Dissoudre un parti politique en Conseil des ministres ? Interrogations autour de la dissolution de Civitas Par Augustin Berthout
Décidée en Conseil des ministres le 4 octobre 2023, la dissolution de Civitas s’inscrit dans une liste déjà longue d’organisations politiques dissoutes durant les quinquennats d’Emmanuel Macron. Cependant, elle s’en distingue en ce qu’elle vise pour la première fois depuis 1987 une association constituée en parti politique. Elle offre ainsi l’occasion de questionner la conformité de la dissolution administrative des partis politiques tant au regard de la Convention européenne des droits de l’homme qu’au regard de la Constitution elle-même.
With a decree issued during the Council of Ministers on October 4, 2023, the dissolution of Civitas becomes part of a growing list of political organizations dissolved during the presidential terms of Emmanuel Macron. However, it distinguishes itself by being the first instance since 1987 in which an association has been dissolved as a political party. This development provides a unique opportunity to scrutinize the conformity of administratively dissolving political parties, both in light of the European Convention on Human Rights and the provisions of our own Constitution.
Par Augustin Berthout, doctorant à l’Université de Montpellier, CERCOP
Le 7 août 2023, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin annonçait l’engagement d’une procédure de dissolution à l’encontre du groupement politique catholique intégriste Civitas. Cette annonce faisait suite à la polémique créée par les propos antisémites tenus par un intervenant lors de l’université d’été de l’association. Le 4 octobre 2023, sur le fondement de l’article L. 212-1 du code de sécurité intérieure (CSI), le Conseil des ministres a décidé de la dissolution de l’organisation catholique[1]. Le décret se fonde sur trois motifs distincts. Il lui reproche d’avoir pour but d’attenter à la forme républicaine du gouvernement par la force ainsi que de tenir des positions idéologiques racistes et collaborationnistes.
Cette interdiction s’inscrit dans la liste des dissolutions nombreuses et discutées d’organisations politiques durant les deux quinquennats d’Emmanuel Macron. Elle s’en distingue toutefois en ce qu’elle vise pour la première fois une association organisée en parti politique. Civitas a en effet modifié son statut en 2016 et a présenté des candidats aux élections législatives de 2017. Sa dissolution est d’autant plus exceptionnelle qu’il faut remonter à 1987 pour observer l’adoption d’une telle mesure à l’encontre d’un parti politique en France[2].
Depuis cette date, le droit relatif à l’interdiction des partis politiques a néanmoins évolué, particulièrement dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. De même, si la constitutionnalité du dispositif prévoyant la dissolution administrative a été établie à l’égard de la liberté d’association, elle reste à examiner au regard de la liberté des partis politiques garantie par l’article 4 de la Constitution. Dans cette perspective, il apparaît que le décret de dissolution n’a pas suffisamment pris en compte le droit de la Convention européenne des droits de l’homme en matière d’interdiction des partis politiques (I). De même, il est possible de questionner la constitutionnalité du dispositif législatif des dissolutions administratives, en tant qu’il est appliqué aux partis politiques (II).
I. Une prise en compte insuffisante de la Convention européenne
Classiquement, le décret de dissolution de Civitas s’ouvre sur une série de visas qui mentionne notamment la Convention européenne des droits de l’homme, et particulièrement ses articles 10 et 11 garantissant la liberté d’expression et d’association. Pour autant, la motivation ne fait par la suite aucune mention du régime conventionnel de l’interdiction des partis politiques issu de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Celui-ci a été établi dans son arrêt Yazar de 2002 puis dans son arrêt de Grande Chambre Refah en 2003[3]. Contrairement à la Commission européenne des droits de l’homme qui avait rejeté le recours du Parti communiste allemand en 1957 au stade de la recevabilité pour abus de droit[4], la Cour européenne préfère désormais analyser les recours au fond afin de protéger davantage les droits et libertés que la Convention garantit. Considérant que « les partis politiques se distinguent des autres organisations intervenant dans le domaine politique » eu égard à « leur rôle primordial » dans les démocraties contemporaines[5], la Cour a posé deux conditions de fond alternatives pour juger de la compatibilité de leurs interdictions au regard de l’article 11 de la Convention européenne[6]. D’une part, l’interdiction est possible si les moyens utilisés par le parti pour parvenir à ses fins ne sont ni légaux ni démocratiques. Il est donc conforme à l’article 11 de la Convention européenne de procéder à la dissolution d’un parti politique violent ou d’un parti qui légitime la violence comme méthode d’action[7]. D’autre part, l’interdiction est également conforme à la Convention si le programme du parti n’est pas compatible avec les principes démocratiques fondamentaux tels que la Convention les envisage.
