49.3 sur 49.3 ne vaut. Spéculations sur une étrange session extraordinaire Par Mathieu Carpentier
Le calendrier quelque peu étrange de la dernière session extraordinaire du Parlement donne à penser que la Première ministre, s’appuyant sur l’autorité d’un illustre haut-fonctionnaire, envisagerait d’engager la responsabilité du gouvernement sur deux textes (non financiers) différents au cours de la session ordinaire 2023-2024. Le présent billet entend démontrer qu’il s’agirait là d’une violation manifeste des dispositions du troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution.
The somewhat strange timing of the last extraordinary session of Parliament suggests that the Prime Minister, relying on the authority of an illustrious senior civil servant, is considering making the passing of two different (non budget-related) bills an issue of a vote of confidence during the 2023-2024 ordinary session. As this blog post aims to demonstrate, this would be a clear violation of the provisions of the third paragraph of Article 49 of the Constitution.
Par Mathieu Carpentier, Professeur de droit public à l’Université Toulouse Capitole
Lorsqu’il a été annoncé que le Parlement serait réuni en session extraordinaire à compter du 25 septembre (JORF 12 septembre 2023), notamment pour l’examen du projet de loi de programmation des finances publiques (ci-après PLPFP) pour la période 2023-2027, il a paru évident à tous les commentateurs que l’objet de la manœuvre était de permettre à la Première ministre de mettre en œuvre les dispositions du troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution (ci-après « le 49.3 ») sur ce texte afin d’éviter de « brûler une cartouche » de 49.3 au cours de la session ordinaire qui commencerait la semaine suivante.
On sait en effet qu’en dehors des projets de lois de finances – catégorie à laquelle le PLPFP n’appartient pas[1] – et de financement de la sécurité sociale, la Première ministre ne peut engager la responsabilité du gouvernement que sur un projet ou proposition de loi par session, et ce pour autant de lectures du texte à l’Assemblée qu’il est nécessaire. Pour un même texte, il peut donc y avoir 2, 3, 4… utilisations du 49.3 au cours d’une même session, mais il ne saurait y avoir d’utilisations du 49.3 (quel qu’en soit le nombre) pour deux textes non financiers différents au cours d’une même session. Cette restriction de l’emploi du 49.3, introduite par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, s’avère fort contraignante en période de majorité relative, et il est naturel que le gouvernement souhaite y trouver une parade.
Cependant un point interpelle : s’il s’agissait de faire adopter définitivement le PLPFP pendant la session extraordinaire, pourquoi faire débuter celle-ci aussi tard ? Pourquoi ne pas convoquer le Parlement le 10 septembre de manière à s’assurer que le PLPFP serait adopté définitivement avant le début de la session ordinaire, dès lors que le calendrier choisi par le gouvernement ne permettait guère d’envisager une adoption définitive avant le 30 septembre ?
Sans surprise, certes, la Première ministre a mis en œuvre, le 27 septembre, le 49.3 alors que la nouvelle lecture venait de commencer. Or à moins d’un très improbable vote conforme du Sénat du texte adopté suite au rejet de la motion de censure déposée par des députés de l’intergroupe NUPES, elle devra activer de nouveau le 49.3 en lecture définitive. Cette lecture interviendra au cours de la session ordinaire, qui court du 2 octobre 2023 au 29 juin 2024. Si – c’est là le point crucial – elle met en œuvre le 49.3 sur le PLPFP en lecture définitive au cours de la session ordinaire, elle aura bien eu, selon les termes de la dernière phrase du troisième alinéa de l’article 49, « recours à cette procédure pour un projet de loi » (autre qu’un texte financier) au cours de cette session. Il résulte de la lettre claire de cette phrase que tout usage du 49.3 sur un autre texte (non financier) au cours de la session ordinaire 2023-2024 sera illicite et qu’il ne sera possible à la Première ministre d’y recourir sur un nouveau texte qu’à compter d’une session extraordinaire convoquée en juillet 2024. On se demande pourquoi avoir eu recours à une session extraordinaire en septembre si l’objet était d’éviter de brûler une cartouche de 49.3 au cours de la fort longue session ordinaire, dès lors que le calendrier choisi impliquera quasi-nécessairement l’utilisation du 49.3, sur ce même texte, au cours de la session ordinaire.
1+1 = 1 ?
