Donald Trump est-il éligible à l’élection présidentielle américaine de 2024 ? Brèves remarques à propos de la controverse sur l’interprétation de la section 3 du Quatorzième Amendement

Par Mathilde Ambrosi

<b> Donald Trump est-il éligible à l’élection présidentielle américaine de 2024 ? Brèves remarques à propos de la controverse sur l’interprétation de la section 3 du Quatorzième Amendement </b> </br> </br> Par Mathilde Ambrosi

Un article, publié en août dernier par des auteurs américains notoirement conservateurs, suppose l’idée de l’inéligibilité de D. Trump. En se fondant sur une interprétation stricte de la section 3 du Quatorzième Amendement de la Constitution, les auteurs estiment que l’ancien président est « disqualifié », automatiquement inéligible en raison de son implication dans les contestations et émeutes qui ont caractérisé sa fin de mandat. Cette approche demeure controversée.

 

An article, published last August by conservative legal authors, supposes D. Trump’s ineligibility. By strictly interpreting Section 3 of the Fourteenth Amendment of the Constitution, the authors consider the former president as « disqualified », automatically ineligible because of his involvement in the contests and riots that characterized the end of his presidency. This approach remains controversial.

 

Par Mathilde Ambrosi, doctorante à l’Université de Bordeaux

 

 

 

Alors que Donald Trump, connaît actuellement des tourments judiciaires sans précédent pour un ancien président, la question de sa candidature aux élections présidentielles de 2024 se pose avec une tension croissante. Donald Trump se présentera-t-il de nouveau ? Surtout, le pourra-t-il ? Après la constante négation de sa défaite, qui avait culminé dans la violence des émeutes du 6 janvier 2021, le président sortant avait fini par échapper à la destitution, qui l’aurait rendu inéligible.

 

L’éligibilité de l’ancien président est toutefois questionnée par un article de doctrine publié le 14 août 2023, intitulé « The Sweep and Force of Section Three[1] ». Les auteurs, William Baude et Michael Stokes Paulsen, notoirement conservateurs, y défendent un argument percutant qui peut être ainsi résumé : D. Trump est inéligible en raison de sa participation à la tentative de renversement de l’élection présidentielle de 2020, et cela sur le fondement de la section 3 du Quatorzième Amendement de la Constitution des États-Unis.

 

 

1. Une théorie radicale : la disqualification automatique de D. Trump

Dans cet article, les auteurs développent une analyse détaillée de cette Section 3, qui n’est pas exempte d’une perspective originaliste. Il convient de rappeler que l’originalisme est un courant d’interprétation de la Constitution, selon lequel la Constitution doit être interprétée de manière à retenir la signification qu’elle avait au moment de son élaboration. Cette approche a tendance à valoriser l’intention subjective des rédacteurs de la Constitution ou le sens objectif du texte tel qu’il était compris par le public à l’époque[2].  Le courant originaliste étant fréquemment rattaché à des tendances conservatrices, il est aujourd’hui quelque peu ironique que des originalistes —qui plus est issus de la Federalist Society[3]— s’appuient sur de tels arguments interprétatifs pour disqualifier la candidature de M. Trump.

 

À cet égard, les circonstances d’élaboration du Quatorzième Amendement ne sont pas anodines : cet Amendement a été adopté au lendemain de la Guerre de Sécession. La Section 3 (Disqualification Clause), en particulier, dispose que toute personne ayant auparavant exercé des fonctions impliquant la prestation d’un serment de fidélité à la Constitution ne peut exercer une fonction parlementaire, de grand électeur, civile ou militaire s’il s’est engagé dans une insurrection, une rébellion, ou a prêté assistance à des insurgés. La même disposition précise que le Congrès peut retirer cette disqualification à la majorité des deux tiers. L’objectif de cette disposition était clair au moment de son adoption (1868) : empêcher les anciens confédérés ayant prêté serment avant la guerre d’accéder à de telles fonctions.

