensé, et organisé car il est structuré autour de grands thèmes (le métier d’avocat, les « expériences fondatrices » des auteurs, la justice, la réforme de la justice). Il vaut aussi par la qualité de la réflexion, comme par les dizaines d’anecdotes à la fois instructives et éclairantes racontées par deux acteurs issus de deux générations différentes et ayant donc forcément des expériences différentes du même métier, ce qui rend le livre incroyablement vivant. La « trouvaille » de ce livre consiste à faire dialoguer un grand avocat qui vient de quitter le métier et une plus jeune avocate qui l’exerce, de sorte que le spectre historique permettant de comparer leurs deux expériences est très large (presque une soixantaine d’années). C’est en outre un dialogue entre un homme et une femme qui exercent le même métier, mais avec des perceptions et expériences distinctes précisément en raison de cette différence (de sexe ou de genre, selon sa position sur cette question, paraît-il, décisive). Cela donne nécessairement une image différente, de leur métier et de son évolution, mais complémentaire. Les esprits chagrins regretteront peut-être que les deux auteurs proviennent du Barreau de Paris qui n’est pas représentatif de toute la France, on veut bien en convenir.
Toutefois, les deux auteurs sont loin d’être en accord sur tout, ce qui pimente le livre car le dialogue est parfois à fleurets mouchetés. Cela est notamment perceptible lorsqu’ils évoquent la question des « parquets privés » — — thème cher à Me Soulez-Larivière et contesté par Marie Dosé —, des rapports des magistrats avec les politiques ou encore à propos du juge d’instruction ou encore de l’institution qu’est la Conférence du stage (salué par l’aîné et brocardé par la cadette). Le dialogue, toujours courtois, est instructif notamment en raison de la différence de générations, tant la confrontation de leurs expériences les enrichit mutuellement ; Tel est le cas, par exemple pour Daniel Soulez-Larivière qui apprend énormément en écoutant Marie Dosé, qui fut notamment l’avocate d’un des prévenus dans l’affaire des attentats du 13 novembre 2015, lui raconter la façon dont se déroulent les grands procès contemporains, à l’heure des tweets. La médiatisation immédiate des procès – le live tweet — est un danger et une plaie, ce dont les deux auteurs conviennent.
Ce livre est aussi très vivant par les nombreux passages autobiographiques qui sont parfois, soit savoureux (l’échec de Soulez-Larivière à l’ENA devrait être enseigné dans nos facultés de droit), soit tristement éloquents (les exemples de machisme dont Marie Dosé fut victime). Mais ce serait réduire la portée ce livre en y voyant seulement une suite d’anecdotes ou de souvenirs car il dresse à sa façon un état des lieux de la justice en France qui est loin d’être fameux pour user d’une litote. On y découvre les corporatismes à l’œuvre. Pour résumer, on y apprend (pour ceux qui ne le savaient pas) que la lutte entre magistrats et avocats – car c’est une lutte bien souvent — y est inégale tant la corporation des premiers est incomparablement plus forte que celle des seconds. La magistrature ressort d’ailleurs passablement éreintée de ces dialogues. Ce n’est pas une affaire de personnes, mais une question d’institutions. On pouvait s’y attendre quand on connaissait les écrits de Daniel Soulez-Larivière, mais le témoignage de Marie Dosé corrobore le plus souvent le jugement très critique du premier sur la magistrature et son organisation. Si cette dernière est ici mise à mal, c’est sur le fondement non pas d’opinions proférées à la légère, mais sur de faits étayés et confondants. Par exemple, quiconque lit le témoignage de Marie Dosé sur l’affaire Edouard Louis contre Rihad B[7] – ne peut qu’être effaré de la façon dont un juge d’instruction peut encore de nos jours officier en France…. Cette dernière défendait le prévenu accusé d’agressions sexuelles envers le romancier, devenu très jeune célèbre en raison d’un livre porté aux nues par une partie de la critique, accusations dont le tribunal a fait litière alors que le juge d’instruction y avait fait droit.
Il faut toutefois reconnaitre une certaine impartialité des deux auteurs qui n’épargnent pas les membres de leur propre corporation. Ils sont loin d’être tendres avec leurs confrères avocats, et ils ne font donc pas preuve d’un réel même esprit de corps que les magistrats qui eux, demeurent « soudés » ou « groupés » comme on le constate – hélas ! – de plus en plus … Ils dénoncent tout aussi bien la formation catastrophique des avocats par l’École du Barreau, les « petits arrangements entre amis » (ici avec les journalistes qui sont eux aussi bien égratignés) que le cynisme de grands ténors (anecdote dévastatrice sur Me Floriot) ou encore l’engouement intéressé de certaines avocats pour la « victimologie », les victimes étant comme par hasard leurs futurs clients. Mais il y a également des pages passionnantes et accablantes sur la paupérisation du métier d’avocat qui en disent bien plus long qu’un long rapport administratif. Le tableau serait incomplet si l’on ne mentionnait pas leur critique aiguisée du rôle nocif que joue la presse lors du déroulement des procès, Marie Dosé évoquant, dans une heureuse formule, la « médiapartisation » de la justice. La lecture ne fut pas sans me rappeler le « duo infernal » formé par juges et médias dès l’affaire du sang contaminé.