Demeure une hypothèse, qu’il convient de prendre au sérieux. On sait la Première ministre avide lectrice du commentaire de la Constitution de Guy Carcassonne, dans sa version reprise, modifiée et complétée depuis 2014 par Marc Guillaume. Or M. Guillaume[2] affirme, dans cet ouvrage[3] que, dès lors que le Premier ministre engage la responsabilité de son gouvernement au cours de la session 1 (ordinaire, extraordinaire, qu’importe) sur un projet (ou proposition) de loi A, il lui demeure loisible, au cours de la session 2 d’engager sa responsabilité non seulement sur le texte A, mais également sur un texte B. Alors même que la révision de 2008 a restreint l’utilisation du 49.3 à un texte (non financier) par session, il est affirmé qu’au cours d’une même session il serait possible de le mettre en œuvre successivement pour un texte puis pour un autre. Faut-il croire que 1+1 = 1 ?
Le lecteur, sans doute perplexe, ne m’en voudra guère de citer in extenso l’argumentation avancée par cette incontestable autorité :
« Le Conseil des ministres ne délibère qu’une seule fois pour l’utilisation du 49-3 même s’il est recouru plusieurs fois à celui-ci lors de plusieurs lectures successives. Dès lors, c’est la date de cette délibération qui doit être prise en compte pour l’application de la limitation d’emploi introduite en 2008. Cela peut, par hypothèse, conduire à ce que, durant une même session extraordinaire, il soit fait usage du 49-3 pour deux textes différents, l’un sur le fondement d’une délibération du Conseil des ministres prise lors de la session ordinaire et déjà utilisé lors d’une lecture précédente durant celle-ci et l’autre sur le fondement d’une délibération du Conseil des ministres prise lors de la session extraordinaire pour l’examen d’un nouveau texte. »
Disons-le franchement : cet argument repose sur un formidable non sequitur. Que le Conseil des ministres puisse ne délibérer qu’une seule fois pour toutes les utilisations successives du 49.3 sur un même texte – le Conseil constitutionnel l’a confirmé dans sa décision n° 2016-736 DC du 4 août 2016 – est absolument sans lien avec la limitation d’emploi introduite en 2008.
Relisons attentivement la dernière phrase du troisième alinéa : « Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session ». Selon M. Guillaume, le « recours » à la « procédure » est constitué par la délibération en Conseil des ministres. Dès lors qu’une délibération a eu lieu en Conseil des ministres sur le texte A, il y a eu recours à « cette procédure » sur le texte A et toutes les utilisations du 49.3 sur ce texte ne sont que les ramifications d’une unique « procédure » engagée au moment de la délibération. Rien n’interdirait donc lors d’une session ultérieure de recourir à une autre « procédure » sur un texte B tout en poursuivant les ramifications de la première sur le texte A.
Une interprétation intenable
Cette interprétation est intenable, car elle est contredite par le texte même de l’alinéa. Il y est disposé que le Premier ministre peut recourir à cette procédure. Or le Premier ministre n’est pas le Conseil des ministres (il ne le préside d’ailleurs pas). Si « recourir à cette procédure » = « délibérer en Conseil des ministres », il apparaît clairement que le Premier ministre, seul, ne peut le faire. Ce que le Premier ministre peut faire, en revanche, c’est engager la responsabilité de son gouvernement sur un projet ou une proposition de loi, lors de son examen par l’Assemblée nationale. Il en résulte que par « recourir à cette procédure », les rédacteurs du troisième alinéa refondu en 2008 ont entendu l’engagement de la responsabilité du gouvernement, en séance, par le Premier ministre.
La délibération du Conseil des ministres est donc le préalable au « recours à la procédure » (au sens de la dernière phrase du troisième alinéa), elle ne constitue pas le recours lui-même. Le fait que ce préalable soit réputé accompli pour les toutes les utilisations du 49.3 sur le texte concerné n’implique pas que toutes ces utilisations constituent une seule et unique utilisation mais au contraire qu’il faut distinguer entre d’un côté la délibération en Conseil des ministres, préalable aux différents « recours » [4] au 49.3, et de l’autre ces recours eux-mêmes, c’est-à-dire chaque engagement de la responsabilité. C’est d’ailleurs ainsi que l’entend le Conseil constitutionnel, qui mentionne les « conditions » auxquelles est soumis « l’exercice de cette prérogative par le Premier ministre » (décision n° 89-268 DC du 29 déc. 1989) : l’exercice de la prérogative par le Premier ministre, c’est l’engagement de la responsabilité – la délibération en Conseil des ministres n’en est qu’une « condition ».
