L’outre-mer en métropole ? Réflexion sur l’avenir institutionnel de la Corse à l’aune du discours du Président Emmanuel Macron devant les élus de l’Assemblée de Corse du 28 septembre 2023

Par Adrien Monat et Clément Gaubard

<b> L’outre-mer en métropole ?  Réflexion sur l’avenir institutionnel de la Corse à l’aune du discours du Président Emmanuel Macron devant les élus de l’Assemblée de Corse du 28 septembre 2023 </b> </br> </br> Par Adrien Monat et Clément Gaubard

Ce billet montre à l’aune du discours d’Emmanuel Macron prononcé le 23 septembre 2023 devant les élus de l’Assemblée de Corse que le chef de l’État souhaite initier une vaste réforme de la collectivité de Corse. Si ce projet est marqué par une véritable inspiration ultra-marine, celle-ci rencontre néanmoins des résistances politiques et constitutionnelles. Il apparaît par conséquent que l’avenir institutionnel de l’île ne peut que s’inscrire dans un cadre métropolitain.

 

This post shows that Emmanuel Macron wishes to initiate a far-reaching reform of the Collectivity of Corsica in his speech to the elected representatives of the Assembly of Corsica on September 23, 2023. It shows that the President wishes to initiate a far-reaching reform of the collectivity of Corsica. Although this project is marked by a genuine overseas inspiration, it is nevertheless encountering political and constitutional resistance. It therefore appears that the island’s institutional future can only lie within a metropolitan framework.

 

Par Adrien Monat, Maître de conférences en droit public à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, Chercheur au Laboratoire d’études juridiques (LEJEP) de CY Cergy Paris Université (EA 4458)

et Clément Gaubard, ATER à l’Université Paris Panthéon Assas (Institut Michel Villey), Doctorant à l’Université Paris Cité (Centre Maurice Hauriou pour la recherche en droit public URP 1515)

 

 

 

Le 28 septembre 2023, le Président Emmanuel Macron a prononcé devant les élus de l’Assemblée de Corse un discours aux accents constitutionnels[i]. Il s’inscrit dans un contexte de regain du nationalisme corse dont témoigne la progression continue des partis qui s’en réclament. En effet, depuis les élections territoriales de 2015, ceux-ci sont devenus la première force politique de l’Île, occupant aujourd’hui près de 60 % des sièges. Les représentants nationalistes demandent, entre autres revendications, davantage d’autonomie législative et réglementaire, la reconnaissance d’un « peuple corse », la promotion de la langue corse, la création d’un statut spécifique de résident corse, et, pour les plus radicaux, l’indépendance de l’Île vis-à-vis de l’État français[ii]. Le Front de libération nationale corse a commis des attentats contre des biens immobiliers dans la nuit du 8 au 9 octobre 2023, en affirmant que la Corse n’a « pas de destin commun avec la France »[iii]. Un tel climat politique montre que le Président Emmanuel Macron se devait de répondre à ces diverses revendications[iv].

 

Force est de constater que les paroles du Président ont été particulièrement saluées au sein du camp nationaliste[v]. Cette réaction favorable n’est pas surprenante au regard de l’ambition affichée du discours présidentiel. Il serait question d’une « nouvelle étape institutionnelle » dans les relations entre l’île et le continent. Celle-ci viserait, par une révision constitutionnelle d’ampleur, à « ancrer pleinement la Corse dans la République et de reconnaître la singularité de son insularité méditerranéenne et de son rapport au monde. » La réforme esquissée trancherait alors avec un certain centralisme français, lancinant malgré les avancées de la décentralisation depuis 1982.