S’agissant de la seconde condition, il ne fait aucun doute que Civitas dispose d’un programme politique subversif radicalement hostile à la démocratie libérale. Cependant, afin de garantir le pluralisme caractéristique de ce régime politique, la Cour EDH a précisé dès son arrêt Refah qu’une interdiction de parti politique ne peut intervenir sur ce fondement que lorsqu’il existe un « danger suffisamment et raisonnablement proche »[8]. Or, il est peu probable que Civitas constitue un danger au sens de la Convention pour la démocratie française. Même si elle entretient un réseau européen, notamment en Belgique, en Suisse et au Portugal, l’organisation Civitas ne dispose d’aucun élu et a vu tous ses candidats éliminés dès le premier tour de l’élection législative de 2017. Partant, il est difficile de considérer qu’elle présente un « danger suffisamment et raisonnablement proche ». Dans cette perspective, il convient de souligner qu’en 2017, la Cour constitutionnelle allemande, compétente pour la dissolution des partis politiques, avait modifié sa jurisprudence afin de prendre en compte cette nouvelle exigence conventionnelle[9]. En conséquence, tout en constatant le caractère antidémocratique et raciste du Nationaldemokratische Partei Deutschlands, elle avait jugé que l’organisation n’était pas pour autant inconstitutionnelle compte tenu du faible danger qu’elle représentait pour la démocratie allemande.
S’agissant de la première condition, le gouvernement fait valoir dans son décret que Civitas « incite à recourir à la force pour » renverser la République. Au soutien de cette affirmation, le décret mentionne divers éléments de preuve, et notamment une vidéo du discours d’un militant de l’organisation dans lequel celui-ci appelle à un « sursaut insurrectionnel » et à « prendre part au combat ». Disponible sur la plateforme YouTube, le discours mérite d’être regardé en intégralité pour constater que le champ lexical guerrier dont fait état le décret ne constitue pas un appel à l’insurrection armée contre la République, mais davantage à un combat politique qui ne présume pas de l’emploi de violences physiques[10]. Expliquant qu’il entend « parler comme le gouvernement » lors de la période de l’épidémie de Covid-19 en référence à la fameuse formule du Président de la République « nous sommes en guerre », il énumère par la suite les mesures concrètes du « combat » qu’il entend entreprendre. Parmi celles-ci, le conférencier appelle « à stimuler l’insoumission […] », à faire « sauter les gestes barrières », et à placarder des affiches en vue de convaincre les personnes en qui la « révolte est encore contenue ». Il termine en assénant devant son auditoire qu’« il faut profiter de chaque occasion pour exprimer son mécontentement et la nécessité d’un sursaut insurrectionnel ». Mais conformément au mode d’action jusqu’ici observé de son organisation, il n’appelle pas expressément à l’usage de la violence physique.
Par ailleurs, le décret de dissolution fait également valoir deux autres éléments pour justifier du caractère violent de Civitas. Il mentionne le discours d’un intervenant lors d’une formation organisée par l’association en janvier 2022 au cours duquel celui-ci « a appelé à la mort des gouvernants actuels ». Il est néanmoins curieux que le décret ne précise pas exactement la teneur du propos ni la qualité de son auteur ou de ses liens avec le parti politique. La motivation se termine également en spécifiant que le parti organise des camps d’été en vue « d’entraîner ses militants au combat ». Encore une fois, il conviendrait d’expliciter la nature exacte de ces « entraînements » et du « combat ». Cela permettrait peut-être d’éclairer pourquoi le décret n’a pas retenu un autre motif de dissolution autorisant l’interdiction des associations « qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ». Il reviendra donc au Conseil d’État de vérifier la matérialité des preuves démontrant la réalité de la motivation de fait du gouvernement. En tout état de cause, s’il s’avérait que Civitas entreprenait effectivement des activités violentes ou incitait, même par l’idée[11], au renversement de la République par la violence, la dissolution serait non seulement conforme à l’article L. 212-1 du CSI, mais aussi à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. Toutefois, il se pourrait que sa régularité soit également contestable d’un point de vue constitutionnel.
II. Une inconstitutionnalité possible du dispositif législatif
À la lecture des visas du décret, il est particulièrement frappant de constater que la Constitution, notamment en son article 4, n’est pas mentionnée. Or, la question de la constitutionnalité de l’article L. 212-1 du CSI est loin d’avoir été épuisée. Tout d’abord, il convient de rappeler que cette disposition législative est une reprise quasi in extenso de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées, telle qu’elle a été modifiée tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Son introduction dans le code de sécurité intérieure avait été réalisée par une ordonnance du 1er mars 2012, laquelle n’avait été ratifiée que par une loi du 13 novembre 2014[12]. Entre ces deux dates et alors qu’il avait une valeur réglementaire, ce dispositif avait été déclaré conforme au principe constitutionnel de liberté d’association par un arrêt du Conseil d’État de 2014[13]. Plus récemment, dans sa décision de 2021 relative à la dissolution de Génération identitaire, la Haute juridiction administrative avait également refusé de transmettre une QPC pour défaut du caractère sérieux de la question[14]. Lors de cette même année 2021, la modification des motifs de dissolution réalisée par la loi confortant le respect des principes de la République avait aussi été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel[15].