 

L’argument de W. Baude et de M. S. Paulsen (ci-après, théorie Baude-Paulsen), abondamment détaillé dans leur long article, consiste en 5 points phares, qui sont caractérisés par une approche indéniablement originaliste. 1 — La portée normative de la Section 3 n’est pas limitée au contexte de la Guerre de Sécession et n’a pas été révoquée par des législations postérieures. 2 — La disposition est exécutoire, opérant comme une disqualification immédiate, sans besoin d’action additionnelle de la part du Congrès. Elle peut et doit être mise en œuvre par tout officiel compétent, au niveau fédéré et fédéral. 3 — En cas de conflit avec des normes constitutionnelles antérieures, la Section 3 prime sur les autres. 4 — La Section 3 couvre un large champ de conduites s’opposant à l’autorité de l’ordre constitutionnel, et comprend notamment l’aide ou le soutien indirects à l’insurrection. Elle couvre les fonctions antérieurement occupées, y compris la présidence. Surtout, elle disqualifie l’ancien président D. Trump, et potentiellement d’autres individus, en raison de leur participation à la tentative de renversement de l’élection présidentielle de 2020.

 

L’approche développée par ces auteurs a recueilli l’assentiment de Michael Luttig et Laurence Tribe, qui ont à leur tour publié un article dans le journal The Atlantic[4]. Il serait toutefois inexact de prétendre que cette thèse a fait l’unanimité. En effet, Steven Calabresi, l’un des fondateurs de la Federalist Society, qui avait au départ approuvé la théorie Baude-Paulsen, est récemment revenu sur ses propos, défendant désormais l’éligibilité de l’ancien président. La question demeure ainsi controversée.

 

 

2. Une théorie faillible : des écueils théoriques et pratiques

Si la théorie Baude-Paulsen est longuement argumentée dans l’article, elle se heurte à des écueils. Surtout, pour l’heure, aucun consensus n’a été trouvé.

 

L’une des questions soulevées par les détracteurs de cette théorie repose sur la difficulté sémantique liée à la notion « d’engagement » « dans une insurrection, une rébellion » ou « d’apport » d’aide ou de soutien « aux ennemis ». En effet, les notions d’insurrection, de rébellion, d’aide ou de soutien ne sont guère définies par la Section 3. De surcroît, la définition précise de « l’engagement » peut occasionner des interrogations.

 

Les auteurs de l’article proposent une définition très précise et détaillée de ces notions, en se fondant sur des définitions qu’ils établissent, mais également sur des acceptions attachées à l’époque d’élaboration de la Section 3, sur des renvois à la Constitution elle-même (intratextualism), ou encore sur des usages contemporains de la Section 3 (notamment par A. Lincoln, le Congrès ou encore la Cour suprême fédérale).

 

Bien sûr, les définitions proposées par l’article sont cohérentes avec l’idée selon laquelle D. Trump s’est engagé dans une activité insurrectionnelle. Il est logique que la proposition doctrinale ne se contredise pas elle-même. Cependant, nombreux sont les détracteurs de cette thèse qui prétendent que D. Trump ne s’est pas engagé dans cette même activité, parce qu’il n’a pas directement pris part aux émeutes, et qu’un simple discours, quoique provocateur, ne constitue pas une insurrection. Il serait possible de considérer que l’attitude de l’ancien président le 6 janvier 2020 ne satisferait sans doute pas les conditions de l’infraction d’incitation à l’insurrection, consacrées par l’arrêt Brandenburg v. Ohio[5]. Or, tout comme l’échec de la procédure de destitution n’emporte aucune conséquence en l’espèce, le fait que l’incitation à l’insurrection ne soit pas constituée n’a aucune incidence sur l’application de la Section 3 du Quatorzième Amendement, puisque celle-ci est parfaitement autonome.

 

Une autre question repose sur un article publié en 2021 par Josh Blackman et Seth Barrett Tillman[6]. Selon ces auteurs, le président ne saurait être considéré comme un « Officer of the United States » au sens de la Section 3 du Quatorzième Amendement, et ne pourrait donc ainsi être soumis à la Disqualification Clause. Cet argument est longuement évoqué dans l’article de W. Baude et M. S. Paulsen. Ces derniers rejettent cette approche, jugée peu pertinente. À leur sens, il est peu crédible que la Section 3 écarte la fonction présidentielle : cela serait contraire à la structure et à la logique des dispositions constitutionnelles. Ils citent d’ailleurs la Constitution américaine qui, à plusieurs reprises, désigne la fonction présidentielle comme étant « an office ».

 

Enfin, si W. Baude et M. S. Paulsen soutiennent que la Section 3 est « self-executory », c’est-à-dire qu’elle disqualifie automatiquement le candidat, son exécution soulève malgré tout de réelles questions pratiques. De nombreux auteurs —voire des acteurs institutionnels— insistent sur le fait que si l’argument de la Section 3 peut être entendu théoriquement, il ne saurait supporter une mise en application pratique. Il est vrai que la Constitution ne contenant aucune modalité pratique d’application de la Section 3, sa mise en œuvre semble complexe.