On doit donc lire cet ouvrage comme étant aussi un témoignage de première importance sur la justice française, sur la façon dont elle fonctionne ou plutôt dysfonctionne, de la part d’acteurs, d’avocats donc, qui réfléchissent à leur métier – ce qui n’est pas si courant d’ailleurs. En effet, à lire ce double témoignage, la justice va mal en France et ce n’est pas seulement une question de moyens, contrairement à ce qu’on répète paresseusement. Cela tient à une longue histoire mais plus profondément, correspond à surtout à un trait français, qui apparaît en filigrane dans cet ouvrage et qui est celui du « mépris du droit ». Les auteurs proposent des réformes, souvent intéressantes et judicieuses, parfois radicales. Ainsi sont-ils favorables à l’introduction du contradictoire dès l’enquête préliminaire, à la suppression du juge d’instruction (pour ce qui concerne le seul Soulez-Larivière) et surtout estiment dépassé le corps unique des magistrats qui regroupe le Parquet et le siège, plaidant en faveur d’une réforme du Parquet qui serait une partie représentant l’accusation – ce qui supposerait d’ailleurs une réforme constitutionnelle. Ils plaident aussi en faveur d’une réforme de l’expertise, mais plus fondamentalement, en faveur d’une refonte de la procédure pénale. De telles propositions ne plairont pas peut-être à tout le modne car elles sont assez radicales mais elles mériteraient d’être discutées, même s’il est fort probable que les politiques n’auront pas le courage de les faire..
Certains pourraient douter du rapport qui peut exister entre un tel livre et le droit constitutionnel dont ce blog est censé rendre compte de l’actualité. Ce rapport existe si l’on prend conscience de l’importance cardinale que revêt la justice dans un État de droit. Mais dans cette justice au sens institutionnel, un grand oublié est justement cet auxiliaire capital qu’est l’avocat. Toute justice digne de ce nom devrait s’appuyer sur une avocature libre et indépendante qui est la condition d’existence d’un État dans lequel le droit est vraiment pris au sérieux. Or, il est loin d’être certain que les avocats soient en France en mesure de jouer ce rôle fondamental de contre-pouvoir et de défense des droits des justiciables. L’écart entre le discours sur l’État de droit et sa réalité est tristement éloquent, une fois de plus.
Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que les deux professions indépendantes que sont d’une part, les avocats et d’autre part, les universitaires sont maltraitées dans notre pays. Le fait qu’il n’y a pas d’esprit de corps au sein de ces deux professions n’arrange rien, comme on le devine, pour leur défense commune. Quoi qu’il en soit, il apparaît évident qu’elles sont désormais, toutes deux, subalternes par rapport à ces deux puissances que sont l’Administration (la plus puissante évidemment si on y inclut le Conseil d’État) et la magistrature (une puissance émergente). Ce n’est pas un très bon signe pour l’état de nos libertés.. Quoi qu’il en soit, il faut lire cet ouvrage pour penser la justice de notre temps.
On ne peut pas achever cette recension sans une note fort triste. En effet, peu de temps après avoir achevé cet ouvrage, Daniel Soulez-Larivière disparaissait accidentellement le 30 septembre 2022. Dans l’Épilogue de ce livre, Marie Dosé lui a rendu un très bel hommage posthume. Elle y rappelle qu’il s’agissait non seulement d’un grand avocat, doublé d’un intellectuel, mais aussi et surtout d’un être rare, dont l’intelligence n’avait d’égale que sa générosité et son ouverture d’esprit.
[1] Deux générations, un barreau (Dialogue sur un paysage judiciaire), préface de Dominique Simonnot, Paris, Dalloz, coll. les sens du droit, 2023.
[2] On doit au lecteur de préciser que nous en avons écrit l’Avant-Propos, à la demande de Sandra Szurek qui a fondé cette collection et qui est à l’origine de ce livre.
[3] Voir notre article « Procès des sondages de l’Elysée : les juges eux aussi doivent respecter la Constitution », Le Monde du 27 octobre 2021
[4] Elle figure dans le remarquable documentaire intitulé « Les ténoras. Paroles d’avocates », à voir sur le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=X6BaIuFY10E.
[5] P.-M. Abadie , M. Dosé, Cour d’assises : quand un avocat et un juré délibèrent, Paris, Dalloz, , 2014.
[6] « Une inquiétante présomption de culpabilité s’invite trop souvent en matière d’infractions sexuelles », Le Monde du 8 mars 2020
[7] Voir notamment l’article suivant : « Riadh B., jugé pour agression sexuelle à l’encontre d’Edouard Louis, de nouveau relaxé en appel » Le Monde du 7 fév. 2022