Si ces différentes décisions peuvent laisser penser que la constitutionnalité de la dissolution administrative est assurée, elles ont toutes validé la constitutionnalité de la dissolution des associations à l’aune du principe constitutionnel de la liberté d’association, et non de la dissolution des partis politiques à l’aune de l’article 4 de la Constitution. Or, si la constitutionnalité du dispositif est certaine pour la dissolution des premières, il n’est pas sûr qu’elle le soit s’agissant des seconds[16]. Très certainement, les motifs de dissolution sont-ils conformes à l’article 4 de la Constitution puisque ce dernier oblige les partis à « respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». En revanche, il est possible de se demander si la procédure elle-même est conforme à la liberté de l’activité des partis politiques, laquelle est également protégée par l’article 4 de la Constitution. En effet, quand bien même le décret de dissolution peut être contesté devant le Conseil d’État, il est problématique que l’exécutif soit compétent pour dissoudre les partis politiques concurrençant le parti qui le soutient. Une telle situation laisse – dans une certaine mesure – au Gouvernement et au Président de la République la possibilité de choisir ses adversaires politiques. Il facilite une interprétation abusive des motifs de dissolution et tend à exclure, comme le décret commenté le montre, la rigueur du raisonnement juridique. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Allemagne et l’Espagne, deux démocraties ayant récemment pratiqué l’interdiction de partis politiques, ont toutes deux donné compétence à une haute juridiction pour se prononcer en droit sur cette question délicate.
Quoi que l’on pense de Civitas, sa dissolution pose donc des questions juridiques fondamentales à la démocratie constitutionnelle française. Elle rappelle que si la République peut se défendre contre ses ennemis, elle ne saurait le faire en dehors de la légalité, et particulièrement de la légalité constitutionnelle. Le contentieux à venir sera peut-être l’occasion d’une évolution d’un dispositif fort peu satisfaisant au regard de la liberté des partis politiques.
[1] Décret du 4 octobre 2023 portant dissolution de Civitas, JO du 5 octobre 2023.
[2] Il s’agissait du Mouvement corse pour l’autodétermination. Décret du 22 janvier 1987 portant dissolution du mouvement dénommé Mouvement corse pour l’autodétermination, JO du 24 janvier 1987, p. 861.
[3] Cour EDH, 9 avril 2002, Yazar c. Turquie, n°22723/93 ; Cour EDH, Gde. Ch., 13 Février 2003, Refah Partisi et autres c. Turquie, n°41340/98.
[4] Com. EDH, déc., 20 juillet 1957, KPD c. Allemagne, n° 250/57.
[5] Cour EDH, Gde. Ch., 13 Février 2003, Refah Partisi et autres c. Turquie, n°41340/98, §87.
[6] Idem, §98. Voir aussi Cour EDH, 9 avril 2002, Yazar c. Turquie, n°22723/93, §49.
[7] En ce sens voir notamment Cour EDH, 30 juin 2009, Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne, n° 25803/04.
[8] Cour EDH, Gde. Ch., 13 Février 2003, Refah Partisi et autres c. Turquie, n°41340/98, §104.
[9] BVerfGE, 144, 20, 17 janvier 2017, NPD-Verbotsverfahren, p. 221 et s. Sur cet aspect de la décision, voir J. Ipsen, « Verfassungswidrig, aber nicht verboten. Das NPD-Urteil des Bundesverfassungsgerichts », Recht und Politik, Vol. 53, n° 1, 2017, p. 3-8 ; A. Berthout, « Vers une démocratie militante des petits moyens. Retour sur la décision de non-interdiction du NPD du 17 janvier 2017 du Tribunal constitutionnel fédéral allemand », RDP, n° 2, 2018, p. 529-545, p. 539 et s.
[10] Vidéo du 20 mai 2021, « Civitas est la Vraie Droite Nationale ! », YouTube, [en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=bOGXMiraepk].
[11] CE, Ass., 4 avril 1936, Sieurs de Lassus Pujo et Real del Sarte, n° 52.834, Rec. 455.
[12] Ordonnance n°2012-351 du 12 mars 2012 relative à la partie législative du code de la sécurité intérieure ; Loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.
[13] CE, 30 juillet 2014, Envie de rêver, n°370306. Voir aussi R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution massive », RDLF, 2015, [En ligne].
[14] CE, 2 juillet 2021, Génération identitaire, n° 451741.
[15] Cons. const., 13 août 2021, n° 2021-823 DC, Loi confortant le respect des principes de la République, §33-40.
[16] R. Rambaud, Droit des élections et des référendums politiques, LGDJ, Paris, 2019, p. 453.
Crédit photo : Gongashan / CC BY-NC-ND 2.0