 

Il convient de préciser que les auteurs anticipent de telles problématiques dans leur article, mais ils semblent simplement indiquer que les acteurs institutionnels concernés par le processus électoral peuvent (doivent) prendre la décision d’écarter un candidat disqualifié au sens de la Section 3. Néanmoins, il en résulterait une prise de décision unilatérale, sans contrôle, sauf si le candidat en question formait un recours devant une juridiction. Certains des acteurs institutionnels concernés, à l’instar de Jocelyn Benson, secrétaire d’État du Michigan, sont intervenus pour se défendre de toute responsabilité en la matière. Dans le cas de J. Benson, cette dernière a même écrit un article[7] dans lequel elle explique que les secrétaires d’État ne sauraient assumer un tel rôle, et que seuls les tribunaux devraient décider en la matière. Cet argument n’est pas dénué de sens : outre l’unilatéralité et donc la disparité intraétatique qui surviendrait sans doute si chaque acteur institutionnel devait décider seul d’écarter ou non le candidat, un tel procédé créerait un précédent potentiellement dangereux. Considérant le flou conceptuel attaché à la notion « d’engagement » dans une « insurrection », il est difficile d’admettre que la seule opinion d’un secrétaire d’État (par exemple) suffirait à l’avenir à écarter unilatéralement une candidature.

 

En tout état de cause, si les acteurs institutionnels, à l’instar de J. Benson, refusent de se saisir de l’approche théorique de Baude-Paulsen, la théorie restera lettre morte… sauf si les tribunaux en décident autrement. Il s’agit justement du cœur de l’argument développé par la secrétaire d’État du Michigan.

 

Surtout, concernant en particulier l’interprétation du Quatorzième Amendement, la Cour Suprême des États-Unis pourrait être saisie. Précisément, cela pourrait neutraliser les objections liées à l’unilatéralité voire à la disparité possible résultant de l’application de la Section 3 telle que pensée dans la théorie Baude-Paulsen. Ces derniers n’excluent aucunement le recours aux tribunaux, et admettent qu’en l’espèce, en raison de sa nature, la question serait certainement posée à la Cour suprême fédérale. L’intérêt d’un arrêt de la Cour dans ce cas serait que les arguments doctrinaux développés seraient examinés et une solution normative en résulterait. Cela permettrait de répondre, dans une certaine mesure, aux questionnements et controverses, et surtout de statuer clairement sur le cas de D. Trump.

 

L’approche de la Cour suprême, récemment très conservatrice et résolument originaliste —notamment à l’occasion de l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization[8], pourrait basculer en faveur de la théorie Baude-Paulsen, qui répond aux mêmes standards d’interprétation. Reste à savoir si l’interprétation originaliste perdurera alors qu’est en jeu le sort politique de D. Trump, qui a nommé trois des juges actuels de la Cour suprême fédérale.

 

 

 

 

[1] BAUDE William et PAULSEN STOKES Michael, « The Sweep and Force of Section Three », University of Pennsylvania Law Review, n°172, (forthcoming), [disponible en ligne] https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4532751 [consulté le 4 octobre 2023].

[2] BARANGER Denis, La constitution: sources, interprétations, raisonnements, Paris, Dalloz, 2022, p. 69.

[3] La Federalist Society est une association américaine fondée en 1982 réunissant des juristes, juges, avocats et politiciens. Elle se caractérise par des positions usuellement conservatrices.

[4] LUTTIG Michael et TRIBE Lawrence, « The Constitution Prohibits Trump From Ever Being President Again », The Atlantic, 19 août 2023, [disponible en ligne], https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2023/08/donald-trump-constitutionally-prohibited-presidency/675048/ [consulté le 5 octobre 2023].

[5] Brandenburg v. Ohio, 395 U.S. 444 (1969).

[6] BLACKMAN Josh et TILLMAN BARRETT Seth, « Is the President an “Officer of the United States” for Purposes of Section 3 of the Fourteenth Amendment? », New York University Journal of Law and Liberty, 15, 2021, no 1, p. 1‑55.

[7] BENSON Jocelyn, « It’s not up to secretaries of state like me to keep Trump off the ballot », The Washington Post, 13 septembre 2023, [disponible en ligne] https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/09/13/secretaries-of-state-trump-disqualification/ [consulté le 5 octobre 2023].

[8] Dobbs v. Jackson Womens Health Organization, 597 U.S. __, (2022)