 

S’agit-il alors d’une révolution en marche dans l’organisation territoriale française, ou plus modestement, d’un simple appel à franchir une nouvelle étape de la décentralisation ? La première hypothèse s’avère peu probable. Nombre de réformes évoquées par le chef de l’État dans ce discours requièrent une révision constitutionnelle, option qu’il avait déjà envisagée dès sa campagne présidentielle de 2017 lorsqu’il abordait le cas de la Corse[vi]. Or la droite, majoritaire au Sénat, apparaît largement divisée s’agissant de la « question corse » ce qui, de facto, empêcherait l’adoption d’un tel projet. Néanmoins, porter un regard juridique sur ce discours n’est pas sans intérêt. Un tel travail permet de montrer de quelle façon l’État entend aujourd’hui répondre à l’aspiration d’une partie du territoire à davantage d’autonomie, afin de juguler des tensions, voire des velléités indépendantistes. De la sorte, cette prise de position du Président Emmanuel Macron constitue un témoignage des mutations du discours étatique sur l’organisation territoriale. Elle révèle que la décentralisation peut prendre des visages variés. Le cadre juridique et statutaire des collectivités ultra-marines en constitue un exemple. En ce sens, le Chef de l’État s’y réfère également pour penser la question de l’autonomie de la Corse dans son discours du 4 octobre 2023, prononcé devant le Conseil Constitutionnel[vii]. Faut-il en déduire que l’exécutif souhaiterait aligner le statut de la Corse sur celui des territoires d’outre-mer ? Si l’autonomie qui doit-être confiée à la Corse s’inspirera de l’outre-mer (I) l’importation complète et fidèle s’avère de toute évidence impossible. Le statut de la Corse ne pourra, au regard de ce discours, que s’inscrire dans un cadre métropolitain (II).

 

 

I. L’inspiration ultra-marine du projet

Une brève histoire parallèle révèle la parenté des questions qui se posent lorsqu’il s’agit d’organiser les territoires corses et ultra-marins, particulièrement ceux régis par l’article 73 de la Constitution. Départementalisés sous la IVe République, les territoires d’outre-mer ont vu la sortie de leur statut colonial et leur pleine inclusion au sein de l’État soutenues par de larges parts de leurs populations et certaines de leurs élites, dont Gaston Monnerville était l’une des personnalités les plus célèbres[viii]. Cette opinion a perduré. La matière des projets de réformes de 1958 — où l’idée d’une Union française fédérative chère à René Capitant fut discutée — et de 1982 — où l’idée d’une fusion entre départements et régions fut déjà débattue — s’y est heurtée. Plus récemment, le refus de la transformation de la Martinique et de la Guyane en collectivité d’outre-mer (en 2010) atteste la persistance de cet obstacle aux réformes. L’esprit unitaire ne s’observe pas uniquement au niveau étatique, mais également aux échelons locaux. Toute réforme doit suivre une ligne de crête étroite entre la réponse aux revendications autonomistes et celle aux demandes d’un resserrement plus étroit des liens avec l’État. Il en résulte aujourd’hui des statuts d’autonomie disparates dans les différentes parties du territoire ultra-marin de la France[ix].

 

Il est également difficile d’adopter une réforme territoriale consensuelle sur l’Île de Beauté. Le refus des Corses de créer une collectivité unique lors du référendum du 6 juillet 2003 en est exemple patent. Cette reconfiguration territoriale n’a été mise en place qu’à la suite de la loi NOTRe en 2015. Elle n’a aujourd’hui d’équivalent qu’en Martinique, en Guyane et à Mayotte. Nul bord politique ne parvient inéluctablement à faire triompher ses vues en Corse et dans la France ultra-marine. À ce sujet, le constat de la flexibilité de l’organisation territoriale ultra-marine et les échanges répétés avec les mouvements nationalistes ultra-marins ont inspiré de nombreux partis politiques corses[x].

 

Les similitudes entre la Corse et l’outre-mer s’expliquent également du fait des réactions à la violence qui peut y survenir. De cette violence naît parfois des crises politiques gravent, qui appellent des discussions entre les autorités locales et le Gouvernement français, et qui aboutissent à une transformation des statuts territoriaux considérée comme nécessaires pour dépasser ces crises. C’est en suivant ce schéma que le titre XIII de la Constitution — qui constitutionnalise les accords de Nouméa, adoptés à la suite de négociations initiées à la suite des évènements survenus en 1988 en Nouvelle-Calédonie — et la loi du 22 janvier 2002 relative à la Corse — dont la matière, en partie obérée par le Conseil constitutionnel (décision n° 2001-454 DC), concrétise le processus de Matignon, engagé en concertation avec les élus corses à la suite de l’assassinat du Préfet Érignac — ont été adoptés.