Du reste, il suffirait que le Conseil des ministres délibère au cours de dix sessions extraordinaires sur le recours au 49.3 pour dix textes différents, pour qu’il puisse y avoir recours au 49.3 sur dix textes non financiers au cours de la session ordinaire – y compris d’ailleurs si le Premier ministre n’a donné suite à aucune de ces délibérations au cours de ces sessions extraordinaires. Voilà qui rendrait assez oiseuse la volonté des rédacteurs de la révision de 2008 de limiter l’usage du 49.3.
Résumons : c’est la possibilité pour le Premier ministre d’engager sa responsabilité pour plus d’un texte par session qui est rendue impossible par la révision de 2008, quelle que soit la date à laquelle le Conseil des ministres a délibéré et quand bien même, donc, ce texte aurait déjà fait l’objet d’un 49.3 au cours d’une session précédente. Dès lors qu’au cours d’une session donnée, le Premier ministre engage la responsabilité de son gouvernement sur un projet (ou une proposition) de loi A – quel qu’en soit le stade de l’examen, et quelle que soit la manière dont le projet A a été adopté au cours des lectures précédentes lors des sessions antérieures – tout nouvel engagement de la responsabilité sur un projet ou proposition B est impossible au cours de cette session.
Au cas d’espèce le PLPFP est bien « un projet » au sens de la dernière phrase du troisième alinéa : si au cours de la session ordinaire, son adoption définitive passe par le 49.3, l’utilisation du 49.3 sur un autre texte (par exemple un projet de loi relatif à l’immigration) impliquera que le Premier ministre aura « eu recours » à « cette procédure » (l’engagement de la responsabilité) pour deux projets (ou propositions) de loi. Bref, 1+1 = 2.
Pour conclure
De nombreuses controverses constitutionnelles (y compris les plus célèbres) reposent sur un fondement textuel trop indéterminé pour recevoir une réponse tranchée. Celle-ci n’en fait pas partie. Personne ne saurait contester que le 49.3 puisse être utilisé sur un même texte (non financier) au cours de deux sessions différentes ; en revanche, dans ce cas, la deuxième utilisation interdit tout engagement de responsabilité sur un autre texte (non financier). Si le Conseil constitutionnel acceptait que le 49.3 puisse être utilisé (hors textes financiers) sur deux textes différents au cours d’une même session, il passerait l’éponge sur une violation manifeste de lettre même de la Constitution. Ce ne serait certes pas la première fois.
Si la Première ministre croit pouvoir utiliser le 49.3 sur deux textes non financiers au cours de la session ordinaire au motif qu’elle l’aurait déjà mis en œuvre sur l’un de ces textes (le PLPFP) au cours de la session extraordinaire de septembre, elle se heurte donc à un obstacle constitutionnel majeur[5]. En faisant adopter par le 49.3 le PLPFP en lecture définitive au cours de la session ordinaire, elle brûlera sa cartouche et ne pourra plus y recourir que pour les textes financiers. Qu’un auteur célèbre ait soutenu le contraire ne lui sera que d’un faible secours : les arguments d’autorité cèdent devant les exigences constitutionnelles, surtout quand le texte les exprime aussi clairement.
[1] V. L’article 1er de loi organique du 1er août 2021 relative aux lois de finances, qui énumère les textes ayant le caractère de lois de finances : les lois de programmation n’en font pas partie.
[2] Le passage en question ne se trouve que dans les éditions de l’ouvrage postérieures au décès de Guy Carcassonne (v. Guy Carcassonne, La Constitution, 11e édition, Seuil, 2013, p. 247). Il est donc difficile de dire si Guy Carcassonne aurait souscrit aux propos de son co-auteur.
[3] G. Carcassonne et M. Guillaume, La Constitution, 13e édition, Seuil, 2016, p. 253).
[4] On notera que M. Guillaume se trahit quelque peu lorsqu’il écrit, dans le passage cité plus haut, « même s’il est recouru plusieurs fois » au 49.3. Puisqu’il emploie le même terme que la dernière phrase du troisième alinéa (« recourir »), il faut en conclure qu’il admet implicitement que chaque engagement de responsabilité est un « recours » au sens de cet alinéa, contredisant donc l’idée, qu’il soutient, que ce « recours » est constitué par la délibération en Conseil des ministres…
[5] Je ne prends pas ici position sur la légitimité de la restriction introduite en 2008, qui a fait l’objet de vives critiques d’une partie de la doctrine (v. notamment P. Jan, « Une réforme dangereuse », in J.-P. Camby, P. Fraisseix et J. Gicquel (dir.), La révision de 2008. Une Nouvelle Constitution ?, Paris, LGDJ, 2011).
Crédit photo : Jacques Paquier, CC BY 2.0