 

La logique de la discussion et du partenariat n’a pas toujours été privilégiée, mais est aujourd’hui manifestement approuvée par le Président Macron. Elle est, parmi d’autres objets, la marque de l’inspiration ultra-marine du projet de réforme du statut juridique de la Corse. L’autonomie ainsi que la reconnaissance constitutionnelle de l’existence des collectivités n’existent à ce jour qu’au sujet de l’outre-mer. La Guadeloupe et la Réunion sont inscrites dans la Constitution, mais la Provence ou la Bretagne ne le sont pas. Le projet de réforme s’approcherait encore davantage du droit ultra-marin s’il reconnaissait, à l’image des Polynésiens, des Wallisiens… et des autres populations d’outre-mer[xi], la population corse « au sein du peuple français »[xii]. Il semble néanmoins peu probable que la réforme aboutisse à ce que les Corses accèdent à la qualité de peuple, au même titre que les Français, rompant par-là avec un paradigme solidement ancré et rappelé par le Conseil constitutionnel en 1991 (décision n° 91-290 DC). Le cœur du projet présidentiel pour la Corse n’est donc pas révolutionnaire. Il ne détachera pas la Corse de la métropole, la liera autrement au Continent, en s’inspirant uniquement pour partie de l’outre-mer.

 

 

II. L’inscription métropolitaine du projet

Si l’inspiration ultra-marine du projet est certaine, elle se confronte à certaines limites. Le nouveau statut de la Corse ne pourra être directement calqué sur celui des collectivités ultra-marines. La raison tient d’abord à une contrainte d’ordre géographique. La Corse appartient au même espace géographique que la France hexagonale. L’équilibre du projet consiste par conséquent à faire valoir sa « spécificité insulaire et géographique » tout en l’inscrivant dans un continuum certain avec le l’hexagone. Que ce soit l’Espagne vis-à-vis des Baléares et des Canaries[xiii] ou le Portugal à l’égard de Madère et des Açores[xiv], les voisins européens de la France octroient des statuts d’autonomie à leurs îles. L’Italie accorde des « formes et des conditions particulières d’autonomie » à la Sardaigne et à la Sicile[xv]. Pour autant, s’ils peuvent, à la marge, constituer des sources d’inspiration, le Président souligne que ces modèles ne pourront être repris pour la Corse. La France doit « bâtir son propre référentiel » selon la parole présidentielle.

 

À ce titre, le Président tient ici à inscrire son projet de révision constitutionnelle dans la continuité du processus de décentralisation entamé en 1982 par les lois Deferre ainsi que dans celle de la loi du 13 mai 1991, qui a fait de la Corse la « première collectivité territoriale à statut particulier »[xvi]. Le prolongement historique dans lequel se situe le projet présenté semble dès lors trancher avec la rhétorique du « dépassement » mobilisée au début du discours. « La Corse doit conserver son âme et son identité tout en restant dans les bornes de la République ». Ce n’est qu’à cette condition qu’elle pourra « continuer de bénéficier de la solidarité nationale ». L’autonomie à laquelle appelle le chef de l’exécutif est donc toute relative. Il semble par conséquent que le désir du nationalisme corse d’accéder à une autonomie législative ne sera pas assouvi. Le principe d’identité législative demeurera très vraisemblablement de part et d’autre de la Méditerranée au terme de cette réforme.

 

Le Président Macron émet, en même temps, le vœu de s’appuyer sur le droit positif pour renforcer l’autonomie corse. Il souhaite par exemple « que puissent être établis des dispositifs (…) régulant le marché immobilier et luttant efficacement contre la spéculation. » Il se place donc dans le droit fil des mécanismes de préemption déjà en vigueur pour parvenir à cet objectif[xvii] ainsi que de propositions fiscales en cours de discussion au Parlement[xviii]. Emmanuel Macron propose d’autre part de donner une effectivité aux demandes d’adaptation et d’habilitation que l’Assemblée de Corse peut émettre auprès des autorités nationales[xix], mais qui n’aboutissent à ce jour jamais dans les faits. Une telle évolution rapprocherait la Corse des collectivités ultra-marines de l’article 73 de la Constitution. Néanmoins, le Conseil constitutionnel retient une définition peu extensive des spécificités ultra-marines susceptibles de justifier une adaptation (décision n° 82-152 DC). L’appréciation des spécificités corses serait probablement encore plus restreinte du fait de son ancrage géographique. Contrairement aux composantes territoriales de l’outre-mer français, la Corse n’appartient en ce sens ni aux régions ultrapériphériques[xx] ni aux régions et pays d’outre-mer[xxi] reconnus par l’Union européenne.

 

Le Président affirme ainsi que « la Corse est la collectivité métropolitaine qui bénéficie des compétences les plus larges de notre pays ». Il envisage une réforme ne consistant pas en « une autonomie contre l’État, ni une autonomie sans l’État, mais une autonomie pour la Corse et dans la République ». Son projet est animé par une logique qui s’appuie sur le principe de l’État unitaire. Néanmoins, dans la conception du Président, les bornes de cette logique ont été repoussées avec la décentralisation. Il convient donc de reconnaître les spécificités de certaines collectivités. Chaïm Perelman explique que la limite d’une logique juridique est celle de l’acceptable, du raisonnable aux yeux des acteurs d’un ordre juridique[xxii]. Emmanuel Macron semble vouloir limiter l’inspiration ultra-marine pour le statut de la Corse à son inscription au sein de la métropole.

 

 

 

 

[i] Discours du Président E. Macron devant les élus de l’Assemblée de Corse, 28 septembre 2023. Sauf contre-indication, toutes les citations du corps de texte sont issues de ce texte.

[ii] Présidence du Conseil exécutif corse, Rapport Autonomia, 4 juillet 2023 ; W. Mastor, Pour un statut constitutionnel de la Corse, Rapport remis à G. Simeoni, Président de l’Assemblée de Corse, 2021 (publié ensuite : Vers l’autonomie — Pour une évolution constitutionnelle de la Corse, Albania, 2022).

[iii] Communiqué du FLNC authentifié par le journal Corse Matin.

[iv] Entretien accordé au journal Libération par X. Crettiez le 11 octobre 2023.

[v] Les groupes de l’Assemblée de Corse Fà Populu Inseme (32/63 sièges), Avanzamu (8 sièges), Un Soffiu Novu (17 sièges) ont réagi favorablement au discours présidentiel (en répondant aux questions de France bleu Corse).

[vi] Discours d’E. Macron à Furiani, le 7 avril 2017.

[vii] Discours du Président E. Macron devant le Conseil constitutionnel, le 4 octobre 2023.

[viii] S. Mary, Décoloniser les Antilles, Sorbonne Université Presses, 2022, p.  28 et s. et p. 30 et s.

[ix] Constitution française, art.s 73 ; 74 et Titre XIII.

[x] A. Fazi, « Les outre-mer français : un modèle pour le nationalisme corse ? », Parlement[s], 2024, à paraître.

[xi] Constitution française, art. 72-3.

[xii] Ibid.

[xiii] Ce sont des communautés autonomes disposant d’un statut d’autonomie (Loi organique 1/2007 pour les Îles Baléares et Loi organique 1/2018 pour les Canaries).

[xiv] Constitution portugaise, art. 6.2.

[xv] Constitution italienne, art. 117.

[xvi] Sur ce sujet V. W. Mastor, « La possibilité d’une île autonome de Corse », RFDA, 2023, p. 455 et s.

[xvii] Loi 3DS, art. 4.

[xviii] Notamment la proposition de loi n° 3928.

[xix] CGCT, art. L4422-16.

[xx] TFUE, art. 349.

[xxi] TFUE, art. 355.

[xxii] Le raisonnable et le déraisonnable, LGDJ, 1984, p. 15 et s.

 

 

Crédit photo : Présidence de la République du Bénin / CC BY-NC-ND 2.0